CHAPITRE III

LE DEVOIR

 
 

Quand, après avoir passé à son hôtel pour se mettre en uniforme, il atteignit la place d’Armes, Barrel eut peine à franchir l’enchevêtrement de troupes qui stationnaient, de corvées circulant avec des camions, de cyclistes et de motocyclistes, tout un brouhaha militaire au milieu duquel des autos passaient lourdement dans la trépidation des moteurs.

Il remit sa convocation au poste établi dans le vestibule et, quelques instants après, il pénétrait dans le cabinet du général commandant la 8e armée.

Un bureau de bois brun, massif, se surchargeait de papiers et de notes. En pile s’accumulait une série de télégrammes officiels, au papier jaune, zébrés d’annotations à coups de crayons bleus. Tout autour, sur des sièges, des tables, s’entassaient des dossiers et des pièces. Un sabre et un revolver étaient jetés au travers d’une liasse éparpillée sur un guéridon.

Le général, debout devant son bureau, attendait. Il regarda Barrel, d’un regard aigu d’homme habitué à sonder les hommes, à peser les résolutions et les courages. Il dit :

« C’est bien. Asseyez-vous, lieutenant. »

Il appela un officier de service ; par la porte poussée d’une main brusque, un jeune sous-lieutenant parut.

« Je désire n’être pas dérangé pendant toute ma conversation avec le lieutenant Barrel. Nul n’entrera dans mon cabinet que sur mon ordre. Le chef d’État-major recevra les communications. »

Le sous-lieutenant s’éclipsa derrière la porte battante. Le général revint à son bureau. C’était un homme calme et froid. Il était aussi juste et bon. De sa conduite dans l’autre guerre, il gardait une auréole d’héroïsme. Il était populaire et les soldats l’aimaient.

Il y eut un instant de silence. Le général fixa Barrel, les yeux dans les yeux, longuement. Puis il dit :

« Lieutenant Barrel, je vous ai fait appeler pour une chose de la plus haute gravité. Cette expression même est encore inférieure à la réalité ; il s’agit d’une chose grave, urgente ; le salut du pays en dépend… Une mission difficile, héroïque, glorieuse en même temps… une mission de confiance, que vous pouvez seul remplir. »

Barrel s’inclina, très ému. Le général reprit :

« Le papier trouvé par vous auprès du corps de votre malheureux maître Frédéric Glaber ne laissait aucun doute sur la participation officielle de l’Allemagne dans le vol des documents. Or, notre service de contre-espionnage vient de faire une découverte dont vous apprécierez toute l’importance. Nous savons où les documents volés ont été déposés. Ils reposent dans la forteresse d’Altembourg en Allemagne. Voyez ce plan… »

Le général étala un croquis sous les yeux de Barrel.

« Un Français, un héros obscur qui risque sa vie à toute seconde, a pu, grâce à sa connaissance parfaite de la langue allemande, s’établir dans le village d’Altembourg, voisin de la forteresse. Il a su exactement dans quelle pièce sont cachés les documents. Ils sont là, dans cette casemate au sous-sol du donjon central, à laquelle on accède par ce corridor et par cet escalier. Un coffre-fort les renferme. »

Le général s’arrêta et dit :

« Ces documents, il faut les reprendre. Or, cette mission, vous pouvez seul la remplir. Seul, vous êtes initié au secret de Frédéric Glaber. Seul, vous pouvez discerner l’authenticité de ces documents et les différencier d’avec des documents camouflés qu’on aurait pu leur substituer. Il ne vous échappera pas que si les documents rentrent en notre possession, la guerre qui va être déclarée pour la possession de ces mêmes documents perdra sa raison première et sa cause initiale. Peut-être, dès lors, et je le souhaite ardemment, pourrons-nous éviter l’effusion du sang.

Ceci dit, voici les instructions que j’ai à vous donner. Vous allez partir sans délai pour le camp d’aviation de Longwy. Vous vous y mettrez en contact avec le lieutenant Hurbaud, qui a déjà reçu des instructions connexes et qui commandera avec vous l’expédition.

Vous partirez en avion avec des hommes sûrs. L’escadrille devra atterrir à proximité d’Altembourg. Vous trouverez à point donné des hommes de notre service d’espionnage qui vous serviront de guides. Notre service a pu savoir également le mot secret qui permet l’ouverture du coffre-fort. Je vous le donne verbalement et confidentiellement ; c’est le nom du dernier empereur d’Allemagne : Wilhelm !

À partir de ce moment, le succès de la tentative dépend entièrement de votre courage, de votre esprit d’initiative, de votre énergie. Il vous faudra faire preuve de ces rares qualités. Cette mission est pour vous un honneur… mais un honneur périlleux entre tous. C’est avec une abnégation absolue qu’il faut vous donner à votre mission. Elle sera dure… »

Barrel se leva et dit :

« Mon général je suis prêt… »

Le général fit une pause. Il savait toute la cruauté qu’il y a parfois dans le devoir militaire et il en souffrait. Son âme se déchirait en pensant aux jeunes hommes qui, sur un ordre de lui, allaient mourir. Devant sa conscience, – claire et droite comme une épée, – il sentit le poids terrible des responsabilités morales.

