Je ne puis évoquer mon père sans que monte en moi une bouffée d’allégresse. Le noir sentiment de tristesse qu’il est décent de faire naître au souvenir de ceux qui ne sont plus ne lui va point. Il nous a trop laissé de lui une image lumineuse.

Le regard piqué de malice. Une pointe de sourire aux lèvres. Une ronde et chaleureuse corpulence qu’il portait avec l’esprit que mettait Cyrano à plaisanter son nez. Feutre ou melon légèrement en coin, clignant de l’aile à la belle vie. Le tout sentant bon, le cœur sur la main, la pipe et cette fraîche de Cologne dont il s’aspergeait après la douche matinale, tel il m’apparaît encore chaque fois que je le cherche à mes côtés. Et puis gai, fantaisiste, jeune… jeune de caractère, jeune de rire tellement !

D’ailleurs, il m’appelait grand-père…

Comment écrivait-il ses romans ?

Par Dieu, dans la joie… avec, dès 1907, le soleil de Nice pour complice.

Trente bouquins en cinq lustres environ. Il ne travaillait pas à la chaîne.

Bien sûr, je la connais, sa recette. Je l’ai vu la pratiquer vingt ans, et régulièrement avec le même bonheur… Mais il n’y a pas que la méthode. Il y a l’imagination, l’inspiration, le savoir, toute une foule de choses qui ne se commandent pas, pas davantage que le tour de main de Carême. Quand je sentirais le secret des « doses, » il manquerait encore cette diabolique bénédiction sans laquelle du mariage d’une poulaille, d’une lampée de crème, d’un parterre de pointes d’asperges, d’un doigt de Porto blanc et d’un soupçon de poivre indien, il ne surgirait pas le poulet « à l’Étoile » d’Ali-Bab, mais une quelconque poulaille à la sauce, ce dont il serait injuste de faire reproche à qui ne tiendrait pas de naissance l’art de flamber, barder, brider, trousser, blondir, braiser, rôtir, mitonner… truffer à point.

Que ce parallèle culinaire me soit pardonné, mon père était fin gourmet.

Au surplus, enfanter en permanence du Drame et du Mystère sans qu’à la longue le caractère s’embrume et la raison perde de sa désinvolture, réclame à l’état naturel, par exemple, de la truculence, de l’à-propos, de la bonne humeur, une indulgente confiance dans la vie et les hommes, dénuée d’ailleurs de toute cécité, enfin un sens critique toujours à bout de flèche, mais tempéré d’humour. Mon père en avait à revendre.

Ces réserves exprimées, voici au demeurant sa manière :

Il prenait délicatement une idée et une année.

L’idée avait jailli en général un long temps auparavant, hop là ! n’importe où, n’importe quand. La nuit de préférence.

Un bond hors du lit. Le temps alors de la coucher grosso modo en dix lignes sur le papier et elle avait déjà rejoint dix autres de ses sœurs dans un dossier spécial où elle s’assouplissait comme vin en cave… et on n’en parlait plus.

Puis un beau jour, donc, ayant vaillamment supporté la quarantaine, elle revenait par la grâce de mille impondérables à la lumière.

C’est elle qui allait être traitée en 300 pages cette année-là.

L’année, elle, était tout aussitôt découpée en trois-quatre mois de réflexion, quatre mois de rédaction, quatre mois de repos.

Comme mon père était un sage, il entamait régulièrement le cycle par les quatre mois de repos.

Ces quatre mois passaient vite. Il s’en chargeait. Pas besoin de détails… c’était l’heureuse époque d’avant et d’après l’autre guerre.

La période de réflexion était d’une autre nature… d’essence stratosphérique, si l’on peut dire.

Le roman, l’intrigue, les personnages, les imbroglios et rebondissements se bousculaient derrière un seul front jusqu’à l’instant où le tout, s’étant peu à peu harmonieusement articulé, encastré, emboîté sans fissure, réalisait enfin un parfait ensemble. Le seul plâtre utilisé était la logique et le plus invraisemblable était accepté à condition de ne point heurter, au bout du compte, ce qu’il appelait « le bon bout de la raison. » Il convenait, c’était primordial, que jamais une explication fût boiteuse… un dénouement, décevant.

Cet exercice détachait absolument mon père de ce monde. Il lui arrivait alors d’arpenter la Promenade des Anglais à l’aube et de passer le reste de la journée au lit, à moins qu’il n’omît de relancer avec un full aux as ou de descendre du train à destination.

Un jour que j’avais déserté le lycée et point pris l’élémentaire précaution d’éviter la trop passante avenue de la Victoire, je tombai nez à nez avec lui.
 
