Par une bouillante après-midi de l’été dernier, le professeur agrégé Sarpédon se promenait en lisant un gros livre. Il suivait le sentier tortueux qui grimpe la colline à travers les genévriers rabougris, s’arrêtant chaque cinq ou six pas pour essuyer son front dont la sueur à longues gouttes roulait dans sa barbe. Alors le gros livre descendait, avec le bras gauche replié, au niveau de l’abdomen, et laissait voir au soleil, sur les deux pages que le pouce maintenait écartées, le titre courant du chapitre V : Localisation des fonctions.

M. Sarpédon essayait de gagner les beaux tilleuls du plateau sous lesquels il avait coutume de passer, en compagnie des abeilles et des fourmis, une grande partie de ses jeudis d’été. Mais il ahanait. La chaleur était vraiment intolérable pour un professeur obèse qui venait de déjeuner chez son proviseur. Pas un souffle ne troublait les chevelures des bouleaux nains dans les crevasses des vieilles carrières. Au-dessus des vallons, l’air brûlant dansait à donner le vertige aux moissonneurs. La scabieuse et le dianthus courbaient la tête, et les jeunes pousses d’épine-vinette tournaient vers le ciel jaune l’envers de leurs feuilles grillées.

« Quelle chaleur étouffante ! murmura le promeneur, en s’arrêtant une fois de plus. C’est égal, je monterai jusqu’en haut, puisque aussi bien l’exercice m’est absolument nécessaire. »

Il ferme son livre afin d’être tout à son mouchoir, soulève son chapeau de paille anglaise, éponge d’une main caressante son crâne rose enguirlandé de cheveux blonds grisonnants, lève un œil anxieux vers les tilleuls immobiles au-dessus de lui, et, ployant le dos, tendant les reins, il se remet en marche.

À l’ombre d’un poirier sauvage, il rouvre brusquement son Wundt et relit à mi-voix : « Les théories introduites par Flourens dans la science finirent par être ébranlées… Les recherches sur la structure des organes centraux, et les données de l’observation physiologiques et pathologiques sur la localisation de certaines sensations, exercèrent une influence décisive sur la solution du problème. Sous ce dernier rapport, ce fut surtout la découverte des bases fondamentales anatomiques de l’aphasie qui fraya la voie… »

« Si je comprends bien, ajoute-t-il, la localisation de certains sens, certains talents, comme dit Gall, est admise… Alors, pourquoi ne supposerait-on pas logiquement la localisation des instincts ? Mais, plus loin, Wundt parle de « fonctions vicariantes, d’organes suppléants… » Je m’y perds et lui aussi, je crois. Pourtant, si Lavater, Gall, Spurzheim, Arnold, etc., avaient raison ? La race humaine pourrait sans doute s’améliorer par des opérations chirurgicales dans le cerveau… Autre misère ! L’humanité tomberait au pouvoir des savants, des médecins, race autoritaire par excellence. Que d’expériences in animis vilibus ! Jamais encore despotisme pareil, certes, n’aurait pesé sur le monde ! Ces maîtres nous envelopperaient dans un réseau de bandelettes plus étroit, plus serré que celui des prêtres de Memphis. Voyez plutôt avec quel dédain ils traitent les profanes et ceux qui ne sont pas de leur avis, ou qui mettent en doute leurs théories. Du despotisme des savants, de l’hiératisme des mandarins à  boules ou sans boules, que l’ignorance, à défaut de Dieu, nous préserve ! »

Sous les rayons qui la flagellent de toutes parts, la nature garde un inquiétant silence. Trois heures sonnent au clocher de Sainte-Brigitte, et d’un buisson de prunelliers, une cigale lance cinq ou six petits cris espacés. Les tilleuls se rapprochaient peu à peu.

Tout à coup, M. Sarpédon vacille sur ses courtes jambes ; sa bouche se tord, ses yeux s’ouvrent démesurément. Il s’affaisse, se retourne, puis s’allonge en travers du sentier, le ventre au soleil, la tête dans une épaisse touffe de gentiane. Depuis, il raconta qu’il avait ressenti une effroyable douleur, un écho du choc universel qui briserait la terre contre une planète d’airain.

Combien de temps resta-t-il ainsi étendu ? Minutes, heures ou jours, il ne put jamais se rappeler. Il s’était fait un grand abîme noir dans sa mémoire.

