La Porte ouverte a l’immense plaisir de mettre en ligne aujourd’hui la nouvelle de Catherine L. Moore, « Shambleau, » avec les remarquables illustrations de Jean-Claude Forest. Parue initialement dans l’anthologie Escales dans l’infini, chez Hachette & Gallimard, collection « Le Rayon fantastique » n° 26, en 1954, elle a été reprise l’année suivante dans la revue V Sélections, dirigée par son traducteur, Georges H. Gallet, et magnifiquement illustrée par Jean-Claude Forest, le futur créateur de Barbarella, dont le premier épisode paraîtra huit ans plus tard dans les pages du même magazine. N’hésitez pas à cliquer sur les images pour les agrandir ; cela mérite assurément le coup d’œil…
 

MONSIEUR N

 

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En dépit de toutes les exégèses, les mythologies restent troublantes. Où de simples bergers grecs ont-ils bien pu aller chercher des créatures sans exemple en ce monde, comme la Gorgone, avec ses cheveux ophidiens et son regard terrifiant ?

Catherine L. Moore veut y retrouver l’écho affaibli de récits terrifiants ramenés de planètes aux êtres étranges, par les navigateurs de prodigieuses civilisations oubliées qui avaient déjà conquis l’espace – bien avant l’histoire, bien avant l’Atlantide même. Et elle vous entraîne dans un hallucinant cauchemar. Pour demain. Quand l’homme aura repris la route des étoiles.
 
 
 

 

« Shambleau !… Ah ! Shambleau !… »

La clameur sauvage de la foule rebondissait de mur en mur dans les rues étroites du Lakkdarol.

Northwest Smith l’entendit se rapprocher et d’une enjambée gagna le porche le plus voisin, posant une main méfiante sur la crosse de son pistolet thermique. Ses yeux pâles se rétrécirent. Les bruits étranges étaient assez communs dans les rues de la plus récente des colonies terriennes sur Mars. Mais Northwest Smith était un homme prudent, en dépit de sa réputation.

Alors passa dans son champ de vision une silhouette rouge, courant, zigzaguant comme un lièvre poursuivi, d’un abri à l’autre dans la rue étroite. C’était une jeune fille – ou une jeune femme, bronzée comme un brugnon, vêtue d’un vêtement en loques dont l’écarlate éblouissait les yeux. Elle courait avec peine, et il pouvait entendre sa respiration essoufflée.

Il la vit hésiter et s’appuyer d’une main contre le mur, cherchant un abri d’un regard affolé. Elle ne devait pas l’avoir vu dans l’ombre du porche, mais comme le hurlement de la foule se faisait plus fort, elle poussa un petit soupir désespéré et se jeta dans l’encoignure, juste à son côté.

Quand elle le vit là, debout, grand, tanné, la main sur son pistolet thermique, elle eut un sanglot inarticulé et s’effondra à ses pieds.

Smith n’avait pas vu son visage, mais c’était une femme, bien faite et en danger. Il la poussa doucement derrière lui et dégagea son pistolet juste au moment où le premier de la meute galopante tournait dans la rue.

C’était une bande mélangée : des Terriens, des Martiens, quelques hommes des marais de Vénus, et d’étranges habitants inconnus des planètes sans nom, la populace-type de Lakkdarol.

« Vous cherchez quelque chose ? »

La question sardonique de Smith sonna clair par-dessus la clameur de la foule.

Ils s’arrêtèrent net. Le meneur de la bande – un colosse terrien, massif dans son uniforme de cuir dont avait été arraché l’insigne de la Garde interplanétaire – regarda un moment, fixement, avec une étrange expression d’incrédulité.

Puis, il lança un beuglement profond : « Shambleau ! » et se précipita en avant. Derrière lui, la foule reprit le cri : « Shambleau ! Shambleau ! Shambleau ! » et se rua à sa suite.
 
 

 

Smith, nonchalamment appuyé contre le mur, paraissait incapable d’un geste rapide, mais au premier pas en avant du meneur, son pistolet décrivit un demi-cercle et l’éclair thermique, d’un blanc bleuâtre, qui en jaillit, marqua d’un arc de feu le pavage de lave devant lui. C’était un vieux geste et pas un homme dans la bande ne s’y trompa.

« Tu la traverses, cette ligne ? demanda Smith avec une douceur menaçante.

– Nous voulons cette fille !

– Viens la prendre !

– C’est une Shambleau ! idiot !… on ne laisse pas vivre ça ! Sors-la de là ! »

Ce nom répété ne signifiait rien pour lui, mais l’entêtement foncier de Smith ne fit qu’augmenter.