 

 

Il revenait en calèche de ce tour de ville quotidien durant lequel il laissait, en plein air, gambader ses futurs héros. Je restai figé sur le bord du trottoir tel un phare en évidence, me semblait-il. Pris au dépourvu, le sang ramassé d’un coup au cœur, je soulevai mon chapeau et le saluai bien bas. D’un large geste, tout en inclinant la tête, il me rendit la politesse. Il ne m’avait point reconnu et n’aurait reconnu personne… Il bavardait avec quelque fantôme de l’Opéra.

Je lui contai plus tard l’incident… après le bachot.

Puis survenait enfin la troisième époque.

Mon père aussitôt établissait un programme précis, minuté. Parfois, il allait même jusqu’à l’afficher. C’était pour s’en mieux écarter.

Dans les débuts, il écrivait seulement au petit matin, entre cinq et huit, et je le verrai toujours à l’heure des tartines et du café au lait pénétrer dans la salle à manger familiale, réjoui, drapé dans une vaste houppelande balzacienne, et se frottant les mains de plaisir.

« Ah ! mes enfants, j’ai une faim de loup ! Vite ! vite ! Deux bons œufs au beurre noir… Oh ! les malheureux, ce qu’ils peuvent souffrir… c’est effroyable ce qui leur arrive !… Vous ne pouvez pas vous imaginer… Vraiment, ce matin, ils passent un sale quart d’heure… Quel mystère ! »

Et tandis qu’il calmait sa fringale, dans son bureau, un Chéri-Bibi probablement, continuait, en l’attendant, à tempêter :

« Pas les mains ! Pas les mains ! »

Sur la fin, le temps du pensum mordait plus avant dans la matinée. Enfin, la dernière quinzaine était dramatique. Il était irrémédiablement en retard. Paris, l’éditeur, le journal exigeaient de la copie.

Il s’interdisait de bâcler pour autant. Le même souci qu’il avait apporté précédemment à se documenter sur les à-côtés scientifiques, historiques ou folkloriques que pouvait comporter son sujet, il l’observait à user d’une élégance et d’une pureté de style et de langue qu’il est accoutumé de n’affecter qu’à des œuvres promises par avance à des genres réputés plus littéraires. Mais aussi quel calme réclamait-il alors !

La maisonnée sombrait dans le silence le plus stupéfiant. Plus de piano, de chants, de rires en cascade, de visites… chut ! On faisait le ménage sur la pointe des pieds.

On étouffait. On suffoquait… Au secours !

« C’est pour demain, » nous était-il enfin annoncé, un soir, entre deux portes.

On savait ce que cela signifiait.

Le lendemain, tout le monde, dès le lever, était sur le qui-vive : ma mère, ma sœur, moi et aussi la domesticité encore facilement nombreuse en ce temps-là et qui, chez nous, à force d’années, avait presque rang de parente.

Plus les minutes s’écoulaient, plus nous demeurions aux aguets.

Mon père, revolver posé sur son bureau, achevait l’épilogue. Au mot fin, il tirait un coup de feu par la fenêtre du balcon. C’était le signal tant attendu.

Cloches battantes, tambours et trompettes déchaînés, couvercles en fer, casseroles, marteaux et tous autres ustensiles aptes au tintamarre, rendaient dès lors, entre nos mains, des accords sauvages. Et jusqu’à bout de souffle, à la file indienne, nous parcourions, cohorte hurlante, le jardin et la maison, de l’office au salon.

Le vent de folie ne s’éteignait que plus tard, devant des rasades de champagne. C’était la tradition. C’était le « chahut. »

Après quoi, le roman nouveau pouvait prendre son vol. Il était baptisé. Chers ! Chers ! Très chers « chahuts » ! Doux souvenirs.

Il existe, certes, d’autres recettes et qui ont fait leurs preuves. Mais, grâce à celle-ci, on vous avait de ces façons de trouver une aventure et de camper de fameux gaillards… Tenez ! Donneriez-vous aujourd’hui 40 ans à Rouletabille ? C’est un bel âge pour un héros de roman policier.

Que, pour ma part, je me refuse, malgré un tel exemple, à tenter l’expérience, c’est une autre histoire.

À cause de l’émotion, n’est-ce pas, une émotion bien légitime, je serais certain à l’avance de tout rater.
 
 

 

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(Alfred-Gaston Leroux, illustré par Henri-Paul Gassier, in Les Lettres françaises, grand hebdomadaire littéraire, artistique et politique, cinquième année, n° 79, samedi 27 octobre 1945)