ALBERT-JEAN : INSTINCT DE CHIEN

 

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Carlos empoigna la gueule de son dogue. Il retroussa la viande crue des babines sur les crocs baveux et sa pression fronça la peau du nez flaireur et brida les yeux luisants.

« La vieille race des étrangleurs de loups ! » déclara-t-il.

Le chien, délivré de l’étreinte, fit un bond. Puis, la queue basse, l’échine ondulante, il revint flairer les talons de son maître.

« Ce n’est pas ici que tu pourras réveiller son instinct de combat, dis-je à mon tour… Les loups ! Mon grand-père a tué le dernier, en 1871 ! »

La lune blanchissait les méandres de la route et le torrent précipitait son fracas au fond de la vallée. Une odeur sauvage de lavande et de thym chargeait le vent. L’eau brillait, par échappées brèves, parmi l’écroulement des rocs. Et, de place en place, un champ de seigle rapiéçait la montagne pierreuse.

« Ton grand-père avait de la chance ! conclut Carlos, avec un soupir… Il avait ses terrains de chasse à portée de sa carabine, tandis que moi je ne puis me payer les battues au loup que dans les films canadiens, au cinématographe ! »

Un hibou huait, à l’abri du vent brusque qui chassait des balles de nuages blancs dans le ciel creux. Nos femmes s’arrêtèrent et tressaillirent.

« Regardez le chien ! » dit Isabelle.

Le dogue tenait un arrêt mystérieux au revers du petit fossé. Campé sur trois pattes, la quatrième soulevée avec précaution, il braquait ses yeux clairs vers un champ de cailloux qui surplombait la route.

« Il ne lui manquait plus, maintenant, que de chasser la chouette ! » décréta Carlos avec humeur, en tirant sur le collier à clous de cuivre.

Le chien ne bougea pas d’un pouce. Il semblait pétrifié dans son guet. Des frissons brefs moiraient son plage et ses oreilles se dressaient férocement sur son crâne bombé.

« Ici, Dick ! »

La bête rabaissa sa patte, avec précaution. jusqu’au sol. Sa nuque se tendit et le cou parut se gonfler sous le hérissement des poils raides.

« Ici, Dick ! »

Carlos ébranla le molosse, d’un coup de pied.

« Ne lui fais pas de mal ! » suppliait Madeleine.

Ce fut alors que le cri du chien éclata : un hurlement de défi sauvage, une plainte furieuse qui labourait cette vallée paisible, la parcourait et la prolongeait jusqu’à l’infini des mondes inconnus.

Carlos me saisit par le bras :

« Regarde ! »

Le chien s’était ramassé, pour mieux se détendre, dans un élan de tous ses muscles qui le projetaient vers le champ désert.

« Ah ! mon Dieu ! il devient enragé ! » gémit Isabelle.

Une frénésie étrange excitait l’animal dont les bonds mesuraient le sol. Il tenait sa gueule ouverte à demi, comme s’il l’eût crochée dans la gorge d’un adversaire invisible. Par instant, l’arrière-train ployé, il semblait résister à une traction formidable et ses ongles griffaient la terre écorchée. Son souffle faisait voler une bave écumeuse et chacun de ses muscles jouait visiblement sous sa robe lustrée.

Soudain, il faiblit, roula sur le flanc, agita ses pattes convulsives. Mais un sursaut le redressa. Nous eûmes alors la perception très nette que ses crocs happaient l’ennemi, dans un effort définitif. Il demeura, quelques secondes, crispé dans sa victoire. Puis son étreinte se desserra. Ses oreilles mollirent, sa queue s’agita faiblement, il abaissa son museau et il nous parut qu’il se désaltérait à une source invisible.

Nous bondîmes dans le champ. Un champ dévasté, un champ rocailleux dont nul épi n’avait tenté de percer la croûte de silex éclatés.

Nous cherchâmes en vain à relever le passage de quelque animal imprévu sur cette terre où, seules, des brebis avaient laissé leurs traces habituelles.

Dick nous fixait, l’œil en coin, et son flanc battait sous la poussée désordonnée du souffle.
 