« En arrière, cria-t-il. Elle est à moi ! En arrière ! »

L’ex-garde recula soudain, un mépris indicible dans toute son attitude. Il fit signe du bras à la bande et dit très fort : « C’est… à lui. » La foule s’écarta, soudain silencieuse, et le mépris passa de visage en visage.

La rue se vidait aussi rapidement qu’elle s’était remplie. Un Vénusien ricana : « Shambleau ! » Le mot éveilla une nouvelle chaîne de spéculation dans l’esprit de Smith et, juste à ce moment, il sentit la fille près de lui.

« Pourquoi te voulaient-ils ? lui demanda-t-il curieusement. Est-ce que c’est ton nom, Shambleau ? Tu n’es pas Martienne.

– Martienne ? fit-elle, avec dédain. Mon peuple est… est… »

Un Martien du pays sec passa, titubant un peu en exhalant un relent de Segir, l’alcool vénusien. Lorsqu’il aperçut la tache rouge des loques de la fille, il tourna brusquement la tête, fit une embardée vers l’encoignure, beuglant : « Shambleau ! » Smith le repoussa dédaigneusement.

« Passe ton chemin. »

L’homme recula et le fixa, les yeux troubles.

« À toi, hein, grogna-t-il. Zut ! Grand bien t’en fasse ! »
 
 

 

Smith le regarda s’éloigner, un malaise sans nom montant en lui.

« Viens, dit-il brusquement à la fille. Où veux-tu que je t’emmène ?

– Avec toi, murmura-t-elle.

– Viens, alors, » répéta-t-il rudement, et il sortit dans la rue.

Elle trottinait à un pas ou deux derrière lui, sans effort pour suivre ses grandes enjambées. Smith choisissait les rues les moins fréquentées de Lakkdarol, et, un peu honteux, remerciait les dieux que son logis ne fût pas loin.

La chambre qu’il avait louée était une petite pièce dans une bâtisse aux confins de la ville. Lakkdarol, rude ville campement de pionniers, à cette époque, n’aurait guère fourni plus de confort n’importe où ailleurs, et Smith ne tenait pas à faire savoir ce qui l’avait amené là. Personne ne le vit entrer, la fille sur ses pas. Smith ferma la porte et appuya ses larges épaules contre le panneau, la regardant pensivement.

« Tu peux rester ici, dit-il brusquement, jusqu’à ce que je quitte la ville. J’attends un ami qui doit arriver de Vénus. As-tu mangé ?

– Oui, dit vivement la fille, je n’aurai… pas besoin… manger… pour un moment.

– Bon, fit Smith, en regardant autour de la pièce. Je rentrerai ce soir, je ne sais quand. Tu peux rester ou t’en aller, comme tu veux. Mais tu feras mieux de fermer la porte à clef derrière moi. »

Sans plus de formalités, il la quitta. La porte se ferma et il entendit la clef tourner, avec un sourire. Il ne pensait pas, alors, jamais la revoir.

Il descendit l’escalier et sortit dans le soleil couchant, pensant à tant d’autres choses que la fille bronzée passa très rapidement à l’arrière-plan. Ce qu’était venu faire Smith à Lakkdarol, mieux vaut n’en pas parler. Un homme vit comme il peut. Il suffira de dire que le port d’embarquement avec les cargaisons prêtes à partir l’intéressaient profondément pour le moment. Et que l’ami qu’il attendait était Yarol le Vénusien, avec son rapide petit astronef edsel, le Maid, capable de filer d’un monde à un autre à une vitesse qui se moquait des patrouilleurs de la Garde. Smith, Yarol et le Maid formaient une trinité qui avait été à l’origine de bien des soucis et de beaucoup de cheveux gris pour les officiers de la Garde, dans le passé. Et l’avenir s’annonçait très bien pour Smith ce soir-là.
 
 

 

Lakkdarol mène grand bruit, la nuit. Cela commençait avec entrain quand Smith descendit, parmi les lumières qui s’allumaient, vers le centre de la ville. Ce qu’il avait à y faire ne nous concerne pas. Il se mêla à la foule, là où les lumières étaient les plus éclatantes, où s’entendait le claquement des jetons d’ivoire et le tintement des pièces d’argent, et où le Segir rouge glougloutait sympathiquement hors des noires bouteilles vénusiennes. Beaucoup plus tard, Smith revint vers son logis en flânant sous les lunes mouvantes de Mars. Si la rue ondoyait un peu sous ses pieds, de temps en temps – eh bien, c’est très compréhensible : pas même Smith ne pouvait boire du Segir rouge à tous les bars, de l’Agneau-Martien au Nouveau-Chicago, et rester tout à fait solide sur ses jambes. Mais il retrouva son chemin sans grande difficulté et passa cinq minutes à chercher sa clef avant de se souvenir de l’avoir laissée à l’intérieur, pour la fille.

