Je n’avais rien tué, pas même une alouette, bien que j’errasse depuis le matin sous un ciel de novembre aux nuages bas, lourds et sombres, à travers les sillons d’une terre grasse, molle et brune, où mes pieds s’engluaient comme dans des mottes de terre glaise. Des bouquets de peupliers, espacés et rares, éparpillaient maintenant vers le morne horizon la tristesse de leur envolées jaunes de feuilles mortes ; les ronces et les vignes roussies semblaient pleurer de tristesse dans l’égouttement de leurs larmes de brouillard ; une tristesse s’exhalait de l’humide parfum des jonchées de fanes que je foulais.
Mon chien, l’échine basse, la queue frôlant le sol, me suivait le museau sur mes talons et moi-même, très las, secoué de tous les frissons de l’automne, pénétré de toutes ses mélancolies, venu de je ne savais où, j’allais dans un flottement de rêverie confuse et grise. Incapable du moindre effort de volonté pour me retrouver, je me perdais, je m’enfonçais dans l’inconnu de cette plaine désolée, pris d’un subit accès d’hypocondrie farouche.
Le crépuscule vint. Les nuages de plomb se soudèrent, emmurèrent le couchant, et ce fut l’obscurité. La pluie tomba. Le vent s’éleva et déchira les averses de rafales violentes. Mouillés jusqu’aux os, nous grelottâmes bientôt, le chien et moi. Alors, je fis passer la bête devant, me fiant à son instinct pour trouver un abri.
Après une marche longue et pénible, le chien s’arrêta devant une grande ferme isolée. Je frappai au contrevent, et, méfiant, le fermier entrebâilla la porte. Après cette trotte dans la tourmente, j’avais plutôt la mine d’un bandit que celle d’un chasseur. Il fallut parlementer longtemps avant d’obtenir le souper et le gîte. Le souper fut mauvais. Le gîte encore pis. Le fermier prit une lanterne de corne dont la lueur faible et blême éclairait à peine. Il me conduisit à la bergerie, tout en me recommandant de tenir mon chien afin qu’il n’effrayât pas les moutons. Puis, ayant poussé un lourd portail, il me guida l’aveuglette, dans des ténèbres insondables au regard, vers la muraille où se trouvait la couchette du berger, récemment congédié. Il promena, une seconde, le rayon blafard de sa lanterne sur une mauvaise couverture de laine brune, et, grommelant quelques mots qui ne ressemblaient guère à un souhait de bonne nuit, m’abandonnant dans l’obscurité, il sortit avec lanterne et ferma la porte à clé par surcroît de précaution.
Cette méfiance grossière, le souci de l’endroit où je me trouvais, me laissèrent absolument indifférent. Cette journée de spleen et de solitude sauvage, en pleine agonie de la nature, m’avait plongé dans cette sorte de malaise nostalgique et d’indéfinissable dégoût qui, sans éveil de pensées ou de souvenirs précis, vous obsède pourtant l’âme d’impressions où remuent confusément les amertumes et les souffrances du passé. Sans même gratter une allumette, je m’enveloppai de la couverture et me laissai tomber sur la couchette. Le chien s’étendit dessous. De lassitude et d’ennui, je m’endormis bientôt.
Assez tard dans la nuit, je fus réveillé par un bruit singulier.
Au pied du lit, mon chien grattait avec frénésie, puis flairait, reniflait et grattait de nouveau. Le sommeil n’avait ni calmé mes nerfs ébranlés par cette marche navrante, ni dissipé les hantises lugubres de mon imagination. J’appelai mon chien, je le frappai. Rien n’y fit. Il grattait toujours avec acharnement. Alors, je me levai et voulus battre le briquet ; mais je n’y parvins pas ; l’averse avait détrempé l’amadou. Je me baissai et, tâtonnant le sol, je cherchai ce qui pouvait inquiéter le chien. Je sentis une grosse pierre, une dalle descellée et en saillie, qu’il s’efforçait de soulever de ses griffes et de son museau.
« Il y a quelque rat là-dessous, pensai-je ; le chien ne se tiendra tranquille qu’après l’avoir déniché. » Pour en finir plus vite, j’essayai à mon tour de tirer la pierre ou de la soulever. Il me sembla qu’on m’aidait en poussant par-dessous. Je m’obstinai si bien que je fis sauter la dalle.
Le chien, au même instant, me renversa d’un recul brusque, et je ne sais quoi d’humide et de froid me passa sur le visage et me souffla dans les cheveux.
