Tu veux savoir, mon adorée, ce que je devins pendant ma longue et mystérieuse absence, et pourquoi je te parus si différent au retour, et comment celui que tu avais méprisé put, d’un seul regard, comme d’un subtil lacet, capturer ton cœur.

Par obéissance à ton désir, je vais dire ce dont je me souviens : je conterai tranquillement, sans sourire, comme si mes aventures étaient croyables ; j’avouerai complètement, sans crainte de te rendre jalouse d’êtres qui ne sont point des femmes, – puisque aucune parole ne pourrait t’expliquer l’étrangeté infiniment diverse de leur forme, – et qui d’ailleurs laissèrent toujours mon âme en ton absolue possession.

Laisse-moi m’asseoir sur cet escabeau, à tes pieds, et écoute sans t’étonner. Tu souris de l’inutile recommandation. Rien n’étonne du bien-aimé puisqu’il est Dieu ; ces trois ans me paraissent un rêve plein comme des milliers d’existences ; tu les trouveras vides et ternes, et point assez merveilleux pour celui qui a accompli le grand miracle, se faire aimer de toi, l’Unique Femme.
 

*

 

Te rappelles-tu combien je t’adorais déjà et de quel dédain tu repoussais mon pauvre amour ?…

Le souvenir te semble pénible ; passons. Ces mépris, dont il ne faut plus parler, furent la cause de mon départ. Un vieux sage – je ne te le nommerai pas : tu me dirais qu’il est fou – était le confident de ma souffrance. Il essayait de m’arracher à la fatalité d’un amour malheureux. Et ses conseils étaient toujours les mêmes : « Voyagez. Allez visiter des pays froids. » Il ajoutait que la Norvège est d’un pittoresque frappant et captivant ; que les femmes y sont belles, aimantes, fidèles. Les femmes ! Y avait-il dans l’univers une autre femme que Berthe ? Mais les fjords, que le vieillard décrivait avec enthousiasme, m’attiraient. Seulement le vieux sage prétendait avoir été dans sa jeunesse – il y a près d’un siècle – un jeune fou comme moi, et un voyage en Norvège, affirmait-il, l’avait guéri. Or je n’étais nullement décidé à guérir. Me plaindre de mon mal était une volupté, puisque la plainte irritait encore mon mal. Mais guérir ! Que deviendrais-je ensuite ? De quoi remplirais-je le vide de l’ennui ?

Pourquoi donc me décidai-je à partir ? Je ne dirai point que ce jour-là tu avais été plus cruelle qu’à l’ordinaire : tu ferais la moue, si je le disais. C’est plutôt que je me sentis plus sûr d’être incurable et plus j’éprouvai une orgueilleuse joie à essayer l’inutilité du remède suffisant pour d’autres, à me démontrer expérimentalement que mon amour invaincu était bien invincible.
 

*

 

J’allai en Norvège. Mais je marchais enveloppé de mon amour comme d’un nuage épais et brûlant. Je n’apercevais que bien vaguement les objets extérieurs et je serais certes incapable de te décrire un fjord. Parfois cependant, je regardais les femmes rencontrées, dans un espoir de retrouver sur ces visages étrangers quelques traits de la seule adorée. Mais comment ces blondes sveltes eussent-elles pu me rappeler ma brune bien-aimée ? Elles me faisaient songer plutôt à nos blonds et sveltes peupliers d’automne dont une allée que tu sais bien me causa toujours de si mélancoliques joies, et il m’arrivait de sourire à leur grâce élancée avec un plaisir nostalgique. J’aimais presque comme des arbres de mon pays ces peupliers un peu petits et qui avaient le tort de marcher.
 
 

 

Une nuit, à la clarté d’une aurore boréale, sur un bateau perdu en un fjord encaissé comme un torrent de montagne et calme comme un lac, je rêvais. Le patron – un vieillard qui ressemblait au vieux sage de France, mon ancien confident, mais dont les yeux étaient des mystères encore plus impénétrés et plus dominateurs – m’avait pris en affection. Il vint à moi et, souriant de pitié :

« Enfant, ton attitude dit que ton rêve est un cauchemar d’amour. Veux-tu que je t’éveille ? »

J’eus un sourire de dédain pour sa divination insuffisante. Et je répondis :

« Vénérable ami, rien ne peut m’éveiller. Je suis venu jusqu’ici pour secouer mon cauchemar. Mais il n’est pas sur ma poitrine ; il est au centre de mon âme. S’il existe une autre vie après la mort, la mort même ne me délivrera point de ce mal, puisqu’elle sera impuissante à m’affranchir de moi.