Il frappa alors. Sans aucun bruit de pas à l’intérieur, un instant après, la serrure cliqueta et la porte s’ouvrit.

La pièce était dans l’obscurité. Smith tourna le commutateur près de la porte. Il regarda la fille dans la clarté soudaine.

« Donc, tu es restée, dit-il.

– J’… attendais, répondit-elle tout bas.

– Pourquoi ? »

Elle ne répondit pas à cette question, mais sa bouche s’incurva en un lent sourire. Avec une femme, ç’aurait été une réponse suffisante, provocante, audacieuse. Avec Shambleau, cela avait quelque chose de pitoyable et d’horrible… Et cependant… Smith se sentit envahi d’émoi. Après tout, le temps serait long jusqu’à l’arrivée de Yarol.

« Viens ici, » dit-il.

Elle avança lentement, sur ses pieds griffus qui ne faisaient pas le moindre bruit.
 
 

 

Il la prit aux épaules, des épaules d’une douceur satinée qui n’était pas celle de la peau humaine. Un petit frémissement passa sur elle, au contact de ses mains. Northwest Smith perdit soudain la respiration et l’attira à lui. Elle se laissa aller dans ses bras. Il l’entendit respirer plus vite tandis que les bras veloutés se fermaient autour de son cou. Alors, il regarda son visage, tout près, et les yeux verts d’animal rencontrèrent les siens, avec leurs pupilles palpitantes et la lueur de quelque chose, caché tout au fond.

Par-dessus la clameur montante de son sang, tandis qu’il posait ses lèvres sur les siennes, Smith sentit quelque chose se révolter profondément en lui, inexplicable, instinctif. Dans un éclair, il connut la même répulsion fiévreuse qu’il avait vue sur les visages de la populace.

« Mon Dieu ! » haleta-t-il.

Il arracha les bras de son cou, la repoussa avec une telle force qu’elle roula à travers la pièce. Smith recula contre la porte, la respiration lourde, la regardant, tandis que la folle révolte s’éteignait lentement en lui.

Elle était tombée près de la fenêtre et il vit que son turban avait glissé. Une boucle de cheveux rouges pendait. Il regarda : il lui avait semblé que cette lourde boucle écarlate avait bougé, s’était tordue d’elle-même contre la joue !

À ce contact, elle rentra la boucle d’un geste très humain, puis se cacha le visage dans ses mains. À l’abri de ses doigts, il eut l’intuition qu’elle l’observait.

Smith prit une longue respiration et passa une main sur son front. « Faudra que je freine sur le Segir, » se dit-il, mal assuré. Après tout, elle n’était qu’une jolie créature féminine bronzée d’une des nombreuses races semi-humaines qui peuplaient les planètes. Rien de plus. Il eut un rire un peu faux.

« Allons, c’est fini, dit-il ; je ne suis pas un ange, mais pas de ça ! »

Il prit une paire de couvertures sur le lit et les jeta dans le coin le plus éloigné de la pièce.

« Tu peux dormir là. »

Smith eut un rêve étrange, cette nuit-là. Quelque chose sans nom, inimaginable, était enroulé autour de sa gorge, comme un serpent, souple, humide et chaud. Cela bougeait doucement, très doucement, avec une pression caressante qui faisait passer des petits frissons de délices dans tous ses nerfs et toutes ses fibres – au-delà d’un plaisir physique, plus profond que la joie de l’esprit. Une horreur lui vint. Il tenta d’arracher cette monstruosité de cauchemar de son cou – mais sans conviction ; car bien qu’il fût révolté jusqu’au plus profond de lui-même, le délice était si grand que ses mains refusaient cet effort.
 
 

 

Au matin, quand le soleil, luisant dans l’air clair et ténu de Mars, le réveilla, Smith resta un moment essayant de se souvenir. Le rêve avait été plus vif que la réalité, mais il ne pouvait pas bien se souvenir maintenant… seulement que cela avait été plus délicieux et plus horrible que tout autre moment dans sa vie. Il s’assit et vit la fille pelotonnée comme un chat sur ses couvertures.

« Bonjour, dit-il. Je viens d’avoir un diable de rêve… Tu as faim ? »

Elle secoua la tête silencieusement, et il aurait juré qu’une lueur d’étrange amusement se dissimulait dans ses yeux.

« Qu’est-ce que je vais faire de toi ? s’enquit-il. Je m’en irai… dans un jour ou deux et je ne peux pas t’emmener, tu sais. D’où es-tu venue, d’abord ?

Elle secoua de nouveau la tête.

