De sa main gauche gantée de gris, le professeur Vincent piqua sur un bouchon l’aiguille à tête mauve qui crucifiait un cerceris mâle dont les pattes à crémaillère s’étaient longuement débattues pour finalement se crisper en une ultime position, contractées, menaçantes…
Le jeune savant gagna son lit de camp placé au fond de la pièce dans laquelle il avait installé son musée. Vitrines de papillons, collections de coquillages alternaient, mêlant aux ailes chatoyantes dont la mort n’avait pas terni la poussière les reflets mordorés des coquillages marins clos sur leur mystère. Vincent déchaussa de ses lunettes à cercle blanc son nez pointu, se déshabilla rapidement et s’endormit…
*
Le lendemain matin, alors que l’aube nouvelle n’avait pas encore dissipé les derniers nuages lourds de la nuit, il fut réveillé en sursaut par un grincement abominable. Ses cheveux se dressèrent brusquement.
Ce qu’il voyait était inimaginable !…
Par la fenêtre enfoncée, une pince monstrueuse s’avançait en direction de son lit, cependant que, par une des lézardes occasionnées par les efforts que faisait l’animal pour démolir la villa du savant, brillait l’œil rouge et cruel d’un crabe « pisa, » sur le dos duquel son habit habituel de varechs et d’algues dressait une forêt.
D’un saut, le savant fut debout et, à demi-vêtu, il avait à peine gagné la porte que l’édifice s’écroulait sous les gigantesques coups de boutoir du monstrueux crustacé. À sa droite, Vincent entrevit sur le sable un immense monticule recouvert de branches et de matériaux divers. La colline se mit en mouvement et il reconnut une larve de phrygane chasseresse avec ses trois courtes pattes rattachées à la tête à triple bourrelet. Il resta quelques secondes à considérer l’insecte ; celui-ci avait grossi de plus de dix mille fois !… Vincent crut qu’il perdait la raison. D’autant plus que maintenant, au soleil levant, il pouvait voir d’autres monstres lointains attaquer d’autres villes ou se livrer entre eux des luttes titanesques rappelant les combats qui opposèrent aux temps préhistoriques les dinosaures et les ptérodactyles.
La résolution du savant fut rapidement prise. Dans le hangar resté intact par miracle, il bondit au volant de son automobile et, à corps perdu, tandis que les animaux géants rencontrés sur sa route tendaient dans sa direction de hideuses tentacules ou des pinces redoutables, il gagna l’aérodrome de la ville la plus proche.
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Presque tous les avions avaient pris l’air. Deux seulement, autour desquels s’affairaient des équipes de mécaniciens angoissés, attendaient l’heure du départ que leur signifiait un haut-parleur.
Toute la population avait gagné le terrain d’aviation et la troupe avait immédiatement mis en pratique les consignes de sécurité. De nombreuses bouches à feu, tirant sans relâche, tenaient en respect les monstres agresseurs, occupés pour l’instant à démolir les immeubles et les installations électriques de la ville. Une intelligence humaine les semblait guider dans leur acharnement à détruire.
Vincent sortit son coupe-file, alla trouver le directeur de l’aérodrome.
« Je suis le professeur Vincent. Autorisez-moi à prendre un avion pour me rendre compte du péril et envisager les possibilités de combattre ce fléau. »
Le directeur acquiesce, se penche au micro : « Le professeur Vincent prendra l’avion X. 223, qui partira dans cinq minutes… »
Maintenant, le savant boucle la courroie de son parachute, monte derrière le pilote. On enlève les cales ; l’hélice tourne, vrombit ; l’avion décolle, vire au-dessus du terrain, devient un point à horizon, disparaît…
Après avoir survolé la côte, Vincent fit signe au pilote de revenir par l’intérieur des terres en effectuant un grand cercle. Il s’était déjà fait une idée ; les insectes se réunissaient aux grands centres, attirés instinctivement par un inconnu dont ils se sentaient devenus, par leur inexplicable et monstrueuse croissance, les maîtres absolus. Il fallait employer contre eux les gaz et le feu ; point d’autres moyens d’en venir à bout.
À ce moment, un vrombissement qui se rapproche à une vitesse vertigineuse frappe les oreilles de Vincent. Est-ce un autre appareil envoyé lui aussi en mission ?