Il se retrouve marchant à nouveau, solitaire, par des chemins d’aspect inconnu. Le soleil lui brûle toujours la nuque ; mais il ne le voit plus : la lumière qui l’éclaire maintenant est épaisse, diffuse ; on dirait qu’elle tombe comme une fine poussière des cieux vides d’astres. Tantôt il fait sans fatigue, sans effort, des traites immenses ; tout est libre, tout est chemin ouvert devant lui. Tantôt ses pieds lourds s’embarrassent dans des obstacles invisibles, d’insécables toiles d’araignée où il se débat, se traîne, rampe essoufflé et n’avance point. Oh ! les longues minutes, les siècles d’oppression !

Que lui manque-t-il donc ? Il cherche en vain ; en lui et autour de lui, tout est étrange, menaçant. Une pensée qui ne se concrète point, un sentiment de regret, d’effroi indéfini, l’obsède. On dirait qu’il n’est pas tout entier, qu’une partie de lui-même ne le suit plus.

Parfois, les mêmes idées grotesques, folles, les mêmes futilités bizarres qui lui sont venues dans ses rêves d’enfance lui reviennent, l’assiègent, les mêmes mots vides de sens, les mêmes mystérieuses anxiétés : on ne voulait pas lui laisser chasser une ombre d’aile qui pressait sa paupière, on l’empêchait de rapprocher les bouts d’un bâton brisé, et cela lui causait une angoisse inexprimable.

La fuite du temps lui devenait sensible, douloureuse. Il se sentait emporté, comme par un oiseau de proie ; il subissait les heurts, les chocs, les vertiges des descentes rapides à travers les atmosphères denses, les débris de planètes broyées ; il avait les frissons, les sensations de nouveaux milieux étranges et désolants.

Le voici dans une grande ville ancienne qu’il lui semble avoir déjà parcourue, il y a des années et des années, séparées par des époques d’oubli. Les rues, pleines d’une rumeur de mer orageuse, sont désertes, puis se peuplent tout à coup de fantômes qu’il ne peut joindre, qui fuient au loin dans la brume en dansant comme des bielles de machines. Nu-pieds dans des ruisseaux d’eau colorée qui paraît sortir d’officines de teinturiers, il suit de tortueux culs-de-sac aux parois branlantes, aux fenêtres borgnes où sèchent de sinistres guenilles, et par des portes bruyantes il monte, descend, tourne des semaines entières sans trouver d’issue… Et puis, il aboutit à de vastes nefs, en un demi-jour de cierges sanglants plus sombre que la nuit, à des cryptes éboulées, aux spirales d’escaliers interrompus par des haha qu’il s’essouffle à franchir, pour échapper aux gueules de ténèbres s’ouvrant derrière lui comme de monstrueuses trappes. Et, sur la nuque, toujours un emplâtre de plomb fondu.

Il passe des plaines infinies où l’herbe, plus dure que des fers de lance, entre dans les chairs, des déserts de sable chaud qui lui dessèchent, lui liment la gorge et la poitrine ; des rivières glacées où se réfléchissent d’innombrables torches qui l’aveuglent. Une voix crie : « Il ne faut pas ramasser les tisons du soleil ! » Et ces mots lui retentissent dans les mœlles.

Alors surgissent, derrière ses paupières closes, de lugubres futaies dont les cimes, courbées jusqu’à terre par les vents d’orage, laissent apercevoir en de profonds sillons des bêtes apocalyptiques aux yeux de feu. Il remarque, là, tout près, un grand arbre équarri vivant, debout, qui frémit et dont les feuilles tremblotent ; et les frissonnements de l’arbre le font frissonner, et les souffrances de l’arbre se confondent avec ses propres souffrances.

Cependant, les ronces et les épines le déchirent, les rameaux le fouettent, les hautes branches l’étreignent entre leurs nœuds, l’enlèvent, le balancent et menacent de le lancer comme un trait sous les griffes des monstres entrevus.

Par intervalles, une terreur continue, qui se projette à l’infini sur l’avenir, fait seule battre son pouls. Des tortures nouvelles indéterminées, de vagues dangers qu’il ne peut ni préciser, ni fuir, se succèdent de minute en minute. Des mystères d’épouvante, où sa raison s’abîme, l’enveloppent de toutes parts.