« Tu ne veux pas le dire. Bon, c’est ton affaire. Tu peux rester ici jusqu’à ce que je laisse la chambre. Après, ce sera à toi de te débrouiller. »
 
 

 

Quelques instants plus tard, glissant son pistolet thermique dans l’étui placé sur sa cuisse, Smith se tourna vers la fille.

« Il y a du concentré alimentaire dans cette boîte sur la table. Ça devrait te tenir jusqu’à ce que je revienne. »

Un regard lointain, immobile, fut la seule réponse. Il n’était pas sûr qu’elle eût compris. Il descendit l’escalier avec un vague sourire aux lèvres. Quand il fut dans la rue, la fille, le cauchemar et tous les événements de la veille s’effacèrent devant les nécessités du présent.

De nouveau, l’affaire compliquée qui l’avait amené là réclama son attention.

Il passa au moins deux heures à flâner près de l’astroport, regardant, avec des yeux pâles et endormis, les fusées qui arrivaient et partaient, les passagers, les astronefs qui attendaient, les chargements – surtout les chargements. Il fit une fois de plus la tournée des bars de la ville, consomma beaucoup de verres de liqueurs variées en échangeant de vagues propos avec des hommes de toutes les races et de toutes les planètes. Il passa la journée assez utilement pour ce qu’il comptait faire et ce ne fut que tard le soir, quand il se dirigea de nouveau vers son logis, que la pensée de la fille bronzée dans sa chambre reprit une forme définie dans son esprit, quoiqu’elle y fût restée tapie, imprécise et submergée, toute la journée.

La porte était fermée à clef, comme la veille. Elle ouvrit avec ce silence qui la caractérisait et elle resta à le regarder dans la demi-obscurité. La pièce n’était encore pas éclairée.

« Pourquoi n’allumes-tu pas la lumière ? demanda-t-il, impatienté.

– Lumière ou… noir, c’est pareil… pour moi, murmura-t-elle.

– Des yeux de chats, hein ? Bon, ça va avec toi. Tu n’as pas touché aux tablettes de concentré ? Il faut que tu manges, petite.

– Je… mangerai, dit-elle très bas. Avant longtemps… Je… mangerai. Ne t’inquiète pas… »

Un soupçon soudain lui vint – une vague mémoire d’histoires à faire peur.

« De quoi te nourris-tu ? » demanda-t-il. Après une pause, il ajouta très bas : « Du sang ? »

Elle parut ne pas comprendre un moment, puis elle dit dédaigneusement :

« Tu me prends pour… vampire, hein ?… Non… je suis Shambleau ! »

Smith avait vu trop de choses étranges pour douter que les plus folles légendes pussent avoir une base de vérité. Et il y avait en elle quelque chose d’infiniment étrange. La répulsion de la nuit précédente se réveilla promptement comme un signal d’alarme… Smith haussa les épaules.

D’un geste, il envoya la fille à ses couvertures dans le coin, et il se mit au lit.
 
 

 

Bien plus tard, il s’éveilla brusquement d’un profond sommeil, avec cette prémonition qui annonce des événements graves. Un clair de lune brillant éclairait si bien la pièce qu’il distinguait l’écarlate des loques de la fille, assise sur sa couche. Elle était éveillée, et un frisson lui passa dans le dos en voyant ce qu’elle faisait. Pourtant ce n’était rien que de très ordinaire pour une fille – n’importe quelle fille, n’importe où : elle défaisait son turban.

Il l’observa, ne respirant pas, un noir pressentiment s’agitant inexplicablement dans son cerveau. Les plis écarlates se desserrèrent et – il n’avait pas rêvé – de nouveau une boucle rouge se balança contre la joue… un cheveu ?… une boucle de cheveux ?… comme un ver, gras, rouge et remuant sur cette joue lisse.

Smith se souleva sur un coude, sans s’en rendre compte, fixant d’un regard incrédule, fasciné, cette… boucle de cheveux. Jusque-là, il avait été sûr que c’était le Segir qui l’avait fait paraître se mouvoir, l’autre soir. Mais, maintenant, elle s’allongeait, s’étirait, rampait avec une vie écœurante, se tordait sur la joue en une caresse révoltante, impossible. Moite, ronde et luisante.

La fille dénoua le dernier pli et arracha le turban. Ce que vit Smith alors aurait dû lui faire détourner les yeux – et, dans sa vie, il avait déjà vu d’effroyables choses, mais il ne pouvait bouger. Il ne pouvait que rester là, accoudé, fixant cette masse rouge, grouillante… des vers, des cheveux, quoi ?… qui se roulaient comme des caricatures de bouclettes. Et cela grandissait sous ses yeux, se répandant en cascade sur les épaules bronzées ; une masse qui, jamais, même au début, n’aurait pu entrer sous l’étroit turban. Il avait dépassé tout étonnement, mais il en était certain. Et cela continuait de s’allonger, de ramper.

