Le plus mystérieux est le simple.
Pellon, le vigneron, se leva avant le jour en songeant à sa terre, la seule chose qu’il aimât, à quoi il songeât. Il allait passer quarante ans et avait toujours vécu seul.
Il descendit dans sa cave, tira de la poche de sa blouse une tasse d’argent polie par le frottement de la toile, et enleva une cheville de bois qui bouchait un trou mince foré au flanc d’un tonneau. Un rouge filet de vin tomba dru dans la tasse et l’emplit. Pellon but lentement son demi-quart de litre, secoua la tasse, essuya sa bouche au dos de sa main, et le dos de sa main sur sa cuisse.
Puis il souffla la chandelle et remonta de la cave. À la lueur grise qui commençait à éclaircir la cour, il prit dans un coin sa hotte, mit dedans sa pioche, sa serpette, des liens d’osier pour lier les gros sarments de vigne, des gluis de paille mouillés qui servent à attacher les jeunes talles. Il coupa au chanteau rassis une épaisse tranche de pain, fendit la mie et y serra un morceau de fromage dur. Il atteignit aussi une petite gourde en terre, la remplit de vin, la reboucha soigneusement avec le bouchon qui faisait le même office depuis beaucoup d’années. Ces provisions, destinées au repas de midi, furent ajoutées dans la hotte aux outils et aux houseaux, morceaux de toile dont le vigneron enveloppe le bas de ses jambes, et qu’il assujettit avec des bouts de grosse ficelle, avant de se mettre au travail.
Pellon charge sa hotte sur ses épaules, allume un brûle-gueule noir presque sans tuyau, et sort de chez lui. Alors, il a une pensée pour un petit chien jaune à tête de renard et à queue relevée, mort depuis peu, qui le suivait naguère.
Il tourne autour de quelques maisons du bourg, sans rencontrer personne, s’engage dans un chemin, puis le quitte et se met à marcher sur une sente qu’a tracée, entre les pièces cultivées, le seul durcissement de la terre sous les pas.
Un crépuscule obscur commençait. Des épaisseurs de brume couleur de plomb superposaient leurs couches basses, lourdes, comme des hardes noires étendues immobiles, occupaient l’espace et interceptaient les faibles clartés du matin. Le vigneron regarde ces couches du ciel noir ; il se dit qu’une pluie ne nuirait pas aux grappes de raisin, alors vertes. Il dévale et regravit de coteau en coteau, marche assez longtemps, car ses vignes sont situées loin du pays. Dans les champs, il ne rencontre personne.
Le jour cependant augmentait peu ; l’atmosphère restait sombre, et les nuées s’amoncelaient, toujours si opaques qu’aucune éclaircie ne signalait le côté du levant. Pellon allait, le regard vague sur le sol, la pensée toute absorbée par le souvenir, l’évocation nette et distincte du lieu où, la veille, le soir tombant, il avait interrompu sa besogne. Il revoyait le terrain autour du dernier ceps dont il avait élagué et fixé les branches ; il apercevait la forme des mottes que son pied avait écrêtées en se posant.
C’était sa terre, de la terre à lui. Il possédait telle quantité de terre, occupant telle place dans la contrée ; tous ses efforts tendaient, avaient toujours tendu à acquérir une plus grande quantité de terre. Sa vie était constituée de cela, et rien d’autre ne l’intéressait et ne l’avait occupé jusqu’ici. Son chien lui-même, il l’avait aimé uniquement parce que l’animal l’accompagnait chaque matin à sa terre et était témoin du continuel labeur qui permettait d’acheter encore des pièces de terre.