Et, il le sent, il n’est pas fou. Il essaie de se reprendre, de dominer la matière qui l’écrase, de repousser le surnaturel qui l’étreint… Il triomphe. En un instant, des siècles et des mondes passent devant lui, et il les décompose, les analyse : l’univers entier lui apparaît usé, banal, aussi facile à démonter pièce à pièce que les jouets à quatre sous de son enfance.

À de certaines étapes, une vision le poursuit, toujours la même ; une succube, une fille d’enfer croise sa route. Petite, blonde et piquante comme une graine de sénevé, parfumée comme une fleur d’acacia, elle secoue au vol sa chevelure étincelante sur le visage de Sarpédon, puis recule, recule en souriant. Et lui, les bras tendus, l’implore, lui dit de ces mots pleins d’attendrissement qu’ont les amants et les mères, s’élance… La succube disparaît dans un tourbillon, et le malheureux sent qu’une flamme nouvelle a surchauffé le trèfle qui lui brûle la nuque.
 

*

 

Cette fois, la ville où il s’arrête est composée de maisons d’architecture unique, toutes égales en hauteur : pas un toit ne dépasse les autres. Le fer, le cuivre, l’aluminium, le verre, le carton-pierre, les celluloïds et d’autres matières inconnues y remplacent le mœllon, le bois et les ardoises. Des fils télégraphiques, téléphoniques, télépathiques, télaphétiques, télosphésiquestélégueusiques, etc., qui relient toutes les habitations, tous les groupes, tendent les façades de filets savants plus compliqués que les rosaces des araignées. Un calorifère, de la capacité d’une petite planète, où l’on emmagasine les rayons superflus du soleil d’été, chauffe seul en hiver les millions d’habitants de cette fourmilière humaine, et un phare électrique, deux fois plus élevé que le Mont Blanc, triomphe de la nuit et supprime la lune sur une superficie de plusieurs myriamètres carrés.

Les rues pavées en verre dépoli, lavées, arrosées, époussetées, désinfectées, puant tous les antiseptiques, se coupent à angles droits comme les lattes d’un immense treillage. Chaque quartier porte le nom d’une science, et chaque voie de ce quartier, d’après son importance et sa situation, le nom d’une division, d’un chapitre ou d’un produit de cette science.

Sarpédon, la tête dressée, erre longtemps d’abord sans voir personne, lisant tout haut sur les plaques indigo de beaux noms scientifiques en grosses lettres orange : boulevard des Parallèles, rue de l’Hypothénuse, place des Progressions, carrefour des Coléoptères, ruelle du Chloral, etc. Enfin, il abaisse ses regards, et il découvre autour de lui, sur chaque seuil, des commerçants attendant la pratique. Vieux et jeunes, tous se ressemblent : graves, lourds, les bras abandonnés le long des flancs, les yeux ternes, la bouche bée. Les crânes polis brillent comme ces ossements qu’on trouve parfois au bord des forêts. Les oreilles sont larges, écartées, les joues tombantes, en poches de voiture. La pipe aux lèvres, ils parlent, entre voisins, du dernier né ou de la hausse des escargots, sentencieusement, énigmatiquement, en plénipotentiaires qui traiteraient des destinées de plusieurs grands peuples. Tous sont vêtus d’identique manière, tous font des gestes uniformes d’automates, emphatiques et raides. Les magasins de même commerce, ornés, meublés sur un unique modèle, ne contiennent que des produits, des marchandises identiques : mêmes gâteaux indigestes sur les buffets des pâtissiers, mêmes bouteilles frelatées aux devantures des liquoristes, mêmes bijoux de chrysocale aux vitrines des orfèvres, mêmes livres menteurs sur les rayons des libraires.

Et toutes les boutiques, tous les comptoirs bâillent, suant un ennui dense, infectieux, qui empoisonne les rues, en dépit des acides et des sels, et qui énerve et paralyse les dernières fibres du cœur.

Tout à coup, du seuil d’une librairie s’élance une petite vieille, pas plus haute qu’une boîte à violon, sourde, bossue, ridée et sèche comme une figue d’antan, mais dont l’allure et les traits cependant rappellent la succube blonde. Elle tient un cornet acoustique qu’elle se hâte de cacher au plus profond de sa poche en s’approchant de Sarpédon, afin de pouvoir parler seule à son aise, et dire des méchancetés sans être interrompue.