Elle secoua la tête en une affreuse imitation d’une femme secouant sa chevelure, jusqu’à ce que l’indicible foisonnement rouge retombe plus bas que sa taille.

Elle avait rejeté le répugnant enchevêtrement par-dessus ses épaules. Il sentit qu’elle allait se retourner et qu’il devrait rencontrer ses yeux.
 
 

 

Quand elle se tourna, l’écœurant grouillement ondoya sur les épaules rondes, l’enveloppant tout entière, comme un long manteau vivant jusqu’à ses pieds nus. Elle écarta les mains d’un mouvement qui rejeta le flot pour révéler sa beauté bronzée. Elle souriait, entourée de l’ondulation serpentine de sa hideuse chevelure vivante. Et Smith sut qu’il regardait la Méduse !

En lui ouvrant d’immenses horizons jusqu’au fond des brumes de l’Histoire, cette idée le fit sortir, un moment, de sa paralysie glacée, et il rencontra de nouveau les yeux, verts comme des émeraudes sous les paupières mi-closes. Ses tempes battirent ; il se leva, trébuchant, comme dans un rêve, tandis qu’elle approchait de lui, infiniment gracieuse, infiniment attirante, sous son manteau d’horreur vivante.

Tout cela, Smith ne le réalisait qu’à demi et les yeux verts qui fixaient les siens brillaient comme des joyaux. Leurs fentes palpitantes s’ouvraient sur des abîmes de ténèbres infinies où il découvrait toute la beauté et toute la terreur, toutes les horreurs et toutes les délices.
 
 

 

Elle remua les lèvres en un chuchotement qui s’alliait intimement au silence et à l’affreux ondoiement de… sa chevelure ; tendrement, passionnément.

Elle venait vers lui. Il en frémissait d’horreur, mais c’était une répulsion perverse qui désirait ce qu’elle haïssait. Il passa ses bras autour d’elle sous le manteau moite et chaud, hideusement vivant. Le corps adorable fut contre le sien ; elle noua ses bras à son cou – et, dans un bruissement soudain, l’horreur indicible se referma sur eux.

Il se souviendrait toujours de l’instant où la chevelure de Shambleau l’avait enveloppé.

Il était là, rigide comme un marbre, impuissant, aussi pétrifié que les autres victimes de la Méduse dans les légendes antiques, tandis que le terrible plaisir de Shambleau faisait vibrer et frissonner toutes les fibres, tous les atomes de son être. Par-dessus tout cela, Smith connaissait une répulsion et un désespoir impossibles à décrire.

Ce conflit de ravissement et de répulsion ne dura que l’éclair d’un instant, quand les vers rouges s’enroulèrent autour de lui, et une faiblesse l’envahit, plus profonde, à chaque onde d’intense délice. Quelque chose en lui cessa de lutter et il sombra dans de fulgurantes ténèbres où tout était oublié, sauf cette extase dévorante…
 
 

 

Le jeune Vénusien qui montait l’escalier vers la chambre de son ami, avait un pli entre ses fins sourcils. Il était svelte, comme tous les Vénusiens, et soigné de sa personne. Avec, comme la plupart de ses compatriotes, un air d’innocence angélique, complètement trompeur. Quelques petites rides autour de sa bouche en disaient long sur une vie impitoyable et désordonnée qui avait parcouru toute la gamme des aventures, et fait de son nom, après celui de Smith, le plus haï et le plus respecté des annales de la Garde interplanétaire.

Il était arrivé à Lakkdarol par l’astronef régulier – le Maid dans la cale, très habilement camouflé – et avait trouvé dans un désordre lamentable des affaires qu’il pensait réglées.

Une prudente enquête lui apprit qu’on n’avait pas vu Smith depuis deux jours. Cela ne ressemblait guère à son ami. Tous deux y risquaient non seulement de perdre une grosse somme, mais aussi leur sécurité personnelle. Yarol ne put trouver qu’une explication : un malheur avait voulu que Smith fût physiquement incapable de faire autrement.

Toujours perplexe, il mit la clef dans la serrure et poussa la porte. Aussitôt, il comprit que quelque chose n’allait pas du tout.

La pièce était dans le noir ; sur l’instant, il ne put rien voir, mais il sentit une odeur étrange, sans nom, à la fois douce et répugnante. Et de profonds échos d’une ancestrale mémoire s’éveillèrent en lui – souvenirs d’aïeux dans les marécages de Vénus, lointains dans le Temps et dans l’Espace.

