Si le ciel n’est pas vide, il est vraisemblablement rempli par un seul Dieu. Mais il y a d’innombrables dieux sur la terre ; et celle-ci, comme les pauvres gens qui l’habitent, est partagée entre leurs influences. Je ne pense pas qu’ils se disent adversaires, mais je pense qu’ils s’ignorent. Et Kipling, qui est à cheval sur deux races humaines, a remarqué avec sagacité que la limite mitoyenne de leurs empires spirituels se confond avec le méridien de Kurrachee.

Je suis assuré que nos cervelles ne roulaient pas d’aussi profondes pensées quand, mes amis et moi, nous nous rendîmes, après déjeuner, à l’invitation du quanhuyên de Lamxuyên, qui nous conviait aux obsèques temporaires d’un vieux « taosse, » lequel avait envie de se faire enterrer pour rajeunir.

L’Inde et la Chine du Sud sont remplies de ces docteurs ès-jongleries qui semblent jouer avec les lois les plus respectables de la nature, et qui offrent gracieusement le spectacle des plus stupéfiants phantasmes, pour la plus grande gloire de leur pseudo-patron Lao-Tseu.

À l’entrée d’un taillis de bambou, au bord d’une rizière assez marécageuse que longeait une courbe de la Rivière Claire, nous trouvâmes le quanhuyên, un aimable mandarin tonkinois, à la barbe rare et blanche, et au sourire sceptique. Il était entouré d’un grand concours d’indigènes formant cercle ; à côté de lui, dans le cercle, nous vîmes, accroupi et marmottant d’inintelligibles syllabes, la vieux taosse, le torse nu, les reins couverts d’une vieille étoffe, teinte au cunao. Tout près de lui, un trou creusé dans la terre meuble et bourbeuse.

Comme j’avais souvent passé la nuit en fumant des pipes, et en tenant des conversations philosophiques, avec le quanhuyên, je l’interrogeai tout de go.

« Il est parfaitement exact, me dit-il en substance, que ce vieil homme, qui a mené une longue vie d’ascétisme et de solitude, va se faire enterrer là-dessous. Sans cercueil, sans linceul, directement dans et contre la terre. Ses disciples, que vous voyez là autour de lui, vont l’aider dans les rites assez stricts de la cérémonie. Comme je vous sais curieux de ces choses, je vous ai prié de venir. Quand le bonhomme sera couché là, on remettra la terre dans le trou, on damera, on sèmera du riz, et on s’en ira. Les disciples s’enfermeront dans sa maison pendant cent vingt jours en disant des oraisons à son intention. Les cent vingt jours passés, nous reviendrons tous ici et nous trouverons le riz jeune poussé, très vert et dru. On coupera le riz, on ouvrira le trou, et on en sortira le bonhomme. Et le bonhomme sera vivant et s’en retournera chez lui.

– Allons donc ! dis-je en riant. Ce ne peut-être qu’un tour de passe-passe. Si ça se passait réellement ainsi, le bonhomme ne serait pas vivant. Ne croyez-vous pas ?

– Évidemment, dit le quanhuyên avec un petit sourire. Évidemment, cela est impossible. Seulement, cela est. »

Et, sans dire plus, il s’approcha et je le suivis. La cérémonie commençait.

Les disciples couchèrent leur maître à terre : on lui lia les bras au corps, et les jambes l’une contre l’autre, aux genoux et aux chevilles. Avec une mixture noire, qu’on me dit être de l’opium de Bénarès, on lui boucha le nez et les oreilles ; puis on lui ferma les yeux, et on colla hermétiquement les paupières avec la même drogue. Puis les disciples se prosternèrent, en disant au revoir à leur maître. Et on entendit aussitôt un bruit singulier, comme d’un animal qui aurait englouti une bouchée trop grosse. Le taosse, qui avait ouvert, puis violemment refermé la bouche, venait d’avaler sa langue. Sur quoi, il devint tout pâle, et ses traits furent immobiles. Avec de l’opium, on scella les lèvres largement. Et, comme je m’approchais :

« Vous avez un cachet ? » demanda le quanhuyên.

J’ôtai de mon doigt et lui tendis une bague armoriée. Le mandarin ordonna de chauffer de la cire et scella, de l’empreinte de ma bague, toutes les circonvolutions des cordelettes. Et le vieillard, ainsi accommodé, fut descendu dans le trou.

