CHAPITRE II
LE SUPRÊME BAISER
Cependant, les funéraires de Glaber avaient eu lieu aux frais de l’État. La dépouille mortelle de celui qui avait trouvé l’immortalité reposait au Panthéon, sous ces voûtes froides et mornes qui sont comme le dépotoir glacé de la gloire. Barrel avait assisté avec Jeanne, immobile et muette, enfermée dans sa douleur, toute pâle dans ses voiles de deuil, à cette cérémonie interminable où l’éloquence officielle avait achevé de murer dans sa tombe le grand homme assassiné. Jeanne était rentrée à Montélimar et ne sortait plus de la petite maison qu’avait traversé l’un des plus grands drames que dut jamais connaître l’humanité. Barrel, que des formalités officielles avait retenu quelques jours à Paris, prit à son tour le rapide. À Lyon, il vit sur les quais de Perrache des groupes de soldats en tenue des campagne devant les fusils en faisceaux. Il s’informa. La mobilisation venait d’être décrétée. Aux deux arrêts du rapide, à Vienne et à Valence, il aperçut les mêmes mouvements de troupes, des enchevêtrements de camions et d’autos dans les cours des gares, des tanks hissés sur des plateformes, des étincellements de baïonnettes aux aiguillages. À Montélimar, un immense tumulte régnait. Les services de la 8e armée entassaient de toute part leurs bureaux, leurs secrétaires d’État-major, les services de l’intendance, des autos, du train des équipages, du service de santé. Sur les allées, une double file de canons lourds étiraient d’un bout à l’autre de la perspective leurs tubulures énormes, dressées vers le ciel. Le général commandant en chef la 8e armée occupait la sous-préfecture. Un cordon de troupe l’entourait. Les pointes des baïonnettes accrochaient des flammèches de soleil. Sur la place, un régiment stationnait, couvert de poussière, dans une âcre odeur de cuir et de sueur humaine. Barrel pressa le pas, gravit presque en courant les vieilles ruelles qu’il avait si souvent montées jadis… Jadis… tout ce passé lui paraissait déjà loin, perdu dans un abîme où s’était engloutie la joie lumineuse des jours heureux, vécus dans l’exaltation de l’immortelle découverte. Maintenant, tout s’effondrait, et le don lui-même de l’immortalité n’allait-il pas sombrer dans des flots de sang ?
Mais, dans l’universelle catastrophe, son grand amour lui restait, belle flamme qui brûlait, haute et pure, au-dessus des agitations des hommes, comme un phare lumineux et clair dressé au-dessus de la mer écumante. L’image de Jeanne ne quittait pas son cœur. C’est vers elle qu’il se hâtait à présent, à travers le lacis des ruelles où venait mourir le tumulte de la cité en armes. Son désir de la revoir était allègre et vif. Il était devant la porte. Il perçut le voltigement léger de son pas sur les dalles. Il entra dans la petite salle-à-manger où jadis, pendant de chers instants, s’étaient enlacés leurs mains et leur cœur. Rien n’était changé. C’était toujours le même jardin vu à travers les lignes striées des stores, les mêmes clochettes bleues des clématites, les mêmes capucines pointant dans les verdures… Rien n’était changé et, pourtant, ce n’était pas la même chose. Le temps mélancolique avait passé. Le malheur était tombé sur la petite maison si tranquille et si douce. Mais c’était un autre sentiment encore qui l’étreignait. C’était cette tristesse vague que la vie laisse immanquablement après elle, ce sentiment à la fois insaisissable et douloureux, que distille la fuite des jours, la certitude que tant de belles heures sont mortes et ne reviendront plus…
Ils se regardèrent longuement. Les larmes avaient creusé son beau visage ; elles avaient modelé sur ses traits si fins une impression combien douloureuse et déchirante… Sans parler, elle lui tendit un pli que les gendarmes avaient remis en son absence. Instinctivement, il tressaillit. Pourtant, il en devinait aisément le texte ! C’était son ordre de mobilisation. Il devait, comme lieutenant de réserve, rejoindre le 52e. Alors, leurs bras s’ouvrirent, comme déjà pour la suprême étreinte, celle que l’on échange sur la porte des adieux, avant le départ, le grand départ. La tête sur l’épaule de son fiancé, elle pleura. Il sentait les palpitations de ce corps fragile et joli, secoué par la rudesse des sanglots. Il dut se raidir pour ne pas pleurer, ne pas augmenter par ses larmes le désespoir de celle qu’il aimait. Mais, courageusement, il se dompta, se reprit en main sous la dure cuirasse du stoïcisme et du devoir. Doucement, il la fit asseoir et il lui parla avec une tendresse infinie. Oui, il devait partir ; oui, il pouvait tomber, percé de balles à la tête de ses sections ; oui, il cueillerait peut-être le double laurier de la mort et de la gloire. Mais combien mourraient sans emporter dans l’éternité ténébreuse la consolante douceur d’un grand amour et le souvenir d’un visage aimé ?