Pellon réfléchit à la substance de la terre, à sa couleur, à sa composition, à sa disposition en couches de médiocre épaisseur sur des dessous pierreux, de plus en plus pierreux à mesure que l’on creuse davantage. « Ainsi la terre cultivable, la bonne terre à posséder, c’était cette matière brune, friable ou compacte, poussiéreuse ou grasse, suivant les endroits et le temps, et il suffirait, pour créer un nouveau champ, de prendre quelque part une quantité de cette matière, de la transporter et de l’étendre sur un lit de cailloux, libre et au soleil, qui vous serait concédé ? Oui. Et que faudrait-il pour cela ? La terre elle-même, il la pourrait prendre dans les parties basses des pièces qu’il possédait déjà, là où la couche est plus épaisse qu’il ne faut. Les charrois, on les ferait toujours à son temps ; et, même à la hottée, on pourrait peu à peu… Ce qui manquait, c’était la place au soleil ; la place au soleil constitue la propriété. »
Enfin un rêve, une idée fixe quotidienne, lui revient en tête. Il sait au fond cette idée absurde, mais il se plaît à l’accueillir chaque fois qu’elle se représente, à la caresser, à la ressasser comme un enfant ressasse le vœu de quelque jouet idéal : « Si l’on dédoublait un champ ? Si l’on pouvait suspendre des bandes de terrain arable au-dessus du sol ? De longues pièces de bois, assez haut, soutiendraient cette terre, et entre leurs intervalles laisseraient passer les rayons du soleil sur le champ au-dessous. C’était compliqué, difficile, mais les ingénieurs qui construisent des ponts sur lesquels passent les chemins de fer, en font bien d’autres… »
Tout en rêvant à sa chimère, le voici arrivé près de touffes d’osiers maigres. Au-delà, de nombreuses rangées de ceps, plantés en lignes droites et régulièrement parallèles, grimpent sur un coteau peu élevé, exposé au midi. C’est la vigne de Pellon. Il s’engage dans le marteau, c’est-à-dire un espace frayé, servant de sentier, entre deux perchées un peu plus espacées que les autres, et il arrive au centre de la pièce, à un petit emplacement non planté. Là, un cerisier et quelques vieilles planches assemblées en cabane abritent parfois le vigneron de soleils trop ardents et des fortes averses.
Pellon pose sa pipe, enlève sa hotte, quitte sa blouse, ficelle ses jambières, et place au frais son vin. Puis il monte un peu dans sa vigne, et s’arrête au lieu où il doit continuer son travail d’élagage des « gourmands. » À ce moment, il lui vient le désir subit, irrésistible, d’aller voir une pièce de luzerne, nouvelle acquisition, où il n’a pour l’heure rien à faire, et qui se trouve à quelque distance de la vigne, sur le coteau. Pellon se sent attiré par là. Il laisse ses outils et se dirige vers la luzerne.
À la lisière de la vigne, quand il peut apercevoir son champ, il s’arrête, stupéfait, bouche béante, les yeux fixés, la tête levée… C’est une berlue qui le prend ; il se frotte les yeux. Mais non, il voit encore, toujours, une chose bien extraordinaire :
Au-dessus de la luzerne, en l’air, sans qu’aucun étai, aucun support semble le tenir, le suspendre en l’air, un objet volumineux, immobile, fait une tache carrée sur le ciel sombre.
Le vigneron resta un temps sans bouger, à considérer ça. Puis il sort de la vigne et s’arrête encore. Puis il ose s’approcher davantage, à quelques mètres : ça ne remue pas. Il fait d’un pas défiant le tour de la chose, comme s’il espérait trouver derrière l’explication du fait. L’objet suspendu présente de toutes parts des faces semblables, lisses ; on dirait un large bout de solive qu’on aurait coupée, équarrie, rabotée et peinte en noir avec grand soin.
Pellon ressent une inquiétude hébétée plutôt que de la frayeur. Dire qu’il voit cela ! et que ça ne peut pas être « une attrape » ! L’ « affaire » est hors de la portée de la main ; il ne pourrait pas la toucher, même en sautant. Pourtant, il voudrait toucher, bien que l’idée de toucher le fasse frissonner un peu. Il lui vient une idée ; il retourne à sa vigne, déplante un échalas, et revient vers le cube, dont la présence au-dessus de sa propriété commence à l’irriter surtout. Un moment d’hésitation ; après quoi, il lève le bâton, ayant soin toutefois de ne pas se mettre sous l’objet, craignant une chute. Il ne se dit point que, comme l’objet n’a aucun prétexte pour rester suspendu sans support, il n’en a pas non plus pour tomber. Pellon frappe sur une des parois un très léger coup, qui ne produit aucun bruit, même faible. Le contrecoup ressenti à la main est le même que celui donné par le heurt d’une substance pure et parfaitement fixe grâce à la lourdeur ou à une attache. Un nouveau coup, appliqué plus fort, et plusieurs autres donnent des résultats analogues.
Cette fois, le vigneron est pris d’angoisse ; il cherche du regard autour de lui, au loin des champs, si quelque autre homme n’est point dans les environs, qu’il puisse appeler, rendre aussi témoin du fait, qui dirait ce qu’il en pense. Mais il n’y a toujours personne.
Pellon demeure appuyé sur son échalas, considérant le cube. Rien de nouveau ne survenant, il n’a rien de mieux à faire que d’aller travailler dans sa vigne.