Non, c’est un monstre noir, deux fois gros comme l’avion de Vincent, un monstre aux gigantesques élytres noires, à la carapace fauve blindée, entouré du brouillard bleu de ses ailes démesurées. Et surtout ces deux grandes pinces menaçantes, tenailles ouvertes en direction de la carlingue. C’est un lucane, un cerf-volant, un de ces scarabées dont nous avons tous amusé nos heures d’école. Celui-ci tend vers l’avion ses pinces inexorables ; il enserre la carlingue qui déjà craque de tous côtés comme une coquille d’œuf vide. Tout se met à tourner, l’avion tombe en vrille…
Vincent, grâce à son parachute, a la vie sauve tandis que l’avion et le pilote, 55 secondes plus tard, s’écrasaient au sol dans une grande gerbe de flammes. Mais le jeune savant n’a pas le loisir de s’appesantir sur le malheur d’autrui que déjà une mante religieuse accourt, se dresse sur ses quatre pattes, étend les deux antérieures quand… une autre mante se présente, se dresse elle aussi en position de combat, rabat sur sa petite tête en forme de casque ses deux ailes et, d’un de ses bras dentelés, commence à serrer le cou de sa rivale. Cinq minutes passent ; la seconde venue a creusé dans le crâne de sa semblable une énorme plaie, broyant déjà son cerveau.
Où fuir ? Vincent est condamné à mort. Ici, ce sont les nèpes verdâtres aux crocs venimeux qui poignardent pour empoisonner ; là, une sauterelle géante progresse par bonds de deux kilomètres ; ailleurs, une araignée démesurée a pris dans la toile tressée entre une cathédrale et un beffroi quelques malheureux ligotés dans sa gluante bave, et déjà ses huit immenses pattes descendent l’escalier de sa toile agitée des secousses électriques de sa dernière proie.
Affolé, Vincent s’est étendu entre deux sillons, face contre terre, presque insensible à tout ce qui se déroule autour de lui, aux mille luttes dressant les insectes géants les uns contre les autres, tandis que le derniers humains courent échevelés, ne sachant où cacher leur misère. Quelque part, au loin, tonne encore le feu désuet d’une dernière batterie… C’est la fin. C’est à ce moment qu’intervint le cerceris géant.
Vincent, se relevant, gagna aussi rapidement qu’il le put une caverne ingénieusement aménagée au fond d’un vestibule en forme de galerie. À peine y est-il entré que paraît le cerceris dont c’est le gîte. Va-t-il dévorer le savant ? Non pas, il le réserve pour la larve née de l’œuf qu’il va pondre et pour qui il a aménagé ce garde-manger. Vincent le sait. Il sait que le cerceris, celui-là même qu’il a piqué sur un bouchon, va le traiter comme les vulgaires charançons dont il nourrit sa progéniture.
Contre celle-ci, quand elle naîtra, peut-être pourra-t-il encore se défendre et sauver son existence.
Mais l’insecte est le plus fort ! Il s’approche du savant, le tourne comme une loque entre ses pattes noires et solides, l’allonge sur le ventre. Vincent discerne sur son cou le contact de la bouche du monstre qui a dégainé son aiguillon et cherche la place exacte où effectuer la piqûre, le centre nerveux qui paralysera les mouvements du corps, sans que pour cela la conscience en soit pour le moins atteinte. Sous cet implacable scalpel, Vincent gémit, mais l’insecte a trouvé la place, enfoncé son dard d’un coup et injecté le poison.
C’est la mort lente après l’abominable attente… Et rien ne peut plus sauver le professeur Vincent qui tente encore de bouger, de se tourner, mais en vain…
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À ce moment de son rêve, le professeur tomba du lit, se meurtrissant la tête ; la bouche sèche, il tourne le bouton de l’électricité, se dirigea vers ses collections, chercha le bouchon sur lequel était piqué le cerceris moribond…
Le bouchon gisait renversé ; l’épingle avait été arrachée… Le cerceris avait disparu. C’est alors que Vincent sentit que du sang coulait sur le col de sa chemise. Il porta la main à son cou et perçut à la hauteur du cervelet une plaie ronde comme celle que laissent les bistouris. Son regard se fixa droit devant lui et il s’évanouit…
Depuis ce jour, le professeur Vincent a conservé le mouvement, mais la raison a fui. Aussi ne vous étonnez pas s’il passe auprès de vous sans vous voir… Si vous l’abordez, il ne vous dira qu’une seule phrase, la seule qu’il aille répétant : « C’est la vengeance du cerceris. »
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(Paul Marelle, in Bulletin des jeunes, organe de liaison des jeunes révolutionnaires nationaux, n° 51, 15 août 1943)