Et on commença de le remplir de terre, pendant que les disciples chantaient une façon de mélopée très douce et monotone. Quand le trou fut rempli jusqu’au bord, un Annamite jeta dessus, à la volée, des grains légers et blancs et les autres nous adressèrent un discours solennel à quoi je ne compris rien.

« Qu’est-ce qu’ils font ? demandai-je ; et qu’est-ce qu’ils disent ?

– Ils sèment du riz, dit le mandarin. Et ils nous invitent à revenir ici dans quatre mois. »
 

*

 

Quatre mois après, l’air superficiel et ironique, mais en vérité, bien curieux, nous étions tous là. Une moire verte, magnifique et délicate, s’étendait sur toute la rizière. Je dois dire, que, pendant le premier mois, j’avais installé, nuit et jour, en permanence un poste d’observation à un angle du champ.

Les légionnaires railleurs et insolents qui le composaient savaient pourquoi je les avais mis là, et n’avaient pas perdu un coup d’œil. Or, il n’avaient rien vu. Rien absolument. An bout du premier mois, j’avais supprimé cette garde inutile ; car les tiges du riz naissant, d’une extrême sensibilité, étaient les meilleurs témoins du monde, et m’eussent averti de la plus mince tentative. Or, j’avais devant moi un gazon vierge et tremblant, et immaculé, que seule avait caressé la brise des aubes et des crépuscules.

Les disciples de l’enterré arrivèrent avec des bêches et des pioches : on remua la terre précautionneusement. Au bout de dix longues minutes, le corps apparut. Il n’avait pas bougé : tout était comme devant, et je dus constater que les empreintes de ma bague étaient toutes intactes. Avec mille précautions, on exhuma le vieillard à la surface. Il était parfaitement rigide et froid.

« C’est ridicule ! m’écriai-je. Ridicule et un peu odieux ! Il est mort, le pauvre diable. Vous ne voyez pas ça ?

– S’il était mort, dit sentencieusement le quanhuyên, il sentirait très mauvais. Or, on ne sent rien ici, hors la terre humide. »

Les disciples firent couler de l’eau chaude sur les yeux et la bouche : l’opium desséché se ramollit. On put aisément l’enlever, et aussi des narines. Bientôt lèvres et paupières apparurent, serrées et closes. Un jeune indigène souleva la paupière droite : l’œil était renversé ; on voyait un affreux globe d’un blanc sale ; la paupière abandonnée retomba. Un autre ouvrit difficilement les mâchoires, glissa son doigt dans la bouche et ramena la langue du fond du palais. Elle sortit avec un vilain bruit de parchemin sec et froissé, et demeura, pendante et noirâtre, hors de la bouche ouverte et distendue. C’était un laid spectacle.

« Mais il est mort ! » criai-je à nouveau.

Personne ne me répondit ni même n’eut l’air de m’avoir entendu.

Je n’oublierai jamais ce que je vis dans les minutes qui suivirent. Deux disciples, levant les paupières, mirent à l’air le globe inerte et blanc de l’œil. Deux autres, par des pressions rythmiques, abaissèrent et redressèrent la cage thoracique du corps étendu. Et un cinquième, à terre, couché tout au long du vieillard, colla sa bouche vivante contre la bouche glacée, et insuffla de l’air dans la poitrine inerte et vide.

La croyance profonde de cette foule finit par m’émouvoir. Et je m’approchai, suivant anxieusement les gestes des cinq Annamites.

D’abord, je ne vis aucun changement. Puis il me sembla – mais en étais-je sûr ? – que des lueurs couraient sous la peau froide et terne, des lueurs colorées et frissonnantes. Et soudain, ayant regardé les paupières relevées et livides, je vis le globe effrayant vibrer, trembler et s’abaisser peu à peu. Et peu à peu, et ligne par ligne, sortant de la paupière supérieure, la pupille apparut. Insensiblement, elle descendait, formant un petit fuseau, puis un demi-cercle, puis le cercle entier. Et, tout à coup, le cercle s’anima : une lumière traversa la pupille et frappa mon œil, à cet œil attaché. Et je vis : l’œil du mort regardait, et voyait, et comprenait ; et je sentais, à travers l’effluve, ressusciter le cerveau.