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J’avais oublié le chien de Carlos et Carlos lui-même, lorsque l’idée me vint, l’année passée, d’acheter du terrain pour tenter la culture de la lavande. Le champ où Dick s’était battu contre un adversaire invisible fut compris dans un des lots.

Une sale besogne, le défrichement des terres dans nos montagnes. Les cailloux faussent le soc et les mancherons brûlent les paumes des malheureux qui s’attellent à la besogne. Je surveillais moi-même les travaux et j’avais imaginé un système de primes pour stimuler l’effort des travailleurs.

Ce jour-là, ils attaquaient le coin désolé que nous avions surnommé « le Champ du Mystère, » Isabelle et moi. Le soleil plombait les nuques et la sueur vernissait les visages, tandis que mes hommes éventraient le sol, d’une pesée têtue de tous leurs muscles.

Je somnolais sous le soleil furieux qui tendait une buée rouge sous mes paupières, lorsque le son clair d’une lame qui se fêle me fit sursauter. Un juron ponctua ce bruit insolite.

Le soc d’une des charrues venait de se fausser contre une dalle enfoncée dans le sol et que nous nous mîmes aussitôt en devoir de dégager.

À coups de pioche et de pic, nous ne tardâmes pas à isoler une manière d’auge rectangulaire et fermée, en quoi je reconnus aussitôt une de ces sépultures gallo-romaines qui parsèment cette région du bas Dauphiné.

« Est-ce qu’on l’ouvre maintenant, ou faut-il attendre le maire ? me demanda le chef des travailleurs.

– Faites-moi sauter ça, tout de suite ! » commandai-je, avec l’assurance du maître dans son champ.

La pierre s’effrita, au premier coup, et nous découvrîmes un amas de poussière, une traînée brunâtre qui avait gardé vaguement le dessin d’un squelette. Un fragment de l’os occipital conservait sa forme de coquille et deux fémurs poreux étonnaient par leur longueur, leur volume et leur légèreté.

« Oh ! voyez donc, monsieur, s’écria un des paysans… On dirait des dents de loup ! »

Au-dessus du crâne humain, le contour d’une mâchoire se devinait – d’une mâchoire où des crocs restaient plantés par miracle dans le creux terreux des alvéoles.

J’entrevis alors la silhouette du guerrier que l’on avait inhumé là, drapé dans une peau de loup dont le crâne évidé se rabattait sur son front comme un casque.

« Un loup ! vous avez raison ! »

Le combat qui avait mis le chien de Carlos aux prises avec un adversaire insoupçonnable, à cette même place, me remonta brusquement à la mémoire. Dick, l’étrangleur de loups, avait-il flairé la dépouille de l’ennemi enseveli depuis des siècles, ou s’était-il heurté à une présence invisible qui rôdait autour du tombeau ?

« Arrêtez-vous ! » criai-je à mes travailleurs.

La supériorité magnifique de l’instinct sur l’intelligence humaine m’écrasait. Et je me mis à fuir, droit devant moi, comme si je sentais sur mes talons le souffle d’une horde millénaire.
 
 

 

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(Albert-Jean, in Le Quotidien, numéro d’essai hors commerce uniquement réservé aux abonnés, jeudi 15 février 1923 ; Claude-François Desportes, « Étude de chien près d’un lièvre, » huile sur papier marouflé sur toile, c. 1750 ; gravure d’après un dessin de Samuel Howitt, « The Dog and the Wolf, » 1810)

 
 

 

PIERRE MILLE : MOUSTACHE

 

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« … Il ne faut pas rire, dit Belleuse ; ce n’est pas matière à rire. D’abord, c’est insulter nos ancêtres. Songez qu’ils ont tous cru et toujours cru, nos pères, ceux de la nuit des temps, ceux qui chassaient des monstres aujourd’hui disparus avec des armes de pierre, au retour des morts, à l’ombre des morts, à l’esprit invisible et pernicieux des morts. Il nous en reste quelque chose, au fond de nous-mêmes : nous avons peur, et si nous rions c’est par bravade, pure bravade.