Sa voix trembla pour ajouter :

« Et, peut-être, il vous faudra mourir. »

Barrel, immobile, pâlit un peu. Ce n’était pas pour lui : il n’avait pas peur et il ne tenait pas à la vie. Seulement, il pensait à Jeanne. Le visage aimé venait, en une seconde, de passer devant ses yeux. Un peu de brume lui mouilla les paupières. Une seconde – à peine. Déjà il s’était ressaisi. Il se retrouvait debout et dur face au devoir. Et il répondit, sans que l’émotion fêlât sa voix :

« Bien, mon général. »

Le vieux chef le regarda bien en face. La simplicité de la réponse, cette acceptation calme du sacrifice, l’émouvaient profondément. Pourtant, il avait fait l’autre guerre. Il avait vu les charniers des batailles, atroce rançon de la gloire. Son cœur s’était bronzé devant tant de morts, tombés dans la mêlée comme des épis mûrs sous la faux. Mais, sous l’uniforme, un cœur d’homme battait. Il vit Barrel, debout devant lui, dans l’attitude réglementaire, telle que la théorie l’ordonne. Il dit avec une grande douceur triste :

« Laissez donc le garde-à-vous, lieutenant Barrel. Je vous connais assez. Ce n’est plus au militaire que je parle, c’est à l’homme. »

Il s’arrêta de nouveau, remua machinalement des papiers sur la table. Dans le silence, on n’entendit que le cliquetis des dactylos qui, dans les pièces voisines, tapaient des ordres de marche. Par la fenêtre ouverte, le ciel d’août flambait, très bleu.

Il reprit :

« J’arrive à la partie la plus dure de mon devoir de chef. Mais nous sommes tout deux des soldats, c’est-à-dire des hommes soumis à une réalité qui les dépasse : le devoir.

Voici : avant de vous embarquer, vous serez munis, le lieutenant Hurbaud et vous, d’explosifs extrêmement puissants de fabrication nouvelle et qui renferment, sous un faible volume, une puissance brisante inconnue jusqu’ici. Ceci dit, je vais vous donner connaissance du passage de la dépêche ministérielle relative à l’emploi de ces explosifs. »

Il prit sur son bureau une feuille – elle tremblait un peu dans sa main – et la tendit à Barrel :

« Lisez vous-même. »

Barrel prit la feuille et la lut, posément. L’émotion, une seconde, lui plissa les lèvres. Ce fut tout. Il reprit le masque hautain et impassible sous lequel il s’appliquait à durcir son âme. Il rendit la pièce au général. Il dit :

« J’obéirai, mon général. »

Le chef se leva.

« C’est bien… vous êtes un homme.

– Un soldat, mon général. Il y a deux belles vocations pour un homme : être moine ou soldat ; c’est, de part et d’autre, le même esprit de sacrifice et d’abnégation, le même mépris de la mort. Vous n’avez plus d’ordres à me donner, mon général ?

– Je vous ai tout dit. Un mot encore, cependant : Je n’ai pas besoin d’ajouter que les plus hautes récompenses viendront, mort ou vivant, honorer votre courage. – Laisserez-vous une veuve ? »

Barrel frémit de tout son être. L’image de Jeanne qu’un instant, à force d’énergie morale, il avait fait passer au second plan de sa pensée s’imposait à lui, avec une puissance nouvelle. Ce lui fut au cœur comme une brûlure. D’un grand effort sur lui-même, il resta très calme pour répondre :

« Non, mon général… une fiancée seulement. »

La sonnerie du téléphone, brutalement, cassa le silence. Le général eut un geste las… Le devoir, l’implacable devoir, le prenait tout entier ; il n’avait même pas le temps de pleurer ceux qui allaient mourir. Il sentit une grande émotion humaine monter en lui. Il se raidit, s’imposa volontairement la dureté des disciplines nécessaires. Déjà, il décrochait le récepteur du téléphone. Pour ne pas se laisser aller à une émotion indigne d’un soldat et d’un chef, il trancha net :

« C’est tout. Vous pouvez disposer. »

Barrel salua, fit demi-tour. Il traversa l’antichambre bourrée de monde. Dans l’escalier, il dut lutter contre un flot continu de secrétaires et d’employés qui remplissaient les services de la 8e armée.

Sur le trottoir, il s’arrêta, réfléchit et regarda en lui-même.

Il éprouvait le grand calme qui suit les résolutions viriles quand elles sont bien prises et que l’on se tient prêt, une fois pour toute, au sacrifice suprême.
 
 

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(Henry Guenser, in Journal de Montélimar et de la Drôme, soixante-quatrième année, n° 37, samedi 10 septembre 1921 ; « La Panacée universelle, » illustration de Carlo Farneti pour la collection artistique des laboratoires Somnothyril, c. 1931-32)