Ce fut par la destruction des lieux de plaisance les plus enchanteurs de l’Europe que commença la série de ces cataclysmes mémorables d’où résultèrent tant et de si étranges changements dans la configuration du globe terrestre, et la destinée des sociétés humaines.

Bien que beaucoup de tremblements de terre eussent déjà épouvanté le monde, bien que le dernier sinistre fût bien moins terrible que certains autres sinistres analogues ou similaires, ils firent naître dans l’esprit de quelques sages de graves et profondes réflexions. Ils se demandèrent à quoi servaient les merveilleuses conquêtes de la science et de l’industrie, si un mouvement souterrain, dont la nature exacte échappait aux plus instruits, pouvait en quelques secondes joncher le globe de ruines et de cadavres. D’aucuns, rappelant les grands cataclysmes signalés dans les livres anciens, firent remarquer qu’ils étaient toujours survenus à des époques où l’homme triomphait follement de ses conquêtes sur les choses. Ils allaient jusqu’à prétendre que l’état social, figuré dans les vieilles légendes par le mythe de la tour de Babel, devait être un état social comparable ou peut-être semblable à celui de leur temps, et qu’une dispersion de l’humanité affolée, à la suite de quelque grande convulsion de la nature, était possible en dépit des présomptueuses croyances de leurs contemporains.

On les traita de fous et de lugubres charlatans ; mais de nouveaux sinistres, qui se produisirent sur divers points du monde, firent réfléchir les « savants » eux-mêmes. Ils remarquèrent que, depuis plusieurs années, de menaçants prodromes avaient pu être constatés dans les diverses manifestations de la nature accessibles à notre analyse. Ils observèrent, notamment, que l’ordre des saisons semblait interverti ; que l’été présentait souvent les caractères de l’hiver et que les germes végétaux se développaient parfois d’une manière anormale et peu explicable. Quant aux conditions de l’existence humaine, elles affectaient sans contredit des caractères bizarres et nouveaux. Chaque habitant des terres civilisées était en proie, plus ou moins, à une affection du système nerveux, funeste, sans contredit, à son développement physique et intellectuel. Des souffrances jusqu’alors inconnues tourmentaient le corps des hommes et d’étranges déviations morales égaraient leur esprit : n’y avait-il pas quelque grand malheur dans l’air ?… Hélas ! les tristes prévisions ne tardèrent pas à se réaliser. Dans ces temps reculés, la grande ville de Paris passait pour la vraie capitale de l’univers. On y venait contempler des monuments sans rivaux, s’instruire, s’édifier, s’amuser, s’initier aux plus délicats raffinements de la civilisation. On y faisait beaucoup de bien et beaucoup de mal ; mais, chose digne de remarque, le mal prenait des allures solennelles et doctorales, tandis que le bien se pratiquait d’une façon toute frivole et fantaisiste. Singulier renversement et qui indiquait bien que les temps étaient proches !…

Ce jour-là, il y avait grande fête de charité, en faveur des victimes du tremblement de terre de Tombouctou, dans un colossal et splendide monument destiné à la musique et à la danse, – monument qui humiliait par son luxe et ses proportions les plus somptueux travaux des Égyptiens, des Indous ou des Kmers.

Les chroniques du temps affirment que tout Paris était là. Mais il ne faut pas conclure de cette affirmation historique que les trois millions d’êtres humains qui habitaient alors la capitale de l’univers s’y trouvaient resserrés. Quelles que fussent les proportions du monument désigné alors sous le nom d’Opéra, il n’eût pu contenir trois millions d’êtres humains. Il en contenait quelques milliers à peine, et ceux que les chroniques du temps désignent collectivement sous le terme de tout-Paris se résumaient à cent cinquante environ. Tout-Paris, en cette occasion, signifie la réunion des plus glorieux, des plus purs représentants de l’esprit parisien. Il y avait Abraham Seiffenvensdorff, le baron Isaac Laquedem, le duc Job Grumpir, le prince de Wormspire, Melchissédec de Babylone, Habacuc Gobmuschaüsen, le baron Iscaritto, Absalon Krickrach, Salomon Brackenfield, Mathusalem Brickenheim, Samuel Francfurth et la belle Mme Jechosias de Macchabée, fort en beauté…

Depuis plusieurs jours, et bien qu’on fût à la fin de l’automne, la chaleur avait été accablante. Jamais on n’avait souffert, dans ces régions, d’un temps aussi orageux. Pas un souffle de brise ne tempérait l’atmosphère ; en revanche, on sentait quelquefois en plein visage des bouffées qui semblaient venir d’un four immense… Quant au ciel, il était d’un bleu implacable…. Ce jour-là, deux cumuli monstrueux montèrent lentement à l’Est et à l’Ouest. Un vent brûlant soulevait des tourbillons de poussière ; les oiseaux voletaient avec des cris éperdus. En quelques minutes, le ciel fut couvert de nuages – et quels nuages ! Ils descendaient si bas, si bas, qu’ils semblaient effleurer la cime des monuments et des grands arbres ; parfois, entre leurs masses fuligineuses, se creusaient des abîmes insondables, donnant une idée de l’infini ; puis ils se rejoignaient, ici semblables aux voiles de deuil d’une veuve de Titan, là comparables à des blocs de cendre rougie.