– Voyage ! dit le vieillard.

– C’est ce que je fais, et le frôlement des choses étrangères ne sert qu’à irriter ma blessure.

– Va plus loin, vers des contrées assez étranges pour que rien n’y intéresse ta sensibilité et que tout y étonne ton intelligence rendue curieuse.

– Je ne puis pas m’éloigner de moi.

– Va dans des pays glacés. Le froid resserrera ta plaie jusqu’à la fermer. »

En une stupeur amusée, je demandai :

« Suis-je donc sous la ligne ici ?… Ou voulez-vous m’envoyer visiter le pôle ?

– Le pôle ? sourit-il. C’est encore trop chaud. »

Je regardai le vieux sage norvégien comme on regarde un fou dont la démence soudain éclate.

Lui, toujours souriant comme qui a dit, sans être compris, une chose très simple, me montra une bague, demanda :

« Veux-tu faire une petite promenade à travers les planètes ? »

À cette plaisanterie, je répondis en plaisantant :

« Certes ! car le voyage n’aura rien de banal. »

Le vieillard me donna de très simples instructions. Le chaton tourné en dehors, la bague vous emportait loin du soleil ; le chaton en dedans, elle vous ramenait vers le centre radieux et chaud. Elle n’avait de vertu que portée à la main gauche, ce qui était très commode pour les périodes où l’on désirait séjourner.

Le vieux sage me passa lui-même la bague à l’annulaire de la main gauche, le chaton tourné en dehors. Aussitôt, je m’endormis.
 
 

 

À mon réveil, je me trouvai dans un monde affolant. Aucun des mots que je savais ne pouvait rien désigner des objets qui m’entouraient. Et mes yeux se désolaient de ne rien reconnaître, de ne rien m’apprendre même sur cet univers trop nouveau. Car, sans comparaison possible avec ce que je connaissais déjà, tout cet inexprimable était aussi de l’inconcevable et, bien que sous mes regards, en quelque sorte de l’invisible.

Les matériaux des rêves les plus extraordinaires sont empruntés aux perceptions et aux pensées de la veille. Seule, leur disposition peut être inédite : ici, tout était inouï. Le délire de la fièvre prend à un monde connu les éléments des chaos qu’il construit. Ici, tout était plus fou que la folie, plus chaotique que le chaos, plus impossible que l’impossible. Et ma raison, produit des êtres et des mouvements terrestres, était anéantie de stupeur au milieu de ces choses dont le rêve le plus hardi ne créerait pas le plus flottant fantôme, au milieu de cette agitation dont la folie la plus incohérente ne délirerait pas la plus lointaine apparence. Les lois les plus universelles, les plus nécessaires, celles dont la constance jamais démentie nous empêche de prononcer si elles sont des nécessités de toutes choses concevables ou des formes de l’esprit qui conçoit, étaient méconnues ici et, malgré l’immobilité de tout mon être écrasé sous l’impossible réel, il me semblait que je tombais, alourdi de stupeur, en un vague abîme toujours plus profondément et plus largement ouvert.
 

*

 

Par bonheur, je me rappelai les paroles du vieux sage norvégien. Je mis la bague à la main droite en me demandant : « Serais- je dans Mars ? » Il me sembla que le monde formidablement étrange où je me trouvais égaré éprouvait comme une joie d’être reconnu et que tous ces objets indéfinissables me souriaient avec un commencement de familiarité.

Alors, je me dis qu’il fallait oublier la Terre si je voulais comprendre quelque chose à ce pays : je ne devais plus me révolter contre le réel, mais accepter docilement comme seul naturel l’impossible dans lequel je vivais, et apprendre à voir ce que je voyais.