– Bah ! répondit Nangis, le sculpteur qui ressemble, avec son crâne chauve et l’éventail de sa barbe rousse, à un moine défroqué, il n’y a rien, absolument rien ! De toutes les histoires qu’on raconte, il n’en est pas une, pas une seule, qui puisse être rigoureusement contrôlée, ou qui ne puisse s’expliquer par un phénomène bien simple, bien banal, bien ordinaire, ou par une mystification. Nous n’avons pas peur ! Au contraire, comme les enfants, nous voudrions croire, pour avoir un peu peur. Ça nous rajeunirait… Toi-même, Belleuse, as-tu quelque chose à dire, as-tu jamais vu quelque chose ?

– Non, répondit Belleuse.

– Tu vois bien !

– Je n’ai rien vu, mais j’aurais mieux aimé avoir vu. J’aurais été plus rassuré… Il y a dix ans de ça, et c’était à une lieue des fortifications, à Clamart, figurez-vous, tout simplement à Clamart, au pied de la redoute, à deux cents mètres de la ligne du chemin de fer. Il y avait là, – j’ignore si on l’a démolie pour y construire des maisonnettes à bon marché : c’est bien probable, mais je n’en sais rien ; je ne suis jamais retourné de ce côté-là, c’est plus fort que moi, – il y avait là une vieille et grande maison bâtie vers la fin du dix-huitième siècle, en plâtre et en mœllons, avec une attique en triangle, trouée d’un œil-de-bœuf, et des guirlandes de stuc au-dessus des fenêtres. Et elle était entourée d’un beau jardin devenu tout sauvage, où l’on pouvait pénétrer comme dans un moulin, car la muraille de clôture, qui avait été crénelée pendant le siège de Paris, était tout effondrée. Par endroits, on avait essayé d’aveugler les brèches avec des palissades en planches, mais ces palissades mêmes pourrissaient de vétusté. Un bel endroit, pour un peintre, n’est-ce pas ? Un jour, je ne luttai plus contre la tentation. Je mis mon chevalet sur mon dos, gardai une boîte à couleurs en bandoulière et sautai le mur. Moustache, mon bon chien Moustache, une espèce de barbet noir très intelligent et toujours paisible, prit son élan et me suivit. Tout de suite, j’eus de l’herbe à la hauteur des yeux : une herbe folle, une herbe d’été, sommée de longs épis barbus, déjà tout jaunes. Moustache y fit quelques bonds délirants, parce que ça l’amusait, comme tous les chiens, qui ne sont civilisés qu’en apparence, un si bon retour à la nature, avec ses odeurs qu’il reconnaissait sans les avoir jamais senties.

Mais bientôt il devint sage, singulièrement sage, et se contenta de marcher derrière moi. Sans doute, ça le fatiguait d’avoir à creuser son propre tunnel dans cette brousse.

Et je trouvai là des motifs, des motifs ! L’enfance du monde qui ressuscitait dans ce coin abandonné ! Des arbres irradiés de soleil, pâles de soleil par-dessus, en dessous tout noirs et tout tragiques de belles branches mortes, ces branches de sous-bois que les bûcherons coupent toujours, pour nous empêcher d’en jouir, je suppose. Et puis des géraniums devenus comme des arbres eux-mêmes, une rhubarbe dont les pousses s’étaient mises à ramper, à s’étendre, à touffer, monstrueuse, avec ses feuilles immenses, impressionnantes, maléfiques. C’était épatant, je vous dis, épatant ! Ce parc devint mon atelier. J’y retournai tous les jours.

La maison ne m’intéressait pas ; une vieille maison, n’est-ce pas, et voilà tout. Les portes et les persiennes en étaient fermées, et je n’essayai pas de m’y introduire. Autre chose est, quand on a encore quelque respect pour les lois de son pays, d’entrer sans permission dans un jardin désert, et de crocheter une serrure. Je n’essayai même pas d’en faire une esquisse : elle était trop laide, avec ses gouttières rouillées, décrochées, qui pendillaient. Et Moustache, généralement plus curieux, n’en approchait pas non plus. Un jour que, le soleil couché, je retombais de la muraille ébréchée sur la route, je me trouvai dans les bras d’un citoyen qui portait une plaque sur sa blouse bleue. Je le pris d’abord pour le garde champêtre : ce n’était qu’un cantonnier. Je respirai. Mais l’homme demanda tout de même :

« Qu’est-ce que vous faisiez là-dedans, vous ?