Relevé, je plongeai mon bras dans l’ouverture ; je ne sentis pas le fond. J’y plongeai mon fusil ; je le remuai dans le vide. Je saisis le chien pour le pousser vers le trou. Blotti sous la couchette, aplati, la queue entre les jambes, le poil hérissé, les oreilles droites, il résistait, se raidissant éperdument. Il se laissa frapper sans même un gémissement, mais j’entendais sa respiration saccadée de terreur.
Et soudain j’écoutai : les moutons, réveillés et saisis de la même frayeur mystérieuse, se bousculaient, se poussaient, se tassaient contre la muraille, puis se ruaient les uns sur les autres vers la porte ou bien détalaient au fond de cette grange qui paraissait alors immense, presque sans fin. Ni abois, ni bêlements, pas plus dans ces répits de silence que dans ces galopées de panique. Moi-même, grelottant d’une extraordinaire angoisse, je ne pouvais rien dire pour encourager le chien ou pour apaiser les moutons. Ma voix s’étranglait dans la sécheresse de ma gorge et je percevais, dans le noir devenant plus noir, une présence invisible, impalpable, au souffle humide et froid, qui se rapprochait ou s’éloignait ; je sentais « quelqu’un » qui, affolant les bêtes et m’affolant, allait, venait, rôdait, furetait, cherchait à fuir.
Cela dura peut-être quelques minutes, peut-être des heures, je ne sais plus, mais ce fut une crise d’horreur. Toute idée raisonnable sombra dans le surnaturel. Je me débattais dans le mutisme et l’impuissance d’un cauchemar affreux. N’importe quelle voix m’eût soulagé dans cette oppression de l’inexplicable ; mais tout ce qui respirait dans cette obscurité, tout ce qui haletait d’épouvante dans le silence, semblait frappé de mutisme et d’impuissance comme moi. Et, sur nous, l’épouvante passait et repassait en souffle fétide et glacial, qui me courait sur la peau en onde de frissons.
Tout à coup, il y eut, en l’air, un désespéré frôlement, comme un battement d’ailes velues et lourdes tout le long des murailles, puis un fracas de vitres brisées. Une bouffée de vent entra dans l’atmosphère étouffée de la bergerie.
Ce fut une délivrance. Les mouton se calmèrent et se recouchèrent, le chien poussa un soupir soulagé et vint se frotter contre moi ; je respirai moi-même à pleins poumons, conscient qu’à présent j’étais seul avec les bêtes. Presque aussitôt, l’aube vint et je reconnus alors que la bergerie était une ancienne chapelle aux voûtes en ogive. Il n’y restait aucune trace d’autel, mais deux baies gardaient encore leurs vieux vitraux, dont un brisé. Je vis aussi, au pied de mon lit, sur le sol, que la dalle soulevée était une pierre tombale où se trouvaient gravée des mots latins.
Le fermier entra en ce moment. Je lui contai brièvement ma peur et lui montrai le trou.
« Ben oui, c’était une chapelle dans le temps, grogna-t-il, mécontent et bourru ; – on y enterrait les gens. Mais qu’est-ce qui vous a pris de chambarder tout ça ? Fallait laisser tout ça comme c’était ! On ne touche pas aux tombes ! Y en a plein cette grange-là. C’est certain qu’on entend un tas de bruits là-dessous ; mais je laissons gratter les morts sans jamais lever les pierres, parce que, quand ils s’échappent, ça fait des spectres et des fantômes qui reviennent tourmenter le monde vivant et faire peur aux bêtes. Tenez, regardez : le mort que vous avez déterré a cassé la vitre pour sortir. C’est bien votre faute et vous me paierez le dégât avant de partir. »
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(Charles Foleÿ, in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, dix-septième année, n° 5992, mercredi 24 octobre 1900 ; repris dans L’Ouest-Éclair, journal quotidien d’informations, troisième année, n° 550, lundi 11 février 1901 ; sous le titre « Hantise » : « Contes et nouvelles, » in L’Humanité, journal socialiste quotidien, huitième année, n° 2585, mardi 16 mai 1911 ; « Nos Contes, » in L’Indépendant rémois, journal républicain quotidien, quarante-troisième année, n° 14603, vendredi 22 septembre 1911. Jacob van Ruisdael, « De Joodse Begraafplaats » [Le Cimetière juif], huile sur toile, c. 1654-1655 ; Carl Friedrich Lessing, « Klosterhof im Schnee » [Cimetière d’un cloître sous la neige], huile sur toile, c. 1828-1829)