Yarol posa la main sur son pistolet et ouvrit la porte toute grande. Dans l’obscurité, il n’aperçut d’abord qu’une masse bizarre dans le coin le plus éloigné. Puis ses yeux s’accoutumèrent et il vit mieux : une masse qui semblait animée intérieurement. Une masse – il retint son souffle – comme un tas d’entrailles grouillantes d’une vie immonde. Alors, un juron vénusien lui échappa ; il franchit le seuil d’une enjambée, claqua la porte et s’y adossa, l’arme à la main, bien que toute sa chair se hérissât – car il savait.
 
 

 

« Smith ! appela-t-il, la voix basse, lourde d’horreur. Northwest ! »

La masse mouvante s’agita – frémit – et retomba dans sa quiétude grouillante.

« Smith !… Smith ! »

La voix du Vénusien, basse, insistante, vibrait un peu de peur.

Une onde d’impatience parcourut toute la masse vivante. Elle s’agita encore, à regret, puis, tentacule par tentacule, elle commença à se séparer et, très lentement, le cuir fauve des vêtements d’un navigateur de l’Espace apparut, visqueux, luisant.

« Smith ! Northwest ! »

Le chuchotement de Yarol revint, pressant.

Avec une lenteur de rêve, un homme s’assit au milieu du grouillement, un homme qui, autrefois, aurait pu être Northwest Smith. Gluant de la tête aux pieds. Son visage était celui d’un être hors de l’humanité – un mort-vivant, les yeux fixes, emplis du reflet d’une terrible extase qui semblait venir de très loin, au-delà de la compréhension de ceux qui n’ont connu que les délices terrestres.

Et tandis qu’il tournait un regard aveugle vers Yarol, les vers rouges se tordaient autour de lui dans un mouvement incessant, doux, caressant.

« Smith, viens ! Debout, Smith ! Smith, Smith ! »

Le murmure de Yarol était comme un sifflement dans le silence, ordonnant, pressant, sans que le Vénusien fasse un mouvement pour s’éloigner de la porte.

Toujours avec la même lenteur affreuse, comme un mort qui ressuscite, Smith se dressa parmi le foisonnement visqueux. Il fléchit sur ses jambes et deux ou trois tentacules montèrent s’enrouler autour de ses genoux, comme pour le soutenir, continuant une caresse qui semblait lui communiquer une force secrète.

« Va-t-en, va-t-en, laisse-moi… » dit-il d’une voix sourde, sans que bouge son visage extasié de cadavre.

« Smith ! » Le ton de Yarol était désespéré.

« Smith, écoute ! Smith, ne m’entends-tu pas ?

– Va-t-en, répéta la voix sans timbre. Va-t-en, va-t-en.

– Non, si tu ne viens pas. Tu m’entends ? Smith ! Smith, je… »

Il se tut. Une fois de plus, le frisson d’un souvenir ancestral descendit le long de son dos.

La masse rouge se soulevait de nouveau, violemment, montait…

Yarol s’accota contre la porte et étreignit son arme. Le nom d’un dieu, qu’il avait oublié depuis des années, lui vint tout seul aux lèvres. Il savait ce qui allait se passer ensuite. Et ce savoir était plus effrayant que n’aurait pu l’être l’ignorance.

Les tentacules s’écartèrent et en surgit un visage humain – non, à demi-humain, avec des yeux verts de chat qui brillaient dans l’obscurité comme des joyaux illuminés, irrésistiblement.

« Shar ! » souffla encore Yarol, et il leva un bras devant son visage. Le choc de ce regard vert, un instant aperçu, courait déjà périlleusement dans ses veines.

« Smith ! appela-t-il à bout d’espoir ; Smith, m’entends-tu ?

– Va-t-en, dit la voix qui n’était pas celle de Smith. Va-t-en. »
 
 

 

Bien qu’il n’osât pas regarder, Yarol sut que l’… autre avait écarté sa chevelure rampante et qu’elle était là, debout, dans toute la grâce humaine de son corps bronzé aux rondeurs de femme, vêtue d’horreur vivante. Il sentit les yeux sur lui, et une voix lui hurlait, dans son cerveau, de baisser son bras… Il était perdu, il le savait, et cela lui donnait le courage du désespoir. Le cri, en lui, grandissait, enflait, l’assourdissait d’un ordre rugi qui le dominait presque : un ordre de baisser ce bras, de regarder dans les yeux qui s’ouvraient sur les ténèbres, de se soumettre – et une promesse insinuante et douce, et malsaine au-delà de toute expression, d’un plaisir à venir…

Néanmoins, il ne perdit pas la tête. Dans un vertige, étreignant son arme dans sa main levée, incroyablement, il traversa la pièce étroite, le visage détourné, cherchant à tâtons l’épaule de Smith. Après quelques hésitations aveugles dans le vide, il la toucha et saisit le cuir gluant, dégoûtant. Au même moment, il sentit quelque chose se nouer doucement autour de sa cheville ; une onde de plaisir répugnant passa en lui ; puis un autre anneau, un autre, s’enroulèrent autour de ses jambes.