Alors, et en même temps que moi, les disciples et la foule virent le miracle. Et ils se mirent à chanter et à invoquer Bouddha et les dieux du firmament jaune, pendant que des serviteurs apportaient des peaux de bêtes chauffées à un feu vif, pour ranimer le corps transi.

Une demi-heure après, les articulations jouaient ; et le vieux taosse, enroulé dans des couvertures, souriait au ciel retrouvé. Je ne sais ce que pensaient mes compagnons, mais je me pinçai au sang pour m’assurer que je ne rêvais pas. Et je me rapprochai du vieillard :

« Comment as-tu fait ? lui dis-je. Et te connaissais-tu dans la terre ? et que pensais-tu pendant ta mort ? »

J’attendais des phrases magnifiquement révélatrices… Le vieux éternua. Puis il dit ce seul mot :

« I-o-ai ! »

Et il éternua de nouveau.

Mes camarades se mirent à rire. Mais moi, qui ai étudié les dialectes des humanités disparues, je compris ce que disait le vieillard.

I-o-ai : les trois racines du sanscrit sacerdotal, transposées en chinois primitif. I-o-ai : l’Être dans l’éternité et la profondeur.

I-o-ai : les trois syllabes magiques dont le peuple, — qui ne crée rien, mais s’empare de tout, – dont les juifs ont fait : Jéhovah.
 
 

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(Matgioi [pseudonyme d’Albert de Pouvourville], « Les Contes de la Dépêche coloniale, » in La Dépêche coloniale et maritime, vingt-huitième année, n° 6615, dimanche 11 et lundi 12 janvier 1920 ; illustration de couverture du Petit Journal illustré, trente-neuvième année, n° 1932, 1er janvier 1928)

 
 

 

ANDRÉ VINCENT : RÉSURRECTION D’UN FAKIR

 

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LES MŒURS INDIENNES

 
 

Sir Thompson, qui a occupé dans l’Inde de hautes et honorables fonctions, vient de publier dans les recueils anglais les souvenirs et les impressions de ses voyages. Nous sommes heureux de pouvoir donner des fragments de cette curieuse publication, qui fait si bien connaître les mœurs, les coutumes, les mystères de l’Asie, et qui a tout le caractère des ouvrages anglais : une exactitude très grande, un bon sens parfait, une allure prudente et grave. Nous devons dire que dans la traduction de ces fragments, que nous empruntons au Dial, nous userons d’une grande liberté, en ne choisissant que les passages qui nous paraîtront les plus intéressants et même en les abrégeant souvent.
 

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Est-il vrai que la cessation absolue du mouvement et de tous les phénomènes extérieurs de la vie ne soit pas la preuve certaine de la mort ? C’est ce qui est établi par un grand nombre de faits bien connus dans l’Inde, et surtout par l’histoire extraordinaire de ce fameux fakir hindou qui, en 1837, à Lahore, s’enferma et resta pendant quarante jours dans une caisse d’où il sortit en parfaite santé.

À l’époque où ce prodige s’accomplit, sir Claude Wade était le résident politique de l’Angleterre à Loodianah et l’agent central du gouvernement indien à la cour de Runjeet Singh, souverain du Penjaub. D’après des communications qui m’ont été faites par cet officier, dont l’habileté et le caractère sont hautement connus et appréciés, j’ai réuni les éléments de ce récit, dont l’exactitude m’a du reste été garantie par plusieurs personnes dignes de créance. Le capitaine Wade arriva à Lahore peu d’heures après que le fakir eut été enfermé, scellé dans son cercueil ; il n’assista donc point à la première partie de ce curieux drame, mais il en apprit toutes les péripéties, d’abord de Runjeet Singh et ensuite des principaux fonctionnaires de sa cour, en présence desquels le fakir avait été mis dans la bière, et après avoir assisté à son exhumation, après l’avoir vu renaître complètement à la vie, il acquit la conviction que dans ce fait prodigieux il n’y avait ni artifice ni tromperie, mais un phénomène dont la cause est encore inconnue.