Il s’éloigne, en se retournant sans cesse, séjourne encore au sommet du coteau, dernier point d’où il aperçoit encore « le machin, » qui est toujours là. Il revient à ses outils. Mais il ne peut travailler ; la pensée de la chose le tient. Il retourne à la lisière de la vigne : ça n’a pas bougé, toujours le même carré sur le ciel. Il revient dans la vigne et retourne voir plusieurs fois.
Après une heure d’allées et venues, il sent qu’il ne peut pas rester là ; il descend en hâte à la cabane, revêt sa blouse et quitte la vigne. Il s’en va à grands pas.
Sur la route du bourg, comme il passait très vite, une vieille du pays qui sarclait son champ, l’interpella, étonnée de le voir rentrer « si bonne heure. » Embarrassé, il lui dit qu’il avait à faire au pays ; mais il ne put se résoudre à quitter cette femme, désireux de lui parler de « la chose, » et ne sachant de quelle façon commencer. La vieille se mit à raconter ses propres ennuis : des affermages mauvais, ses bestiaux malades. Puis elle recommença à arracher des herbes, tandis que Pellon, debout, la regardait.
Alors, brusquement, il se décida :
« Dites donc, la mère, vous ne savez pas ? Y a dans mon champ là-haut une chose, un machin carré qui se tient en l’air « tout dret tout seul. »
Elle se prit à rire.
« Je ne vous savais point si plaisant. C’est-y que vous me prenez pour une bête, ou ben si vous en avez trop pris à ce matin ? »
Il ne plaisantait pas ; il était certain d’avoir vu et cogné le machin, avec un échalas, même. Ça devait y être encore, et si elle ne le croyait pas, elle n’avait qu’à venir avec lui.
Elle répondit qu’il se gaussait d’elle, et comme il insistait, elle se fâcha.
« Allez, je ne vous croyais pas tant fou ! Va falloir vous prendre et vous mener à la ville, dans la grande maison où on attache « ceux qui voient ce que les autres ne voient pas. »
Pellon se remit en marche vers le bourg, poursuivi par les brocarts de la vieille, et se disant qu’il avait eu tort de parler à cette femme de ce qu’il avait vu. Avait-il vu, réellement ? À présent, il se remettait à douter. C’était impossible ! Avait-il touché du bout de l’échalas ? N’était-il point plutôt malade d’une drôle de fièvre comme il y en a ? Il se serait endormi, alors, près de sa cabane, et là, il aurait rêvé. Mais le fait se présentait si net à sa mémoire, si récent ! Pourtant, il en était sûr, s’il revenait là-bas maintenant, il ne verrait plus rien.
Pellon s’est retourné ; il prend sa course à travers champs dans la direction de sa vigne. Il faut qu’il se rende compte sur l’heure. Il saute des fossés, escalade des palis, lui si respectueux d’ordinaire des terres d’autrui. Il arrive, haletant, au sommet du coteau. Délivrance ! Il ne voit rien ! Le ciel est libre, blanc-gris, sans tache, au-dessus de la luzerne. Le vigneron respire largement ; c’est bien une berlue qu’il a eue.
Tandis qu’il jouit de cette absence, et regarde avidement, longtemps, la place où fut l’apparition, son cœur se contracte, et recommence à battre avec violence. Voici que réapparaît le contour carré, vaguement d’abord, indistinct, flottant, mêlé aux nuages lointains. Puis le cube noircit à ses yeux, se précise, s’immobilise : il est là !
« Elle a raison, la vieille. Si ils me montrent des affaires de l’aut’monde, c’est que j’suis pas loin de m’en aller mort… c’est qu’ils sont sûrs que j’nai pus le temps d’raconter la diablerie qu’j’ai vue… Ils n’risquent rien… Ou bien qu’on me croie fou, et alors, j’aurai beau dire, on me croira pas, on m’enfermera à la ville… et ils m’enverront des siaux d’eau sur la tête, et ils m’attacheront… Et mes terres, mes pauv’terres s’en iront par morceaux aux cousins ! J’suis fichu ! »
Le lendemain, on trouva Pellon pendu, par la bretelle de sa hotte, à la maîtresse branche du cerisier, dans sa vigne.
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(Adrien Remacle, « Partie littéraire, » in Art et critique, revue littéraire, dramatique, musicale et artistique, première année, n° 16, 15 septembre 1889 ; « Le Joueur, » lithographie d’Odilon Redon, Dans le Rêve, 1879)