« Je pensais, me dit le vieux petit rentier, que vous connaissiez mon malheur. Oui, parce que tout le monde sait, dans le pays : alors, on aurait pu vous raconter… Ça remonte à loin, trente ans déjà. Vous qui écrivez des histoires, vous n’oseriez jamais imaginer quelque chose de comparable à ça.

– Est-il indiscret ?… demandai-je.

– Pas du tout. Tenez, asseyons-nous sur ce rocher. La mer ne montera pas jusqu’ici aujourd’hui. Nous sommes en morte-eau. »

Il regarda un instant l’horizon. Des barques de pêche aux voiles jaunes évoluaient sur l’eau couleur de nacre. Des mouettes tournoyaient près de nous en laissant choir des cris tristes comme des grincements de poulies.

« Je quittais le Mexique, dit le vieux monsieur. J’avais fait ma pelote, là-bas, en vingt ans de labeur acharné. Du temps de Porfirio Diaz, c’était la dictature. L’ordre régnait. On pouvait travailler.

Un accident de chemin de fer dont nous nous étions tirés sans mal, ma femme et moi, entre Mexico et Vera Cruz, nous avait fait manquer le paquebot de France. Rester dans ce port insalubre jusqu’au prochain courrier n’avait rien de réjouissant, d’autant plus que la santé de ma femme était déjà fort ébranlée par le paludisme. Je songeais à quitter les terres chaudes pour remonter vers le nord, quand le hasard me mit en présence du capitaine Lérissard. Sa goélette, la Georgette-Jeanne n’avait pas l’habitude d’embarquer des passagers, et peu de gens consentiraient à affronter la monotonie du voyage sur un voilier, mais ma qualité de compatriote et la nécessité où je me trouvais d’éloigner au plus vite ma femme d’un pays malsain décidèrent le capitaine. Il venait de terminer son chargement. Le lendemain, nous mettions à la voile pour Saint-Nazaire.

Les premiers jours s’écoulèrent sans incident notable. Nous fîmes escale à La Havane, et y apprîmes la nouvelle d’un sinistre maritime qui est resté dans toutes les mémoires : la collision du transatlantique Penthièvre avec le cinq-mâts Shropshire.

– Ah ! oui, dis-je, 600 victimes.

– Sept cents, rectifia le vieux monsieur ; un drame épouvantable. Des émigrants russes se ruant à l’assaut des chaloupes à coup de couteau, une horreur sans nom.

Ma pauvre femme, déjà si nerveuse, en demeura péniblement impressionnée. Je m’efforçai de la distraire, aidé par le capitaine Lérissard, qui était un très brave homme. Ce vieux coureur d’océans possédait un répertoire très varié d’histoires qu’il savait conter avec beaucoup de bonne humeur. C’étaient des aventures personnelles, dramatiques à souhait, des légendes étranges, naïves, que connaissent les marins de tous les pays, une surtout, celle du serpent de mer.

« Vous y croyez, capitaine, au serpent de mer ? demanda ma femme.

– Qui sait, madame ?… Pourquoi ne pas admettre qu’un spécimen ou deux de la gigantesque faune préhistorique se soient attardés dans les abîmes sous-marins avant de disparaître à leur tour ? À quelques siècles près…

– Et les sirènes, capitaine ? »

L’expression du marin devint grave.

« Ah ! les sirènes, madame… Tenez, je vais vous confier un souvenir que je n’évoque pas souvent dans mes récits, car on se moque toujours de moi.

C’était, il y a quinze ans, dans la mer de Chine, à bord de la Georgette-Jeanne, qui effectuait son premier voyage. J’observais l’horizon, car un coup de chien me semblait s’annoncer, quand, par par trente brasses à bâbord, je vis se dresser hors de l’eau, jusqu’à la ceinture à peu près, un être bizarre assez semblable à une forme humaine. Je crus rêver, j’élevai ma lunette… la sirène avait disparu. Car, on dira ce qu’on voudra, c’était une sirène. L’apparition fut trop rapide pour que je pusse l’observer attentivement, mais je conserve néanmoins un souvenir précis de sa longue chevelure ruisselante et noire qui descendait le long du dos, à la façon d’une crinière. Naturellement, comme j’étais seul à avoir vu, personne n’a pris mon témoignage au sérieux. »

Je ne pus m’empêcher de sourire.