J’étais un enfant qui venait de naître, et dont les yeux et l’esprit, effrayés d’abord, bientôt émerveillés, apprendraient peu à peu ma planète. Seulement, j’étais un enfant sans mère. Je pleurai en rêvant qu’une belle femme qui ressemblait à Berthe m’avait enfanté et abandonné.

Mon adorée, comment te raconterais-je ce qui suivit ? Je te l’ai dit, les mots de la Terre ne désignent que les objets de la Terre. Je ne puis essayer de satisfaire, ou plutôt de tromper, ta faim de savoir qu’à condition de tout déformer, de tout terrestriser. Chacune de mes paroles, à partir de maintenant, sera un peu mensonge, puisque je traduirai en sensations terrestres des sensations sans analogues ; puisque, ne pouvant parler à ton ignorance la langue d’aucune des planètes visitées, je vais bégayer en notre langage des choses ineffables à notre langage.

Le mensonge nécessaire de ma langue sera aggravé par l’inévitable mensonge de mon esprit qui, depuis mon retour, a réduit à des idées terrestres des images qui n’ont rien de commun avec ce qu’on voit ici. Ce travail s’est fait en moi inconsciemment presque, mais je ne m’y suis pas opposé, de crainte que le besoin d’unification et de généralisation qui est le fond de notre intellect étant trop violemment contrarié, la dispersion chaotique de mon être n’émiettât ma pensée dans la folie. J’ai sacrifié d’inutiles et d’inexprimables connaissances à la nécessité vitale de la réadaptation au milieu.

Donc je serai bref, comme un menteur découvert et rougissant qui essaie de protéger sa déroute de quelques vagues balbutiements.
 
 

 

J’étais en Mars depuis peu, il me semble, lorsque je fus capturé par de bizarres animaux ailés qui sont les maîtres dans cette planète. Ils me mirent avec d’autres vivants qui leur paraissaient curieux dans une sorte de Jardin des Plantes où des gens venaient nous voir : les uns pour s’amuser de nous avec des rires insultants ; les autres pour s’amuser de nous en nous étudiant avec des airs ridiculement graves et une attention injurieuse.

Les habitants de Mars appartiennent à cinq ou six sexes différents. N’essaie pas de comprendre, ma chérie… Les êtres du sexe que j’appellerai féminin, m’examinaient avec persistance et, dans le vaste regard qui couvre tout leur corps comme d’un vêtement de lumière, je croyais voir briller d’étranges convoitises.

Comme je commençais à comprendre la langue, quelqu’un – un magistrat, sans doute – m’expliqua que, plusieurs femmes s’étant déclarées amoureuses de mon étrangeté, je devais, d’après les lois du pays, faire un choix le jour même. Puis ces femmes défilèrent devant moi, me brûlant de tout leur corps voyant, radieux et impudique.

Je refusai de choisir. On me tira au sort.

Celle qui m’obtint ouvrit ses grandes ailes de clarté bleue et m’enleva dans la campagne, bien loin, bien loin, en un capiteux isolement. Puis, me caressant de ses deux éventails de lumière, elle demanda :

« Comment ne m’as-tu point choisie ? Je suis pourtant la plus belle. »

Je ne répondis rien. Elle me sourit de tout son regard :

« Les gens de ton pays sont devins, je parie, et tu savais à qui le sort te donnerait. Sans quoi, tu m’aurais élue nécessairement, moi qui suis dix fois plus belle que la plus radiante de mes compagnes. »

Puis elle soupira, avec des câlineries lentes dans la voix et dans le geste :

« Tu m’aimes, n’est-ce pas ? »

Je répondis :

« Non ! »

Elle parut fort étonnée, indignée aussi du mépris de l’être vil et rampant pour la merveilleuse étoile volante. Elle exigea des explications. Triomphant, heureux de te louer, je racontai mon amour terrestre.

Elle réclama d’innombrables détails sur les femmes de chez moi. Quand, à force de descriptions hésitantes, de comparaisons balbutiantes, j’eus dressé devant son imagination curieuse une lointaine apparence de ma bien-aimée, elle rit :

« Je n’aurai nulle peine, affirma-t-elle, à te faire oublier une femme dépourvue d’ailes et dont le regard, brisé en deux, n’occupe pas la millième partie de son corps. »

Elle te trouvait ridicule, toi ma sublime adorée. J’eus pour elle de la haine.