… Et puis, qu’était-il dans l’immensité de la vie et des choses ? Rien.. Un phénomène transitoire éclos une minute à la surface de l’infini et qui devait à son tour rentrer dans le sein de l’éternelle et impassible nature… Pour lui, s’il devait mourir, l’image de celle qu’il aurait tant aimée lui adoucirait le suprême passage. Il connaissait son âme de lumière et de fierté, si droite et si franche. Il savait qu’après lui elle ne serait à nul autre. Nul autre n’embrasserait ces lèvres, nul autre ne posséderait ce corps charmant. La plénitude de son amour lui remplissait l’âme comme une belle liqueur enivrante et dorée. Pourquoi pleurer ? Non, il ne fallait pas qu’elle pleure sur lui. Il ne méritait pas tant de larmes. Il ne voulait pas que le chagrin déforme et flétrisse ce beau visage. Même quand il ne serait plus, il fallait qu’elle reste belle, telle qu’il l’aurait connue sur cette terre oublieuse où s’évanouissaient leurs jours rapides. N’avait-elle pas compris le sens et la nécessité de la mort ? Fallait-il qu’aujourd’hui elle ne fût plus qu’une femme, une faible femme déchirée par l’agonie de l’Amour ? À l’aveuglante clarté des événement qui se succédaient, il s’avérait que la découverte de Glaber, quelque réels qu’en furent les résultat, n’était que la la plus formidable duperie de tous les siècles. C’était pour elle et à cause d’elle, pour cette découverte qui permettait de ne plus mourir, que le sol se hérissait de glaives, que des hommes allaient s’égorger, que des monceaux de cadavres allaient se convulser dans des crépuscules de batailles !
Il fallait mourir : loi nécessaire, utile et juste, qu’il fallait non pas subir, mais accepter ; et qu’avaient-ils à reprocher à la vie puisqu’ils avaient bu à la source enchantée de ce grand amour, leur amour à eux, qui avait été aussi grand et d’un enivrement aussi sublime que les plus grands amours dont l’histoire ait gardé le souvenir ?…
Elle le regarda de ses beaux yeux où transparaissait toute son âme. Elle ne pleurait plus. Ils restèrent ainsi sans parler dans la pénombre apaisée de la chambre. La rumeur de la ville, où la mobilisation mettait l’activité de la grande machine humaine tendue vers l’effort et la guerre, venait mourir entre les murs du jardin clos où le niveau doré du soleil baissait lentement sur les arbustes…
Un coup de sonnette brisa le silence. Barrel descendit rapidement l’escalier. Sur la porte, un soldat s’immobilisa, la main au casque. Il portait un pli. Barrel reconnut le papier jaune des enveloppes officielles, avec les mentions réglementaires : « S. M. Nécessité de fermer. » Il déchira l’enveloppe d’une main nerveuse. Une note lui enjoignait de se présenter de toute urgence au cabinet du général commandant la 8e armée. Le planton salua, fit demi-tour. Barrel, un instant, resta songeur.
Avant tout, il ne fallait pas que Jeanne s’effrayât. Il s’imposa un visage indifférent, un air très calme : ce n’était rien, une quelconque affaire administrative. Il se pencha pour l’embrasser. Et, soudain, un grand frisson lui traversa le cœur.
Pourquoi eut-il l’impression que c’était là leur suprême baiser, qu’il la tenait pour la dernière fois dans ses bras, que jamais, jamais plus il ne refléterait son amour dans le lac clair et pur de ses regards ? Un pressentiment cruel le déchira. Il la serra contre lui avec une ardeur désespérée. Et brusquement il s’en sépara, descendit l’escalier très vite, comme s’il craignait en s’attardant de n’avoir plus jamais la force de quitter la petite maison où ils s’étaient tant aimés – et de marcher au devoir.
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(Henry Guenser, in Journal de Montélimar et de la Drôme, soixante-quatrième année, n° 36 et 37, samedis 3 et 10 septembre 1921 ; « La Panacée universelle, » illustration de Carlo Farneti pour la collection artistique des laboratoires Somnothyril, c. 1931-32)