« Cette fois, capitaine, dis-je, vous me paraissez plus Gascon que Breton.

– Ça y est, cria le marin, je passe encore pour un blagueur. »

Mais ma femme, elle, ne riait pas. Dans la suite, elle me parla souvent de la prétendue sirène du marin, une hallucination, sans doute, à moins qu’elle ne relevât de la plus pure fantaisie. Elle en rêva au point d’en parler pendant son sommeil, et je commençais à regretter les dons de conteur du capitaine.

Un soir, très tard, à cause de la nuit splendide, nous étions assis à l’arrière, Marguerite et moi. L’homme de barre, silencieux, un brûle-gueule aux dents, fumait en regardant les étoiles. Ma femme, enveloppée dans un grand manteau, s’appuyait sur mon épaule. Nous n’avions pas parlé depuis longtemps et je m’assoupissais un peu. Un long et terrible cri, qu’elle jeta brusquement, me fit bondir.

Je l’aperçus, au clair de lune, très pâle, penchée sur le bordage. Son doigt tendu désignait la mer.

« La sirène… la sirène… Oh ! l’horrible chose !… »

Je l’avais saisie à pleins bras, épouvanté que la folie l’eût prise là, tout à coup. Ce qui m’impressionna le plus fut de constater le calme relatif de son esprit.

« C’est la fièvre, disait le capitaine.

– L’horrible chose, répétait-elle, égarée. Elle avait un affreux visage, et des yeux, des yeux noirs… Jamais je ne pourrai l’oublier. »

Je la couchai et la veillai jusqu’au jour. J’avais épousé une créole de la Martinique, monsieur, et les créoles sont très superstitieux. Ils croient aux fantômes, aux manifestations des esprits. Ajoutez à cela la fièvre… Maudit capitaine, avec ses histoires ! Je vous assure que j’avais hâte d’apercevoir la côte de France.

Marguerite se leva comme d’habitude. Elle semblait calme, un peu inquiète, pourtant. Je la suivais partout, cherchant à la distraire. Le soir vint. Après le dîner, ma femme s’accouda au bordage pour regarder la mer. J’aurais voulu l’arracher à ses méditations. Une crainte ridicule de la mécontenter m’en empêcha et, nerveux, je mis à arpenter le pont en fumant la pipe.

Alors, soudain, dans la nuit, le même cri effrayant me glaça :

« La sirène … La sirène !… »

Je me précipitai d’un bond. J’eus le temps d’apercevoir la malheureuse dressée debout à l’avant du navire, échevelée, folle, les bras tendus. Je jetai un appel désespéré : « Marguerite… » Et puis plus rien, rien que le gouffre où elle s’était précipitée, et le silence.

Après, je ne sais plus bien. Nous étions dans une chaloupe, lançant des appels inutiles. Je sanglotais, effondré.

La lueur d’un fanal, enfin, éclaira un corps, mais un corps qui flottait verticalement, dressé hors de l’eau jusqu’aux aisselles.

Comment vous dire l’horreur qui nous pénétra quand il apparut, rigide et sautillant sur les lames, avec un visage tuméfié, déchiqueté, et des orbites vidées par les oiseaux de mer. C’était un corps de femme soutenu par une ceinture de liège. Je ne comprenais pas, mais le capitaine avait deviné, lui.

« Les victimes, disait-il, les victimes du Penthièvre et du Shropshire… »
 
 

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(André Reuze, « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, seizième année, n° 5413, mercredi 7 octobre 1925 ; « Les Contes de la Dépêche coloniale, » in La Dépêche coloniale et maritime, trente-septième année, n° 9563, mardi 12 et mercredi 13 novembre 1929 ; illustration d’Arthur Rackham pour « The Farmer and the Sea » de Fables d’Ésope, 1912)