« La ville de votre rêve, enfin, monsieur le Professeur : Progrès, Science, Égalité ! Et la Trépanation ! Tous ces hommes, commerçants, industriels, légistes, fonctionnaires, médecins, savants, sont des trépanés ou des fils de trépanés. »

Et la vieille, s’accrochant au professeur, l’entraîne.

« Voici les rues de la Physiologie, de l’Anatomie, de la Psychologie, etc., qui mènent toutes à celle du Trépan. Regardez, monsieur Sarpédon ! dit-elle. La foule court, ruit ou ruunt, à ce grand palais doré, la seule construction qui dépasse les autres en hauteur, à la fois temple, école, tribunal, théâtre et amphithéâtre… Voyez-les, comme ils se ressemblent, ces passants, ces promeneurs, tous faits à l’image du même dieu moderne, bruns, blonds ou roux, vieux ou jeunes, grands ou petits, tous gras, tous solennellement affairés. C’est presque l’égalité physique. Au moral, la ressemblance est plus complète encore. Tous n’ont d’autres vertus que les vices qu’ils n’ont pas. La science, les veilles, les plaisirs, l’alcool, le tabac et le trépan ont formé cette génération : rien qui nivelle mieux l’humanité, monsieur le Professeur !

Tenez, ce gros à face pâle, de cette pâleur bouffie des prisons, aux dents jaunes pourries, écaillées, calcinées, déchaussées comme les pieux tombant d’une haie, c’est précisément le concierge du temple en question. Suivons-le. Voyez, il salue les dames ! Il lance en arrière sa tête qu’il ramène ensuite brusquement, avec le geste d’un chat qui veut se lécher l’estomac. Lisez son nom en chiffres d’or sur son large dos, 360, un beau nom plein de facteurs ! Car, sachez-le, ici tout s’apprécie, tout s’estime en chiffres, en exposants, en cœfficients, la force, le pouvoir, le talent, l’honneur même et la vertu, s’il s’en rencontre…

Les femmes restent plus variées, par la figure du moins, sinon par le costume. Comparez ces deux qui répondent au salut de 360. Quel contraste encore ! La grosse, ronde, courte, qu’on ferait tourner en guise de toupie, c’est la femme du syndic, du premier juge, de l’illustre chirurgien UN. Des mèches, nuancées du jaune pâle au fauve brunâtre, forment dans sa chevelure des raies semblables à la livrée d’un marcassin. Son œil coupé horizontalement, demi-jaune et demi-gris, a le regard vague et béant d’un poisson. Détournez-vous : sa gorge écroulée paraît prête à se détacher et menace comme une avalanche.

La grande brune, à la mine fanée et suffisante d’une vieille lettre de créance, est la directrice du plus célèbre lycée de filles. Son front resserré, ses dents pointues, ses mâchoires saillantes, lui donnent des airs d’ogresse. L’œil hardi, le regard fier de la science acquise, le sourire de lapin, dénotent la corruption du cœur. Rassurez les mères de famille : elle est trépanée, et douce, – et chaste à la cinquième puissance, dit-on, – plus qu’une colombe ! »
 
 

 

Près du temple, Sarpédon et son guide croisent un convoi funèbre, une jeune fille que deux croque-morts en livrée rouge portent au four crématoire.

Jetée face au ciel bleu sur une espèce de longue civière couleur de sang desséché, vêtue d’une chemise étroite, un fourreau de grosse toile écrue, que la morte paraissait grande ! La chevelure dénouée flottait par tresses lâches, laissant apercevoir au-dessus de l’oreille droite une blessure ronde, livide, aussi large que le trou d’une balle de fort calibre. Quelques mèches à reflets orangés pendaient du brancard, comme des franges de soie floche. Les yeux mi-clos, en ce visage plus blanc qu’un marbre du Pentélique, semblaient deux fleurs de liseron flétries par le soleil d’une matinée orageuse. Les lèvres entrouvertes, qu’aucun souffle ne caressait plus, prenaient les tons jaunâtres d’un fruit meurtri. Les pieds sortaient nus de la chemise, des pieds fins aux orteils transparents comme la cire, dont les ongles roses étaient devenus violets.

« Pauvre enfant ! murmura Sarpédon.