À l’approche du jour où le fakir devait ressusciter, et sur l’invitation du maharajah Runjeet Singh, le capitaine Wade accompagna Sa Hautesse à l’endroit où l’inhumation avait eu lieu. C’était un bâtiment carré, appelé Barra Darel, et situé dans le milieu d’un des jardins qui avoisinent le palais du roi : la construction était entourée d’une véranda ouverte, et au centre se trouvait une pièce fermée. En arrivant, le maharajah, qui était attendu par toute sa cour, descendit de son éléphant et invita le capitaine à examiner minutieusement l’édifice, pour s’assurer qu’il était resté dans un état identique à celui où il avait été laissé six semaines auparavant, quand le fakir y avait été enterré. Ces constatations furent faites avec le soin le plus grand. La pièce placée au milieu possédait quatre ouvertures, une sur chacun de ses côtés : trois avaient été fermées avec du ciment et de la brique, la quatrième avec une porte solide, dont les moindres fentes avaient été minutieusement mastiquées, et dont la surface était englobée dans un mur de terre jusqu’à la hauteur de la serrure, laquelle avait été scellée avec le cachet du maharajah à l’époque de l’enterrement. Le capitaine Wade fut convaincu qu’il n’existait aucune ouverture par laquelle l’air pût pénétrer, encore moins aucun moyen de passer de la nourriture au fakir. Le mur de terre était complètement sec : rien n’indiquait qu’il pût avoir été récemment remué. Runjeet Snigh reconnut immédiatement que l’empreinte de son sceau était intacte. J’ai oublié de dire que Sa Hautesse poussait le scepticisme aussi loin qu’aucun Européen, qu’elle ne croyait pas au succès de la périlleuse expérience du fakir, et qu’elle avait pris toutes les précautions possibles pour n’être point dupe d’une imposture. Elle avait placé deux compagnies de sa garde autour de l’édifice : quatre sentinelles, relevées de deux heures en deux heures, avaient continuellement été en faction pour prévenir toute tentative auprès du fakir ; elle avait ordonné à un de ses officiers de faire souvent des rondes et d’inspecter les gardes ; enfin, son premier ministre recevait matin et soir les rapports des officiers commandant le poste.

L’examen extérieur terminé, le maharajah et le capitaine Wade se placèrent sous la véranda, en face de la porte. Une des personnes de la suite du rajah démolit le mur de terre, et un officier brisa le cachet placé sur le cadenas. On ouvrit la porte : elle laissa voir une pièce plongée dans l’obscurité la plus complète. Le rajah et le capitaine y pénétrèrent, accompagnés du domestique du fakir enterré. On apporta des lumières, et tous trois descendirent dans une sorte de cellule creusée sous le sol. Là se trouvait une boîte en bois, dressée toute droite, large de trois pieds environ et longue de quatre, surmontée d’une sorte de toit en pente, ayant une porte fermée par un cadenas également scellé par le rajah : la clef lui en avait été remise antérieurement. Dans cette boîte était le corps du fakir. En l’ouvrant, on distingua les contours d’une figure humaine enfermée dans un sac de toile blanche dont l’extrémité supérieure avait été ramenée et attachée sur le haut de la tête. Le sac était sali et parut n’avoir point été changé ou ouvert. À ce moment, une salve d’artillerie fut tirée, pour annoncer que le fakir avait été exhumé, et toute la suite du rajah se précipita dans la chambre funèbre pour jouir du spectacle. Cette première curiosité satisfaite, le serviteur du fakir introduisit ses bras dans la boîte et en retira son maître, puis, ayant fermé l’ouverture, il y adossa le corps. On vit alors que le fakir était accroupi, dans la position d’une idole hindoue. Le domestique se mit immédiatement à verser de l’eau chaude sur le sac. Le capitaine Wade, redoutant quelque fraude, proposa au rajah d’ouvrir le sac et d’examiner le fakir avant de laisser pratiquer aucun moyen de résurrection. Cela fut fait, et le corps fut découvert. Les jambes et les cuisses parurent ridées, recroquevillées et roides ; la face était pleine, presque vivante ; la tête penchait sur l’épaule comme celle d’un cadavre. Le capitaine appela alors un médecin qui l’avait accompagné : celui-ci, introduit dans la cellule , ne put découvrir aucune pulsation dans la tête, les tempes, les bras, ni aucune élasticité dans les poumons. Il constata cependant un peu de chaleur à la région du cerveau. Tout le reste du corps était froid et cadavéreux. L’esclave recommença alors à répandre de l’eau chaude sur son maître, et peu à peu les membres abandonnèrent la rigidité qu’ils avaient contractée. Des frictions furent faites sur les extrémités inférieures. L’esclave plaça alors un gâteau de froment brûlant, épais d’un doigt, sur la tête de son maitre, et renouvela deux ou trois fois cette opération ; en même temps, il enleva le coton, enduit de cire, qui avait été placé dans le nez et les oreilles, et exerça un violent effort sur la mâchoire en introduisant la pointe d’un couteau entre les dents. Il parvint enfin à entrouvrir la bouche, et on vit la langue, flottante, allant de-ci et de-là comme un balancier, et retournée sur elle-même comme pour protéger le gosier. Il oignit, cela fait, les paupières de beurre clarifié, et bientôt il les souleva, et on vit les yeux, éteints, vitreux et fixes.