Yarol serra les dents, empoignant solidement l’épaule et sa main en frémit : le toucher de ce cuir était aussi visqueux que les vers autour de ses chevilles et un léger frisson d’affreux délice le traversa à ce contact.

Il ne pouvait plus sentir que la caresse autour de ses jambes. La voix dans son cerveau surmontait tout. Son corps n’obéissait plus qu’à regret. Cependant, il fit un effort formidable, arracha Smith à son nid d’horreur. Les tentacules enroulés lâchèrent prise avec un petit bruit de ventouse. Toute la masse s’agita, s’allongeant vers lui. Alors, Yarol oublia complètement son ami, pour lutter désespérément.

« Shar !… Schar y’danis… Shar mor-la-rol… » implora-t-il, haletant, presque inconscient de ce qu’il prononçait, comme une prière d’enfant.

Le dos à demi-tourné vers la masse centrale, il se débattait, écrasant à coups de talon les vers rouges, qui reculaient devant lui. se retirant hors de portée. Mais il savait que, derrière lui, d’autres se tendaient vers sa gorge. Du moins pouvait-il lutter tant qu’il ne serait pas forcé de rencontrer ces yeux…

Un instant, il fut libéré de l’étreinte visqueuse tandis que les tentacules meurtris se rétractaient. Il se dégagea, titubant, écœuré de répulsion et de désespoir. Soudain, en levant les yeux, il vit le miroir fêlé sur le mur.

Vaguement, il aperçut le reflet de l’horreur rouge, derrière lui, d’où guettait le visage de chat avec son sourire de jeune fille, affreusement humain, et tous les tentacules visqueux qui se tendaient vers lui. Le souvenir de quelque chose qu’il avait lu, longtemps avant, lui revint sans raison, avec un espoir qui secoua l’emprise sur son cerveau.
 
 

 

Sans reprendre sa respiration, il braqua le pistolet par-dessus son épaule, le reflet du canon dirigé sur le reflet de l’horreur dans le miroir, et il appuya sur la détente.

Dans le miroir, il vit la flamme bleue jaillir en un éblouissant éclair à travers l’obscurité, en plein dans cette masse visqueuse qui se tendait derrière lui. Il y eut un sifflement, un flamboiement et un cri strident, diabolique, désespéré. La flamme décrivit un grand arc et s’éteignit quand l’arme lui tomba de la main. Et Yarol s’écroula sur le plancher.
 

Northwest Smith ouvrit les yeux dans le soleil martien qui brillait faiblement à travers la fenêtre poussiéreuse. Quelque chose de mouillé et de froid lui giflait le visage et la brûlure familière du Segir lui incendiait la gorge.

« Smith ! appelait de très loin la voix de Yarol. Northwest Smith ! Réveille-toi, bon sang ! Réveille-toi !

– Je suis… réveillé, parvint à articuler pâteusement Smith.

Le bord d’une timbale lui heurta les dents.

« Bois ça, idiot ! » dit Yarol d’un ton irrité.

Smith avala docilement. La mémoire lui revenait laborieusement sous le fouet du Segir : mémoire d’un cauchemar, terrible et doux, de…

« Mon Dieu ! sursauta Smith, en essayant de s’asseoir. Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Une Shambleau ! s’exclama Yarol. Une Shambleau, mais qu’est-ce que tu pouvais bien faire avec ça !

– Que veux-tu dire ? demanda Smith.

– Tu ne savais pas ? Mais où l’as-tu trouvée ? Comment…

– Si tu commençais par me dire ce que tu sais, fit Smith fermement. Et une autre gorgée de Segir, s’il te plaît. J’en ai besoin. 

– Euh… Je ne sais pas au juste par où commencer. Il y a toujours eu des Shambleau.

– Mais… que sont-elles ?

– Dieu seul sait. Pas humaines, bien qu’ayant une forme humaine. Ou ce n’est peut-être qu’une illusion… ou je suis peut-être fou. Je ne sais pas. Une espèce de Vampire – à moins que le Vampire ne soit qu’une variété de… enfin, de leur espèce. Leur forme normale doit être cela… cette masse. Sous cette forme, elles tirent leur nourriture de… des… des forces vitales des hommes, je suppose. Et elles procurent toujours cet horrible, immonde plaisir en… se nourrissant. Certains hommes qui survivent à la première expérience s’y accoutument comme à une drogue. Ne pouvant plus s’en passer, ils gardent une Shambleau toute leur vie – qui ne dure pas longtemps, la nourrissent pour cette affreuse satisfaction.
 