– Mais c’est la petite voleuse, répondit la vieille, une laitière de la campagne qui a eu l’audace de cueillir des pêches en passant dans le jardin public, et de les manger séance tenante. Surprise par le gardien, elle a été condamnée au trépan. Sans doute, elle est morte des suites de cette opération, à laquelle les paysans ne sont pas encore faits…

– Morte pour une pêche ?

– Et le principe, monsieur le Professeur ? C’est qu’elle avait « la bosse, » n’est-ce pas ? À la tête de l’entreprise du Panama, elle eût pris des millions. Chacun vole ce qu’il peut. Ce n’est point parce que les fruits des jardins appartiennent aux juges ; n’allez pas le croire ! »

Les deux interlocuteurs montent un perron colossal en cristal mat, suivent un corridor immense décoré de pièces d’anatomie suspendues comme des trophées de chasse aux murs en mosaïque de carton-pâte, puis entrent dans le sanctuaire où se tiennent les assises de tous les progrès humains, où se donnent les hautes « leçons de choses, » où se rendent, où s’exécutent les jugements et les sentences : vaste Olympe à contenir les dieux et les géants !

On s’en ferait à peine une larve d’idée en se remémorant les plus grands réceptacles du monde : colisées, théâtres, cirques, arènes, cathédrales, palais d’exposition… Et tout est plein, tout est comble, tribunes, estrades, fauteuils, banquettes et bancs ! Des plinthes aux corniches grouillent les spectateurs et les spectatrices. Oh ! les têtes qui grimacent, les bras qui s’agitent par milliers dans les éloignements profonds des galeries !

La scène seule, large comme une place publique, n’a qu’une douzaine d’acteurs.

En se faufilant pour gagner un coin d’où l’on puisse bien voir, Sarpédon est brusquement séparé de son guide. Emporté par le flot des arrivants, poussé, heurté, roulé, longtemps perdu, il se retrouve enfin au milieu d’un groupe de savants. « Une chance en ses infortunes, » pense-t-il, car le voilà enfin assis, et il domine la scène.

Le spectacle fixe violemment son attention.

Un homme demi-nu, couché dans une auge de marbre, la tempe gauche appuyée sur un oreiller de cuir grenat, pousse de sourds gémissements. Par-dessus les bords de cette espèce de sarcophage, on ne voit du corps saillir qu’un peu les reins et les épaules. La tête surélevée présente un temporal hérissé de cheveux roux au milieu duquel éclate, ainsi qu’au versant d’un coteau broussailleux la carrière fraîche ouverte, une ample tonsure faite au rasoir. Un aide en besicles, au profil de juif, aux manches retroussées, serre le front et l’occiput entre ses mains, et un autre, debout par côté, surveille attentivement la courroie rembourrée qui presse le cou…

Cependant, l’acteur principal, le Grand Juge, le Sublime Maître, le Docteur des docteurs, un devantier de papier-linge appliqué sur l’abdomen, donnait quelques explications préliminaires, et provoquait de temps à autre le rire admiratif des carabins par quelque bonne plaisanterie scientifique.

Il est lourd, rond, gras, banal. Il tourne avec peine, sur un cou apoplectique, une nuque rouge et épilée. Des yeux gris pleins de fallace pétillent entre ses paupières enflammées, garnies de quelques cils courts en épines de chardon. D’ailleurs encore jeune à cinquante ans, homme frais et rose, nature humide, poitrine mollasse, haleine bruyante.

« … Voici la bosse ! Tenez, je la couvre exactement de l’index, – et, en prononçant ces mots, il appuyait sur la tonsure le bout de son doigt arrondi en spatule. Plus le crâne est épais, moins la saillie, en général, est nettement dessinée… Bien entendu, les mêmes protubérances varient avec les différents sujets. Celle-ci est moyenne et assez mal délimitée… À épaisseur de crâne égale, les plus anguleuses sont les plus actives : je sais une bosse de jalousie féminine saillante et pointue comme une corne d’agneau.

Ce qu’il y a de plus dissemblable dans la divine nature, mesdames et messieurs, ce sont les crânes des peuples barbares. Les nôtres, plus perfectionnés, commencent à se ressembler davantage. »

Une triple salve d’applaudissements éclate sur la scène, et va s’élargissant en ondes à toutes les extrémités de l’immense enceinte.