À la troisième apposition du gâteau de froment, le corps eut une convulsion, les narines se gonflèrent violemment, la respiration s’établit, et les membres commencèrent à reprendre leur élasticité naturelle. Cependant, les pulsations étaient encore à peine perceptibles. L’esclave mit alors un peu de beurre purifié sur la langue et redressa son maître. Au bout de quelques minutes, les paupières s’entrouvrirent naturellement, les yeux apparurent pleins de vie, et le fakir, reconnaissant le rajah, lui dit d’une voix sépulcrale, à peine intelligible : « Me croyez-vous maintenant ? »

Le rajah lui répondit affirmativement et lui offrit un collier de perles, une superbe paire de bracelets d’or, des pièces de soie et de mousseline, cadeaux que les princes de l’Inde ne font qu’aux personnages de distinction. Depuis le moment où le cercueil fut ouvert jusqu’à celui où le fakir recouvra la voix, il s’était à peine écoulé une demi-heure, et, au bout d’une autre demi-heure, le fakir put se promener avec le capitaine sans difficulté, quoiqu’il fût encore faible, et notre éminent compatriote le quitta avec la conviction qu’il n’avait employé aucune fraude, aucune collusion dans l’accomplissement de ce véritable prodige.

Sir Claude Wade était encore à Lahore quand le rajah, en 1838, proposa au fakir de se laisser enterrer de nouveau en présence du capitaine Osborne et des officiers attachés à la mission de feu sir William Macnaghken. Au premier abord, le fakir accepta ; mais quand il fut stipulé que la clef du caveau dans lequel il serait enfermé resterait aux mains du capitaine Osborne, le fakir, avec les craintes superstitieuses des Hindous, s’alarma, et vit dans la condition imposée ainsi un événement de mauvais augure pour lui. Il craignit que, une fois au pouvoir de sir Osborne, il ne pût sortir vivant de sa tombe. Son refus le mit naturellement en suspicion auprès des personnes qui l’apprirent ; néanmoins, le capitaine Claude Wade, qui connaissait bien le caractère des Indiens, ne s’étonna point des inquiétudes du fakir à l’égard des mystėrieuses précautions que voulait prendre l’officier européen : celui-ci lui était inconnu ; il avait de plus manifesté son scepticisme absolu sur un pareil phénomène, et le fakir craignait qu’il n’employât des sortilèges pour empêcher sa résurrection.

Mais comment expliquer les faits que nous venons de rapporter ? À cet égard, sir Claude Wade fit une enquête : il parvint à savoir que, d’après la doctrine des physiologistes hindous, c’est dans la tête que réside le principe de la vie. Si toutes les autres fonctions du corps sont arrêtées ou détruites sans que la tête soit atteinte, la vie peut s’y maintenir pendant longtemps, sans qu’il soit besoin pour cela que le corps ait de l’air et des aliments. Pour produire un pareil état, les patients sont astreints à une préparation sévère. Ces faits sont bien connus dans l’Inde, et quand on pense à l’incrédulité qui a accueilli toutes les découvertes du siècle, faut-il les repousser ? – Un jour, on découvrira le moyen qu’emploient les fakirs, et qui jusqu’ici est leur secret. Il paraît à peu près démontré cependant qu’avant de se laisser enfermer pour un laps de temps si long, ils se nourrissent pendant plusieurs jours avec une faible quantité d’eau-de-riz, et que toutes les fois qu’on les ramène à la vie, on trouve leur langue, comme celle du fakir, retournée sur elle-même pour boucher l’entrée du gosier.
 
 

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(André Vincent, in La Critique française, revue philosophique et littéraire, deuxième année, n° 26, 15 janvier 1863 ; gravure extraite du Magasin pittoresque, 1842)

 
 

 

PHILIPPE ABOUT : LA MORT MOMENTANÉE

 

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Concurrence aux fakirs. – Les idées de M. Papusse. – Une Expérience curieuse. – La vie souterraine.