 

 

– Je commence à comprendre pourquoi cette bande a été si surprise – et si dégoûtée quand j’ai dit… euh, bon, continue.

– Lui as-tu parlé, à elle ? demanda Yarol.

– J’ai essayé. Elle ne parlait pas très bien. Je lui ai demandé d’où elle venait. Elle a répondu « de très loin dans l’Espace et le Temps » ou quelque chose comme cela.

– Tu t’es souvenu de la légende de la Méduse ? Pas de doute que les Grecs anciens les connaissent. Est-ce que cela signifie que la Terre a connu, avant la nôtre, d’autres civilisations qui ont exploré d’autres planètes ? Ou bien une Shambleau parvint-elle à atteindre la Grèce, voici trois mille ans ? La Gorgone, Méduse au beau corps de femme, avec des serpents pour cheveux et un regard qui transformait les hommes en pierre. Persée l’a finalement tuée, – je m’en suis souvenu par accident, Northwest, et cela a sauvé ta vie et la mienne, – Persée l’a tuée en se servant d’un miroir pour réfléchir ce qu’il n’osait pas regarder directement. Je me demande même quelle a été sa véritable aventure, à lui ; comment il a rencontré cet être inhumain, et ce qui est arrivé.

Il y a beaucoup de choses que nous ne soupçonnons pas, que nous ne saurons jamais. Néanmoins, je ne crois pas que leur terrible pouvoir hypnotique indique une intelligence surhumaine. C’est leur moyen de se procurer à manger. La Shambleau utilise un moyen psychique pour atteindre une nourriture psychique. Je ne sais au juste comment dire. Je sais seulement que lorsque j’ai senti ses tentacules se nouer autour de mes jambes, je n’avais pas envie de les arracher. J’ai éprouvé des sensations qui – oh ! j’ai été souillé jusqu’au plus profond de moi-même par ce… plaisir et cependant…

– Je sais, dit Smith lentement ; il y a quelque chose qui émane de la Shambleau, de si absolument contraire à tout ce qui est humain, qu’il n’y a pas de mots pour le dire. Pendant un moment, j’en ai fait partie, littéralement. Je voyais, j’apercevais des endroits incroyables, je jouissais de tous les souvenirs de cette… créature. Je ne formais qu’un avec elle et je voyais… Mon Dieu ! comme je voudrais m’en souvenir !

– Tu devrais plutôt remercier Dieu d’en être incapable, » observa sagement Yarol.

Sa voix fit sortir Smith de la demi-transe dans laquelle il était tombé. Il s’accouda, chancelant un peu de faiblesse.

« Tu dis qu’elles… qu’elles reviennent ? Alors, pas moyen d’en trouver une autre ? »

Yarol resta un moment sans répondre, le regard baissé dans le noir, vers ce visage ravagé d’une expression nouvelle, étrange, indéfinissable qu’il ne lui avait jamais vue – et dont il savait trop bien la signification.

« Smith, dit-il enfin, Smith, je ne t’ai jamais demandé ta parole avant, mais j’ai… mérité le droit de le faire maintenant. Je te demande de me promettre une chose. »

Les yeux pâles de Smith rencontrèrent le regard noir. Un instant, Yarol vit non pas les yeux familiers de son ami, mais des immensités grises qui contenaient toute l’horreur et toutes les délices – un océan pâle noyant un indicible plaisir. Puis le regard immense se rétrécit et les yeux de Smith se plantèrent droit dans les siens.

« Vas-y, je promettrai, dit la voix de Smith.

– Que si jamais tu rencontrais une Shambleau, – n’importe où, n’importe quand, – tu sortiras ton pistolet et tu la réduiras en cendres dès que tu sauras ce qu’elle est. Veux-tu me le promettre ? »

Les yeux sombres de Yarol plongeaient implacablement dans les yeux pâles de Smith, sans ciller. Une fois encore, les océans gris furent envahis d’un flot de souvenirs, plus doux, plus horribles que tous les rêves. Une fois encore, Yarol regarda dans l’abîme où se cachaient d’innommables choses. Un lourd silence régnait dans la pièce.

Le flot gris se retira. Les yeux de Smith, pâles, durs comme de l’acier, fixèrent ceux de Yarol.

« Je… J’essaierai, » dit-il. Et sa voix avait un tremblement.
 
 

 

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(Catherine Lucille Moore, «  Shambleau, » adaptée par Georges H. Gallet, illustrations de Jean-Claude Forest, in V Sélections, été 1955)

 
 
 

 

 

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(Weird Tales, a Magazine of the Bizarre and Unusual, volume 22, n° 5, novembre 1933)