– Je suis peintre, répondis-je avec quelque confusion, peintre paysagiste… Alors j’ai été prendre des études, comprenez-vous ? j’ai fait des tableaux. Tenez, voulez-vous porter mon chevalet jusqu’au chemin de fer ?… »

Je lui avais mis quarante sous dans la main, et il les prit, avec le chevalet. Pourtant, comme il m’accompagnait, il ajouta, d’un air d’excuse :

« Ça ne gêne personne, allez, que vous passiez vos journées dans cette propriété. C’est à louer ou à vendre, depuis la guerre. Mais ça ne tente pas dans le pays.

– Pourquoi ? »

Il haussa les épaules :

« Des idées. Ça ne tente pas, voilà tout. Il est venu quelqu’un, après la Commune, qui avait loué pour passer l’été, mais il est reparti tout de suite. Et, depuis ce temps-là, c’est bouclé. Ça ne tente pas, je vous dis, ça ne tente pas.

– C’est hanté ? »

Le mot m’était venu tout de suite à la bouche, simplement pour sa bizarrerie, je crois, pour l’impossibilité du fait.

Songez donc : à Clamart, une maison hantée ! Mais l’homme se mit à rire – du reste… tenez, comme vous avez ri tout à l’heure !

« Est-ce qu’on sait ! Des bêtises. Je crois plutôt que c’est trop grand : ça ne se loue plus, ces grandes maisons. Les clefs sont à l’agence, rue de Paris. Vous pouvez visiter, si le cœur vous en dit. Et vous aurez ça pour pas cher. Oh ! ben, oui, pour pas cher !

– Mais le monsieur, celui qui avait loué après la Commune, est-ce qu’on sait pourquoi il est parti si vite ? »

Il ne me répondit pas.

Voilà pourquoi je décidai d’aller passer une nuit dans cette maison. L’aventure m’intriguait, comme elle vous aurait intrigués vous-mêmes. Il y a toujours une petite vanité qui vous pousse. On aime à pouvoir dire : « Mon cher, j’ai couché une fois dans une maison hantée… » L’affaire fut bientôt réglée avec l’agence, où, d’ailleurs, on fut très catégorique. Eh non, la maison n’était pas hantée ! Il n’y a pas de maisons hantées. Seulement, les grandes propriétés ne se louent plus, autour de Paris.

Quand j’arrivai le soir avec un lit de camp, un pliant et un photophore, mon fidèle Moustache sur les talons, j’étais d’avance presque découragé : il n’y aurait rien, parbleu ! il n’y aurait rien !

Et, en effet, quand on m’eut ouvert la porte, je ne trouvai rien que le vide, les toiles d’araignée, la poussière. Dans le vestibule, des cartouches, au-dessus des portes, laissaient voir des scènes de chasse, des déjeuners sur l’herbe, assez médiocrement peints. La salle à manger à pans coupés, avec un dallage en pierres de liais, donnait sur le jardin par trois larges fenêtres, et, par une porte à deux battants, sur un salon immense, dont les boiseries sculptées étaient peintes en blanc. Il y avait deux escaliers, l’un prenant dans le vestibule, l’autre dissimulé dans l’épaisseur du mur de ce salon. Une « folie, » certes, une amoureuse maison du dix-huitième siècle, devenue plus tard la propriété d’honnêtes bourgeois, comme tant d’autres. L’escalier dérobé menait à une chambre à coucher dont toutes les parois avaient été décorées de glaces. Mais toutes ces glaces avaient été brisées, le même jour, aurait-on dit, brisées par des coups de feu : on distinguait encore le mince petit trou creusé par les balles, autour de larges fêlures en étoiles, régulières. Les brutes allemandes avaient voulu s’amuser, peut-être : c’est si tentant de crever des miroirs à coups de fusil ou de revolver. Plus tentant encore que de marcher dans la neige vierge, pour faire de sales trous noirs. Mais c’est un plaisir du même genre. Pourtant, je réfléchis que, si on avait commis ces dévastations « pour s’amuser, » un instinct très ordinaire aurait porté ces barbares à tirer d’abord dans le milieu des glaces. Mais leurs blessures, au contraire, étaient à des places irrégulières : à droite, à gauche, en bas, en haut. Non, non, il ne s’agissait pas d’un jeu brutal et sauvage ; on s’était battu, dans cette pièce ; on y avait surpris quelqu’un. Mais qui ? Les défenseurs, ou les paisibles habitants de cette maison ? Je ne le saurais jamais, nul ne le saurait jamais. Drame obscur, effacé par trente ans de silence.

