Les romans policiers sont à la mode. Ils ont pris la place du roman d’aventures et satisfont à la fois le goût du mystère et celui de la réalité qui ont tant de force aujourd’hui.

Un auteur anglais contemporain a imaginé Sherlock Holmes, le plus froid des détectives romanesques.

Ce personnage est devenu populaire. C’est le type même de l’observateur et sa méthode si amusante paraissait jusqu’ici avoir été inventée par Edgar Poe dans ses remarquables nouvelles : Le Crime de la rue Morgue et le Scarabée d’or.

Il n’en est rien cependant. On trouve déjà, en 1815, les secrets et les procédés de Sherlock Holmes dans un aimable badinage écrit sous forme de lettre par un Français qui n’a point fait connaître son nom tout entier.

Son prénom était Eugène et P. était la lettre initiale de son patronyme…

En 1815 paraissait le 5, 10, 15, 20, 25 et 30 de chaque mois, à Paris, Place du Marché-des-Jacobins, n° 34, un petit journal politique, littéraire et moral, appelé Le Nain Couleur de Rose et portant cette épigraphe : « Il y aura encore du scandale dans Landernau. »

Dans le numéro du 5 décembre, on inséra sous le titre de Parapluie trouvé, la lettre suivante :
 

« Monsieur le Nain,
 

Quoique l’objet de ma lettre soit du ressort des Petites Affiches, j’ai pensé que vous ne refuseriez pas de lui donner place dans votre journal. Je vous prie donc d’annoncer que j’ai trouvé avant-hier au soir le parapluie-canne couleur de rose que je fais déposer entre vos mains.

J’ignore parfaitement à qui appartient l’objet perdu, mais je crois pouvoir assurer que son propriétaire est un homme d’environ quarante ans, fort amoureux de sa personne, et grand amateur de modes et de musique.

Sans avoir jamais vu ce Monsieur, dont je ne sais même pas le nom, je vous dirai qu’il porte une perruque blonde, que son teint est frais ; qu’il lui manque, du côté gauche, la dent qui précède celle qu’on nomme canine, et que sa taille est d’un peu plus de cinq pieds, quatre pouces. Cet inconnu est vêtu assez ordinairement d’un habit bleu barbeau ; il portait, le jour où j’ai trouvé son parapluie, une culotte et des bas de soie noirs.

Si vous doutez un moment que je puisse ainsi dépeindre un individu dont on ne m’a jamais parlé, et que je n’ai vu de ma vie, l’inspection de l’objet perdu vous convaincra de l’exactitude de tout ce que j’avance : quelques cheveux blonds que j’ai trouvés sur le parapluie au moment où l’on venait de le perdre (car il était dans un lieu très évident) m’ont appris que la personne porte une perruque blonde ; la qualité des cheveux atteste qu’ils tenaient à une perruque ; j’en ai conclu que cette personne est d’un certain âge : la dent qui lui manque vient à l’appui de ce jugement. Tout le monde sait que l’impression de l’air et le contact de l’eau produisent sur les étoffes de soie un effet différent à celui qui résulte d’une vive chaleur ; l’étoffe du parapluie étant évidemment roussie par les rayons du soleil, il est clair que ce Monsieur craint le hâle, et qu’il veut ménager la fraîcheur de son teint.

Pour déterminer quelle est à peu près sa taille, j’ai ouvert le parapluie ; j’ai vu en le portant à ma hauteur, que la trace laissée sur le buis, par l’humidité et la chaleur de la main, était au-dessous de l’endroit où j’avais porté naturellement la mienne ; me servant ensuite du parapluie fermé comme d’une canne, et trouvant qu’il dépassait un peu ma hauteur d’appui, j’ai facilement calculé que l’inconnu avait environ trois pouces de plus que moi : ma taille est de cinq pieds un pouce. Quant à son costume, une légère couche bleuâtre traversant la partie inférieure du parapluie où la pression se fait sentir dès qu’on le prend sous le bras, indique, ce me semble, la couleur de l’habit qu’il porte le plus fréquemment. Pour le reste du costume, de petits brins de soie noire nouvellement appliqués par le frottement sur l’étoffe rose, tandis que la personne assise tenait le parapluie entre ses jambes, ne laissent pas douter que ce jour-là elle avait des bas de soie noirs : il y a donc à parier que la culotte était de soie, et surtout de la même couleur. Cette mise soignée, la perruque blonde, et jusqu’à la couleur de l’objet perdu prouvent assez que l’inconnu est un élégant suranné, par conséquent un ami zélé des modes.

Si vous désirez savoir enfin comment j’ai deviné qu’il aime la musique et qu’il lui manque une dent, examinez soigneusement le bec crochu qui sert de pomme à la canne du parapluie : vous reconnaîtrez sur l’ébène l’impression bien marquée de sept dents ; les trous formés par les deux canines sont un peu plus profondes que les autres, et vous remarquerez qu’auprès de l’incision faite par la canine gauche, il reste l’espace d’une dent sans nulle empreinte jusqu’à la dent voisine. Cette pression des dents sur la pomme du parapluie dénote bien l’attitude d’un homme qui, étant assis et s’appuyant sur sa canne, écoute avec attention, même avec intérêt, et vous déciderez comme moi que l’inconnu est grand amateur de musique, quand vous saurez que j’ai trouvé son parapluie dans l’un des corridors du théâtre de Mme Catalani.

J’ai l’honneur, etc.
 

EUGÈNE P. »
 

L’inventeur expose avec verve une méthode de laquelle ont vécu plusieurs générations de romanciers, dont quelques-uns étaient de véritables écrivains.

Au demeurant, les romans policiers ont des lecteurs d’élite. Renan se passionnait, dit-on, tout comme Bismarck, pour les récits de Gaboriau, et le grand Élémir Bourges se récrée parfois en lisant les romans de Paul Féval, voire même les fascicules de Nick Carter.
 
 

 

–––––

 
 

(Guillaume Apollinaire, « Chroniques parisiennes, » in Le Petit Bleu littéraire, politique, quotidien, treizième année, vendredi 5 janvier 1912 ; Guillaume Sorel, « Sherlock Holmes, » plume et lavis à l’encre de chine)

 
 
 

 

 

 

–––––

 
 

(Eugène P., « Correspondance, » in Le Nain Couleur de Rose, journal politique, littéraire et moral, n° 17, 5 décembre 1815)