C’est une histoire bien italienne, car ses personnages ont des noms bien italiens. S’ils portaient des noms polonais, ce serait une histoire bien polonaise… Et elle serait d’une couleur bien norvégienne, si les noms étaient norvégiens. On peut transposer à volonté, il n’y a pas de risques… Toutefois, celle-ci paraît incontestablement napolitaine : d’abord parce qu’elle est partie du café Napolitain pour courir le boulevard des Italiens jusqu’à l’avenue d’Italie ; ensuite parce qu’elle reflète dans son extravagance un culte véhément de la Beauté, un prodigieux bouillonnement de fanatisme, qu’on ne trouve guère que chez les peuples latins exposés au soleil de la mer Tyrrhénienne.

Théophile Gautier eût aimé à dépeindre le galbe souverain d’Harmonica Ricco, la cantatrice du théâtre Bellini ; et d’Annunzio en eût fait tout de suite une déesse. Volterra, lui, l’eût engagée au Casino de Paris pour figurer Amphitrite ou Phœbé… Malheureusement, elle avait perdu sa voix dans un accident de chemin de fer. Elle ne chantait plus. Elle se contentait d’être belle.

Les peintres et les sculpteurs se l’arrachaient, non moins que les cinéastes, car elle était d’un photogénisme incomparable, qui s’imposait d’emblée au premier coup d’œil… Appuyée au balcon d’un palais, c’était une figure du Corrège ; debout, au seuil d’un péristyle, c’était un marbre de Canova ; – il n’y avait qu’à copier son attitude, on obtenait un chef-d’œuvre tout cuit…

Pourtant, issue du peuple et dépourvue de culture, elle n’avait qu’un bien mince vernis d’éducation. Mais elle possédait d’instinct un sens aigu de la plastique, de la couleur et de l’harmonie, un dilettantisme passionné pour toutes les choses d’art, un don d’eurythmie native, qui dénotaient que son père inconnu avait dû être un rapin ou un cabotin féru d’esthétique… À moins que ce ne fût un lazarone abruti, ce qui est encore possible…

On se demande, en tout cas, où ces filles de la plèbe vont chercher leur distinction, alors que tant de princesses sont fichues comme des cuisinières !

Or, quoique Harmonica Ricco fût une créature du demi-monde, presque une courtisane, – puisqu’elle n’était plus actrice et qu’elle vivait librement sa vie, avec Pierre ou avec Paul, – les plus fières patriciennes de Naples ne dédaignaient pas de l’inviter à leurs réceptions : elle était si décorative !… elle ornait un salon mieux qu’une statue. Elle avait surtout une particularité qui enthousiasmait beaucoup les amateurs : tant par sa noble prestance que par la sereine majesté de son visage, elle ressemblait extraordinairement à la Vénus de Milo.

Elle en était la vivante incarnation, elle le savait, on le lui avait mille fois répété… et chaque fois son cœur se gonflait d’un orgueil vertigineux qui la transportait, comme déifiée, aux cimes de l’Olympe… À la pensée qu’elle était la sœur de cette Vénus immortelle, c’était fou, elle sentait la semelle de ses souliers se changer en un piédestal de gloire, et, saoule d’ambroisie, elle cognait son front aux étoiles. Pour elle, il n’y avait pas de félicités humaines qui fussent comparables à ces bouffées d’apothéose… Oui, mais…

« Oui, mais, si tu n’avais pas tes deux bras, ce serait encore mieux, lui disait souvent d’un accent très convaincu le bon sculpteur Caligulus Malbati, qui avait obtenu en camarade la faveur de faire son portrait… Il n’y a que ça qui t’empêche d’être aussi belle et aussi sublime que la vraie Vénus de Milo… Si, si, je t’assure, c’est bien dommage que tu aies des bras !

– Vous êtes stupide, Caligulus, » répondait-elle en souriant, avec une indulgente nonchalance.

Elle riait le moins possible, de peur d’attraper des rides. L’hilarité, d’ailleurs, est contraire à l’esthétique.

En ce temps-là, l’illustrissime comtesse Baccaroni activait les préparatifs d’une grandissime et brillantissime fête de nuit, qu’elle devait donner en son palais au bénéfice des pauvres de Naples : ils sont deux cent mille. On verrait, sous les portiques et dans les jardins de la villa Impetigo, la reconstitution d’une orgie antique, réglée par un metteur en scène américain. C’est dire que ce serait « ruisselant d’inouïsme… » Et, naturellement, Harmonica Ricco, en sa qualité de chef-d’œuvre, était la première invitée, aucun gala digne de ce nom ne pouvant avoir lieu sans elle.

Elle y brillerait comme toujours d’un éclat incomparable ; et, soucieuse de sa renommée, elle combinait déjà un costume mythologique qui ne pèserait pas lourd à ses épaules.

Mais, six semaines avant la fête, elle disparut subitement.

Que lui était-il arrivé ? Mystère. On s’inquiéta de son absence ; on la chercha partout, à son domicile et chez ses amis ; on ouvrit des enquêtes ; on publia des notes dans les journaux. Aucun résultat. Nul ne parvint à savoir ce qu’elle était devenue, et il fallut, hélas ! abandonner tout espoir de la retrouver.

Une profonde consternation régna dans le clan des Napolitains épris d’art et de beauté. Par contre, les Napolitaines furent enchantées d’être débarrassées de cette rivale invincible qui accaparait tout le succès.

Mais Harmonica Ricco n’était pas perdue. La veille du fameux gala, elle téléphona à la comtesse Baccaroni, pour lui annoncer qu’elle ferait son apparition à minuit dans les salons de la villa Impetigo. Et, en effet, à l’heure dite, on la vit surgir, plus belle et plus sculpturale que jamais, au sommet du grand escalier.

On l’attendait fiévreusement Tous les regards se fixèrent sur elle, et les voix se turent. Un projecteur oxhydrique la nimba de clarté lunaire. Alors, la cape qui l’enveloppait s’ouvrit et glissa à ses pieds…

Ah ! carpo di bacco ! quel coup de théâtre !… et comment traduire en timide français la clameur d’admiration et le rugissement de stupeur qui saluèrent cette vision hallucinante !… C’était la Vénus de Milo elle-même, en chair et en os, qui, le torse nu, la hanche droite classiquement incurvée et le genou gauche ployé, se dressait là, « dans son exactitude intégrale !…. »

Pour mieux ressembler à son divin modèle, Harmonica s’était fait couper les deux bras.
 

*

 

Il n’y a pas de quoi rire ; c’est du Jean Lorrain tout pur, ça, messeigneurs !… et la suite le prouve. Affolé par cet acte de romantisme exaspéré, Lord Clydesdale, le traditionnel Anglais millionnaire des villes d’Italie, fonça droit sur cette héroïne vraiment héroïque, et lui demanda sa main séance tenante.

« Je ne l’ai pas sur moi, répondit tranquillement Harmonica Ricco ; elle est encore chez l’empailleur, mais, dès que je l’aurai, je vous la ferai porter par ma femme de chambre. »

Le mariage eut lieu quinze jours après et le divorce un mois plus tard.
 
 

 

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(Robert Francheville, « Les Contes du Quotidien, » in Le Quotidien, n° 31, samedi 14 juillet 1923 ; Joaquín Sorolla y Bastida, « Clotilde contemplando la Venus de Milo, » 1897 ; « La Vénus encordée, » tirage argentique, septembre 1939 : la Vénus de Milo s’apprêtant à quitter le musée du Louvre pour le château de Valençay)