Ayant salué et remercié d’un geste, le Docteur des docteurs prend le bistouri convexe que lui présente un troisième aide, et se penche avec mesure sur la tête immobile aux yeux fixes large ouverts. En un tour de main, il pratique au-dessus de l’oreille une incision cruciale de plusieurs centimètres, tranchant toute l’épaisseur des parties molles jusqu’à l’os ; et tandis qu’il essuie, comme une cuisinière, son couteau sanglant à la rotondité de son ventre, un élève aligne sur les vaisseaux béants sept ou huit petites pinces à forcipressure.

Déjà, le Sublime Maître a changé d’instrument ; le voilà qui gratte, décolle les lambeaux sectionnés du péricrâne et du périoste, les relève sur toute l’étendue de la tonsure, les fixe avec des crochets… Ensuite, du bout de sa rugine, il ausculte, frappe l’os à nu et s’écrie joyeusement : « C’est solide ; au moins sept à huit millimètres d’épaisseur ! Le vice ne voulait pas s’évaporer. On peut travailler là-dessus. À vous, 19 ! »

Vivement, un autre opérateur se dresse. Un grand brun, à traits réguliers comme le marié des cadres d’auberges, à mine douceâtre et fausse. Le sourire aux dents, il saisit d’un geste maniéré, sur la table aux outils, une espèce de vilebrequin, et s’approche du patient, qui hurle et sanglote des mots inintelligibles. L’anesthésie est incomplète…

Après s’être courbé à tous les orients pour présenter ses hommages aux dames, 19 arme son trépan. Avec force affèteries et effets de doigts écartés, il applique la pointe de l’instrument à un endroit marqué, vers le milieu de la partie dénudée ; puis, appuyant de la main gauche sur la palette et tournant de la main droite, il a bientôt perforé la table externe de l’os. Il s’arrête alors, relève son vilebrequin, descend la couronne dentée, replace la tige aiguë dans le trou commencé et se remet à tourner lentement.

Les dents mordent, crient dans l’os dur ; la sciure blanche se répand autour de la ligne de section. Le patient hurle encore d’une voix rauque et brisée de cauchemar, mais ne parle plus. La mèche s’enfonce.

De minute en minute, le chirurgien nettoie la voie avec un fil d’argent et se rend compte du chemin parcouru.

La sciure sort rougie : on traverse le diploé. Tout à coup, la victime est secouée par un frisson.

« Imbéciles, crie le Docteur Sublime aux aides, serrez donc plus fort ! N’ayez peur ! »
 
 

 

L’opérateur, qui a baissé la couronne à nouveau et raccourci la pointe centrale, tourne de plus en plus doucement ; les dents liment à peine. Enfin, il s’arrête une dernière fois et enlève le trépan.

Médecins et chirurgiens, vite, se pressent autour du lit de pierre afin d’examiner la plaie : la rondelle sciée ne tient que par un point, un endroit où le crâne sans doute se trouve plus épais, car la mèche a pénétré bien verticalement. Le Docteur des docteurs écarte d’un signe ses obséquieux confrères, prend un élévatoire, l’introduit dans la voie, et, s’en servant en guise de levier, d’une pression légère, il fait sauter le morceau d’os trépané. Puis, dans l’ouverture ainsi pratiquée, enfonçant une sonde, il soulève habilement les trois enveloppes du cerveau, qu’il tranche net d’un coup de bistouri. Alors, dans la matière cérébrale ainsi mise à nu, il plonge une espèce de puisette à bords effilés qu’il retire bientôt, pleine aux trois quarts de cervelle.

« C’est assez, prononce le grand savant, l’œil fixé sur le trou rond ; voyez ! Si j’en enlevais davantage, ce citoyen marchand de vin deviendrait impropre à tout espèce de commerce. »

Alors, 19, rentrant en fonction, lave la plaie avec des antiseptiques spéciaux, replace la pie-mère, l’arachnoïde, la dure-mère, et confie aux élèves le reste du pansement.

À ce moment, de grands éclats de voix montant des fauteuils forcent l’attention des opérateurs. Le professeur Sarpédon s’est pris de querelle avec ses voisins et crie du plus haut de sa tête :

« Non, monsieur, vous n’avez pas le droit de faire ainsi de la vivisection sur un homme en bonne santé. C’est un crime de lèse-humanité, cela, un assassinat médical, monsieur !

