Peut-être d’un fou, peut-être simplement d’un malade atteint d’une altération profonde de l’appareil visuel, l’étrange manuscrit que je reçois par la poste et dont je détache les passages suivants :
« … Je viens de m’apercevoir que mon infirmité n’est pas une infirmité… Je ne suis pas aveugle… loin de là. Il y a des choses que je ne vois plus, mais, en revanche, il en est que je n’avais jamais vues, que personne n’a jamais vues, et que je vois, moi… Il n’y a plus à en douter, j’ai l’œil cathodique, radiographique, si l’on veut… Voici comment cela m’est venu.
Depuis quelques jours, je sentais comme une cuisson dans mes yeux… C’était ma cornée qui durcissait, durcissait, prenait la consistance d’un morceau de cornaline. Puis, ç’a été le tour de la sclérotique et de l’iris qui sont devenues d’une opacité telle qu’on dirait du bois ou du carton-pâte. Quant à mon cristallin, il avait pris le parti de s’écouler par les canaux qui communiquent, dans le nez, avec les fosses palatines, de sorte que je l’avais bu sans m’en douter.
Et, maintenant, voici l’état de mes perceptions visuelles.
Tous les objets qui m’entourent ont l’air inconsistant et demi-vaporeux. Je ne vois, à proprement dire, que des fantômes d’objets, mais je vois leur intérieur, tandis qu’auparavant je ne voyais que leur périphérie, c’est-à-dire leur forme.
Par exemple, il y a des inconvénients attachés à cette vision de xylope.
Je n’arrive pas à faire l’obscurité dans mon appartement, même la nuit. Il faudrait que les murs fussent de verre et les vitres de bois. Par contre, en plein jour, quand je veux voir très clair, je ferme mes persiennes de bois, dont je bouche les moindres fentes…
… Je souffre mille morts, car je ne peux pas sortir, je n’ose pas sortir. Un parc s’étend derrière la maison, d’un beau vert jadis. Ce n’est plus qu’une nature spectrale, terrifiante à contempler à travers mes carreaux de bois. Je ne vois pas les arbres, et je me cognerais contre si je sortais. Je ne distingue qu’un mince filet liquide jaillissant du sol et s’épanouissant dans les airs en rameaux filiformes : c’est la sève qui monte dans les branches.
… Après ce qui m’est arrivé aujourd’hui, je ne tiens même plus à la vie. Ce matin, on frappe à ma porte, une voix féminine aimée prononce mon nom… J’ouvre et me trouve en présence d’une sorte d’écorché qu’on eût dit échappé d’une salle de dissection : c’était bien elle, la chère aimée.
« Dieu, que mon cœur bat, » me dit-elle en posant une main de squelette sur les parois de sa cage thoracique.
Et elle ne mentait pas ; il battait fort, son pauvre petit cœur, et c’était même affreux à voir, les soubresauts et les trépidations de cette poche à l’intérieur de laquelle une bête invisible semblait se débattre contre l’asphyxie. Je distinguais d’ailleurs très clairement aussi tous les autres viscères, et c’était hideux.
Je regardai ma belle amie et fus épouvanté des traces d’ombres suspectes qui fluidifiaient son jadis si beau visage.
Émue, elle pencha vers moi un sternum languissant, et très nettement je distinguai, dans le dessin mou des plexus pulmonaires, un certain nombre de cavernes, les unes encore inexplorées, les autres habitées par des colonies entières de bacilles…
Je poussai un cri terrible qui dut glacer la pauvre aimée, car je vis la cornemuse de son estomac se resserrer ; ses fémurs et ses tibias s’entrechoquèrent, ses cubitus retombèrent inertes le long de ses os iliaques, et elle chut dans mes bras, évanouie… »
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(« Tabarin, » in Le Petit Bleu de Paris, deuxième année, n° 314, mardi 13 juin 1899 ; Paul Delvaux, « La Conversation, » huile sur carton, 1944. Sur le même thème, on pourra consulter « Le Rayon X » de Charles Recolin et « L’Ère X » de Pierre Lalo, déjà publiés sur ce blog)