 
 

Un certain M. Papusse – ce n’est pas le docteur Papus qui est en cause – a fait le pari de vivre tranquillement, pendant quelques semaines, dans une boîte hermétiquement close. C’est là une façon comme une autre de passer les vacances du Jour de l’An et de s’épargner les visites ennuyeuses du premier janvier.

Mais ce n’est pas un moyen à la portée de tout le monde, et jusqu’ici les fakirs seuls avaient la faculté de pouvoir dire adieu au monde, de se faire descendre sous terre et d’y rester un laps de temps indéterminé.

Le seul risque, paraît-il, c’est d’être oublié trop longtemps par d’autres fakirs étourdis. Car s’il est possible de rester quelques mois sans air, – ce qui est déjà bien extraordinaire, – il ne faudrait pas prolonger par trop cet exercice souterrain.

Ce qu’ils cherchent, surtout, c’est à frapper l’imagination des Indiens par l’exécution de phénomènes mystérieux qui étonnent au plus haut point.

De ces phénomènes, nous n’en parlerons point, attendu que l’on n’a jamais su si les fakirs n’étaient point simplement de très habiles prestidigitateurs, mais il est presque certain que plusieurs personnes sont arrivées à se faire enterrer vivantes et à renaître après un long séjour en terre.

Devant le colonel Osborne, le chef des Sikes et le général Ventura, trois témoins tout à fait incrédules, un fakir offrit un jour de faire une expérience.

On lui boucha le nez et les oreilles avec de la cire et on lui retourna la langue en arrière, de manière à lui boucher l’entrée du gosier. Puis on le mit dans un sac que l’on enferma dans une boîte scellée du sceau du maharadjah et que l’on enfouit dans la terre.

De l’orge fut semée, et lorsque les épis furent mûrs et coupés, on ressortit la boîte toujours intacte, on l’ouvrit et l’on trouva le fakir qui semblait dormir. Son cœur ne battait plus ; il ne respirait également plus.

Des frictions le firent revenir bientôt à la vie. – Je dois cependant à la vérité de dire que l’on voulut recommencer inexpérience et que notre homme s’y refusa.

C’est que le colonel Osborne avait fait construire un tombeau spécial solidement cadenassé et dont il avait confié la garde à des sentinelles choisies parmi des soldats anglais. Cela parut lui plaire médiocrement.

On lui promit alors 1500 roupies comptant et une rente de deux mille roupies jusqu’à la fin de ses jours s’il se décidait.

Il demanda que des doubles clefs des cadenas fussent données à quelques-uns de ses coreligionnaires et, comme l’on s’y refusa, la tentative n’eut pas de suites.

Cette aventure extraordinaire resta donc entourée d’un certain mystère et l’on ne sut jamais si la personne enterrée n’avait pas trouvé le moyen, pendant les dix mois que dura son ensevelissement, de revenir à la surface de la terre, quitte à rentrer dans son domicile souterrain au moment où le délai expirerait.

Si la seconde expérience avait eu lieu, elle aurait ou dévoilé une habile supercherie ou élucidé enfin un problème physiologique fort curieux. C’est pour cela que, plus haut, j’ai dit : il est presque certain… Car des événements de ce genre n’ont eu comme témoins que des Indous très crédules et facilement impressionnables, et si des Européens ont vu des exemples d’ensevelissement de personnes en vie, dès qu’elles ont voulu s’entourer de toutes les garanties nécessaires pour empêcher une fraude, les fakirs se sont refusés à recommencer.

M. Papusse veut aujourd’hui tenter l’expérience dans des conditions qui empêcheront toute idée de supercherie. Il aura, s’il réussit, la gloire d’avoir le premier démontré la bonne foi des Fakirs, mais d’un autre côté, si c’est facile à faire, cela diminuera leur prestige.

Nous n’avons qu’à attendre, en lui souhaitant bonne chance, bonne nuit, et en lui disant dès maintenant : « À l’année prochaine. »
 
 

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(Philippe About, in Le Soir, journal d’informations quotidien, politique, littéraire, artistique et sportif, trentième année, n° 10314, lundi 20 décembre 1897 ; illustration de Harry Clarke pour « Bérénice » d’Edgar Allan Poe, 1919)