– Mais c’est dans l’intérêt même des hommes que nous agissons, ô étranger ! Nous la perfectionnons, l’humanité, physiquement et moralement. Ne vaut-il pas mieux enlever la bosse coupable que d’emprisonner ou de guillotiner comme autrefois ? Nous prévenons une foule de crimes, nous supprimons la séquestration, l’exil, la peine de mort, sans compter que nous procurons la paix du cœur et le calme des sens…

– Par la torture ! N’emprisonnez-vous pas dans votre terrible cercueil de marbre où vous faites tenir des siècles en quelques minutes ? Si vous ne guillotinez plus, vous tuez souvent, vous martyrisez toujours. Et ce sont les moins coupables, les faibles qui succombent. Hier, une jeune fille…

– Une rurale, interrompt d’un ton de coucou enroué la femme du savant, numéro 59, une petite marchande de lait ! Ces gens-là peuvent bien payer nos pêches ; ils vendent leurs produits assez chers. Et si on leur interdisait, à tous, l’entrée de la ville ? Notre lait chimique est plus salubre que celui de leurs vaches tuberculeuses… Mais il y a encore tant de gens à préjugés !

– Nous tuons souvent ? reprend la première voix basse et calme ; Science merci ! Il n’en meurt que cinq à six pour cent, tandis que, dans votre Paris, vous perdez plus de la moitié des opérés.

– Mais nos chirurgiens ne trépanent que des malades, des cas désespérés… Nous ne prétendons point améliorer ainsi la race humaine, nous. Une belle amélioration ! une belle race de hongres que vous produisez, vraiment ! Votre science barbare fait reculer la civilisation de plusieurs siècles. Vos ancêtres de l’âge de pierre trépanaient aussi. Vous êtes des procustes, des brigands !

– Et toi, Français, tu n’es qu’un idiot incapable de comprendre les hauts problèmes de la science contemporaine et les beautés de la morale physiologique. »

Un soufflet retentissant, appliqué sur la joue de son interlocuteur, fut le dernier argument de Sarpédon.

Aussitôt, cent mains l’agrippent, le bousculent, le tirent en tous sens et finissent par le traîner vers la scène.

« Quel est cet étranger, ce barbare ? hurlait la foule aux mille voix ; que vient-il faire ici ? Il a frappé 111 ; il doit avoir l’organe du meurtre ; il tuerait… Qu’on l’examine, qu’on le juge ! Au trépan ! au trépan ! »

Le pauvre professeur essaie en vain de parler, les mains lui ferment la bouche. Il ne peut plus ni crier, ni respirer ; et, garotté, muselé, il est jeté haletant aux pieds des juges, c’est-à-dire des médecins.

Son cœur est lourd comme un pavé ; son cervelet bout. Après avoir vu des milliers de fois le malheur et la mort s’abattre à ses côtés, et s’être félicité des hasards heureux, il sent donc enfin peser sur lui le malheur et la mort ! Mais lui prenait part aux douleurs des autres, il en souffrait ! Et ces hommes !…

S’il pouvait du moins se placer à sa guise pour mourir ! Comme un laboureur, qui a supporté la fatigue du jour, voit se dessiner son dernier sillon, un faucheur son dernier andain, il verrait sans regrets s’amincir sa dernière heure. – Pourtant il avait mieux espéré de ses semblables. Longtemps, il avait cru à leur justice. Pas une goutte de haine dans les replis de son cœur : il baisait l’humanité sur la joue droite et sur la gauche.

Et puis, avoir tant travaillé, tant pensé ! Faut-il ! Faut-il !

Il y a donc ainsi des existences sacrifiées ! Des arrière-plans de ciel et d’eau, profonds, lumineux, destinés à repousser une nature plate, des carrés de légumes ? Des gazons fins, de superbes tapis de mousse d’où émergent un insolent chardon, un puant ellébore !

Subitement, un grand jour emplit son cerveau. Le voici à ce bout de la vie où tant d’énigmes se devinent, où chaque minute résout un problème. Il lui semble qu’il sonde sans difficulté les abîmes et les mystères de l’être humain, qu’il lit, à travers les crânes, le mépris pour la vie des autres, les fauves ambitions, l’égoïsme hypocrite de ces démocrates savants, la fraternité « venue de Caïn » en droite ligne…

Ah ! s’il vivait encore, il s’en débarrasserait, de cette science, des préjugés de progrès, comme des vieux langes de ses mois de nourrice.