Malgré mes résistances, elle me prit. Je sentis son corps fluidifié pénétrer en moi par tous mes pores que dilata une irrésistible joie physique. Dois-je le t’avouer ? la volupté fut intense autant qu’étrange, étrange à en devenir fou, intense à en mourir.

Quand elle dit, victorieuse de tout mon être envahi :

« Tu m’aimes maintenant ? »

… J’eus pourtant la force de protester :

« Mon corps t’aime, le lâche ! Mais mon cœur est toujours, tout entier, à Berthe. »

Et je pleurai :

« Laisse-moi partir. Que t’importe ? Tu ne peux aimer un homme dépourvu d’ailes et dont le regard, brisé en deux, n’occupe pas la millième partie de son corps. »

Elle dit :

« Tu es laid, en effet. Mais j’aime ta chair obscure, car elle est du soleil lourd qui brûle et brise délicieusement… Embrasse- moi, mon bien-aimé. »

Je compris que, si je goûtais encore à la volupté intense et étrange, je devenais irrémissiblement l’esclave de cette femme qui me méprisait et m’aimait perversement. Je compris que la souffrance fidèle d’un amour dédaigné pour une femme de ma race était ma seule noblesse. Je me rappelai le moyen libérateur, et mis à la main gauche la bague du vieux sage norvégien.
 
 

 

Inutile de te conter mes autres voyages et mes autres aventures. Tout cela se ressemble pour toi, et presque pour moi aujourd’hui : car il n’y a pas de différences dans l’ineffable et l’inconcevable.

Je fus un enfant terrifié, puis émerveillé, un animal curieux, un être aimé et méprisé dans beaucoup de petites planètes, dans Jupiter, dans Saturne et dans Neptune. J’eus des bonnes fortunes infiniment plus nombreuses et plus variées que celles dont nos officiers de marine font des livres. Et toujours mon cœur fidèle m’arracha à des voluptés qui étaient des douleurs, puisque tu ne les partageais point, ô l’Unique chérie de mon âme !

Je revins, fatigué d’essayer de t’oublier, indigné d’avoir osé cette tentative qui eût été avilissante si elle avait pu n’être point vaine.
 

*

 

Ce qui a suivi mon retour, tu le sais. Quand, après avoir restitué à son maître l’anneau merveilleux mais inutile, je revins dans la petite ville où je t’avais laissée, je ne t’y retrouvai point. Ton notaire, qui était aussi le mien, avait couronné par un petit voyage en Belgique son honorable carrière. Je pleurai en songeant à ta ruine. Ma ruine me força à travailler pour vivre. Et, comme mon voisin, malade et chargé d’enfants, manquait de tout, je travaillai davantage pour qu’il pût se soigner et nourrir ceux qu’il aimait. Certes, je ne t’oubliai point, mais le rythme de mes énergies berça ma souffrance jusqu’au sommeil. Quand le hasard ou la Providence me fit te retrouver si dénuée, je t’aimai et te secourus, moins toutefois que mon pauvre voisin, parce que tu étais moins misérable, toi qui te portais bien et qui n’entendais pas pleurer la faim à des êtres chéris.

Et nous voici tendrement unis pour la vie, car tu m’aimas du jour où je cessai de te supplier esclave pour te sourire, homme libre qui voit en toi, non plus seulement la femme désirable entre toutes, mais aussi un peu d’humanité douloureuse à consoler et à soulager.
 
 

 

_____

 
 

(Han Ryner, in La Vogue, revue mensuelle de littérature, d’art et d’actualité, nouvelle série, n° 2, février 1899 ; repris en volume dans Contes, avec un dessin frontispice de Léo Hézarifend, 
L’Amitié par le Livre, 1968 ; ce conte a été traduit par l’irremplaçable Brian Stableford sous le titre : « The Art of Being Loved, » dans le recueil The Superhumans, Black Coat Press, n° 9, décembre 2010. Illustrations de Virgil Finlay)