Ah ! le silence, le silence ! Il y a plusieurs sortes de silence. Des silences neutres, naturels, ordinaires, des silences bienveillants, comme celui de la campagne endormie ; et des silences offensifs, perfides, hostiles : le silence de cette chambre était de ceux-là. Il me fallut un effort pour me dire : « S’il y a quelque chose, c’est ici. Et, par conséquent, c’est ici que je dois attendre et veiller. » Mais enfin, je fixai mon lit de camp sur ses tringles, je déposai sur le pliant un flacon de cognac, un revolver, le photophore allumé, j’attendis et je veillai. J’avais fermé la porte. Moustache essaya de l’ouvrir avec sa patte, puis revint vers moi en gémissant. C’est un chien douillet : il n’a pas l’habitude de dormir sur le plancher nu. Je crus que c’était de là que venait son inquiétude, et lui fis signe de se coucher sur le lit de camp. Mais il refusa et resta campé devant cette porte, le poil hérissé, grelottant.

Alors, pendant des heures, de longues heures, je ne sais plus combien d’heures, ce fut l’angoisse, l’angoisse pure et simple, inutile, sans cause. Pas même l’impression d’une présence invisible, malveillante, dangereuse : l’angoisse, et c’est tout. J’avais seulement la sensation que des gens, des inconnus, avaient jadis, en ce lieu, attendu quelque chose d’atroce, d’inévitable, attendu, attendu, le cœur battant, et mon cœur battait comme le leur… Et puis, tout à coup, Moustache se jeta en avant, ses lèvres noires retroussées sur ses crocs. Et il hurla ! Un grand hurlement qui déchira la nuit et me donna la chair de poule. Eh bien, quoi, quoi ? La porte était toujours fermée, et il n’y avait rien dans cette chambre, absolument rien que ce qu’elle contenait la minute d’auparavant. Pas une ombre, pas un fantôme, pas un bruit, excepté ces grands hurlements qui ne cessaient plus. Et Moustache se mit à reculer, à reculer, jusque vers le lit de camp où je m’étais assis. Il était égaré, il était fou de fureur et d’effroi, il tremblait, il bavait. Je n’essayai pas de le rassurer, de le caresser : il m’aurait mordu ! Aussi vrai que je vis, que je parle, que je fume une pipe en ce moment, je ne voyais rien, toujours rien ; mais il voyait, lui, je suis sûr qu’il voyait ! et même il entendait ! Par instants, à ses hurlements succédait ce petit aboi, sec, claqué, que jettent presque tous les chiens au moment d’un coup de feu. Et, brusquement, il gémit, il se pencha, il tira la langue, il fit comme s’il léchait une blessure, une invisible blessure sur une invisible forme étendue à ses pieds.

… Et j’ai fichu le camp, oui, j’ai fichu le camp, à travers le jardin, jusqu’à la route, jusqu’à Paris, comme un lâche. Je n’avais rien vu, pourtant. Mais Moustache ?… »
 
 

 

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(Pierre Mille, « Contes du Journal, » in Le Journal, n° 7469, dimanche 9 mars 1913 ; Joseph-Urbain Melin, « Chien égaré se réclamant, » huile sur toile, 1882 ; gravure extraite du Livre des Merveilles du monde de Jean de Mandeville, 1478)