Non, il va mourir ; tant mieux ! Il restera impassible comme un arbre à qui l’on coupe les branches.

Et si on souffrait après la mort plus qu’avant et pendant ?

Est-il sûr que la matière même, cette matière qui peut en certains cas de combinaison penser, ne peut pas souffrir ? Qui sait ? La décomposition du cadavre comporte, peut-être, des douleurs effroyables ? La pierre qu’on broie sous le pied crie, le gaz qui s’échappe semble gémir.

Mais c’est encore de la flamme, cette clarté : elle le brûle !

Le tribunal est vite composé. Pas un avocat, rien que des médecins. Le Grand Juge a quitté son tablier sanglant et endossé une espèce de simarre dont la couleur pourpre se devine à grand-peine sous les plaques d’ordres, les cordons, les médailles, les chamarrures dont elle est couverte. Il s’assied, resplendissant comme un ostensoir, sur un trône de « platine végétal, » entre quatre assesseurs presque aussi décorés que lui.

On débâillonne l’inculpé, on l’interroge sur son état civil, son pays, son passé, les événements qui l’ont amené à la Ville Lumière. Sarpédon remue en vain les lèvres ; aucun son ne veut sortir de sa gorge, sa voix demeure garrottée.

Les cinq docteurs magistrats descendent à la fois de leur tabernacle pour le palper, l’ausculter. Ces yeux qui le regardent de tout près le transpercent, ces doigts qui le touchent le brûlent ; mais il ne pousse pas le moindre gémissement.

« À la bonne heure ! dit enfin le Suprême Juge ; on n’aura pas besoin de passer le rasoir sur ce crâne-là. Voici l’organe, citoyens assesseurs, la bosse de la destructivité. Elle est visible : au moins deux millimètres de flèche ! C’est un homme des plus dangereux. »

La sentence fatale est prononcée ; l’exécution doit suivre immédiatement.

Le voilà sur l’amphithéâtre en acteur cette fois, la pauvre Sarpédon ! L’hypnotiseur de semaine est déjà devant lui, les yeux fixes, les bras étendus. Sarpédon résiste au fluide ; il est fort, invincible… Qu’importe ? On le trépanera tout éveillé !

On le couche vitement dans le cercueil de marbre, la tête sur l’oreiller ponceau ; on lui pose la bride de cuir, on lui sangle les reins à triple tour. Une nuée d’aides s’abattent comme des corbeaux, tout autour de lui, et le terrible Sublime, orné à nouveau du devantier de cuisinière, le bistouri convexe en main, s’incline…

Sarpédon sent, comme un trait de feu, l’outil qui tranche la peau, ouvre les deux sillons en croix… Il sent la rugine gratter l’os à nu. Puis le trépan est appliqué ; le bord mousse, froid, pèse comme une enclume de cyclope. La pyramide tourne ; les dents mordent, déchirent ; les biseaux coupants détachent des raclures d’os ; la couronne entre, descend, descend… Oh ! la douleur folle, infernale.

Soudain, une sensation plus effroyable encore, un choc, un ébranlement qui se communique de la tête aux extrémités des orteils : l’outil s’est enfoncé brusquement dans le cerveau.

Sarpédon pousse un horrible cri et… rouvre les yeux. Il est sur son lit, dans sa propre chambre. Il reconnaît sa femme qui s’avance à pas suspendus, et il entend son ami, le docteur Lutel, dire à voix basse : « Vos prières, madame, ont obtenu un miracle ; votre mari est hors de danger. »
 
 

 

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(Alphonse Baudouin, in La Revue hebdomadaire, cinquième année, n° 219, 8 août 1896 ; repris dans Le Boudoir des Gorgones n° 6, juin 2003, avec une présentation de Marc Madouraud. Gravure de Thomas Rowlandson, « Franz Joseph Gall leading a discussion on phrenology with five colleagues, » 1808 ; « An Old Maid’s Skull Phrenologised, » d’après un dessin de E. F. Lambert, gravé par F. C. Hunt, c. 1830 ; « Pitt et le roi de Suède, consultant incognito le docteur Gall, » 1806 ; gravure d’après un dessin de Frank Dadd, « The Boy – What Will He Become? » 1886)