On haletait dans les rues, dans les maisons, dans les théâtres. Tout à coup, une série d’éclairs illumina le ciel et la terre de lueurs aveuglantes et sinistres, puis le tonnerre tomba à vingt, à cent endroits différents…

Tout-Paris, déjà frappé de terreur, écoutait à peine l’illustre baryton Lassalle qui chantait :
 

… écrase-moi tonnerre,

 

frémissant lui-même du terrible à-propos…

Mais voici que les lumières s’éteignent, que tout l’Opéra vibre et tremble sur sa base, qu’un bruit épouvantable, sans précédent, inexprimable dans une langue humaine, vient rendre folle de terreur toute la brillante assistance… et l’immense monument, comme secoué par une main gigantesque et diabolique, vacille, se désagrège, s’écroule, ensevelit « Tout-Paris » sous ses formidables ruines…

Un spectateur avait survécu. C’était un homme vieux encore, un peu courbé, l’œil vif mais la lèvre pendante…

Il marche parmi les débris et les cadavres et, protégé par une force mystérieuse, parvient sans encombre jusqu’aux lieux qui portèrent le nom de « grands boulevards. » Il n’en restait plus rien qu’un entassement sans nom. Un seul être vivant s’offrit à ses yeux béants d’horreur. Il était vieux aussi, et portait de longs cheveux et une longue barbe.

« Où est le Palais-Bourbon ? demanda l’homme à la longue barbe.

– Où est l’Opéra-Comique ? demanda l’homme à la lèvre pendante.

– Qui êtes-vous ?…

– Je suis M. Dupin… un survivant de 1805.

– Et moi, M. Madier de Montjau, un survivant de 1848.

– Vous êtes plus vieux que moi, alors.

– N’importe, je veux retrouver le Palais-Bourbon.

– Et moi l’Opéra-Comique.

– Je veux encore tonner contre la corruption opportuniste.

– Et moi, envoyer des baisers aux petites débutantes… »

Mais une voix mystérieuse se fait entendre.

« Dupin, dit-elle, et toi, Madier de Montjau, le Palais-Bourbon et l’Opéra-Comique ne sont plus qu’un souvenir. Quant à vous, vous vivrez !… depuis longtemps, il n’y avait plus aucune raison pour que vous disparaissiez de ce monde. Vous n’êtes pas plus un anachronisme après la destruction de Paris qu’avant : doyen des bousingots et doyen des vaudevillistes… allez en paix ! »

Et tous deux partirent, cherchant l’emplacement du Palais-Bourbon et de l’Opéra-Comique, au milieu des cadavres et des ruines.
 
 

 

Les jours s’étaient écoulés, puis les années, puis les siècles. Aux tremblements de terre avaient succédé d’autres convulsions géologiques. La face du globe terrestre était bouleversée. L’humanité à peu près tout entière avait péri. Ils restait cependant quelques peuplades de l’Himalaya, du centre de l’Afrique, du Grœnland et du Cantal. Chacune de ces peuplades furent le noyau de diverses races qui, peu à peu, se distribuèrent sur la surface de la terre. Là où s’élevaient jadis de florissantes cités, croissaient des forêts vierges ou s’étendaient des savanes inexplorées, et là où jadis s’étendaient des savanes et croissaient des forêts, s’élevaient des cités florissantes.

Peu à peu, l’humanité progressa. On fit des routes stratégiques pour mieux s’égorger, et les philosophes prêchèrent la fraternité universelle…

Or, il y avait tout au bout du monde, dans la contrée la plus mal connue de ce qui fut l’Europe, des ruines magnifiques, entrevues seulement de loin par de hardis explorateurs.

Elles étaient accumulées de chaque côté d’un grand fleuve, parmi les arbres et les hautes herbes.

Évidemment, c’étaient les magnifiques vestiges d’une grande et populeuse cité.

On était alors dans une période de science et d’expérimentation. Après être passée par l’évolution religieuse, l’humanité en était à l’évolution positive. Elle ne voulait rien ignorer, ni du présent, ni du passé, ni même de l’avenir. Les savants, suivant assez bien l’histoire ancienne et possédant quelques notions d’antique géographie, avaient pu étudier les ruines égyptiennes, toujours subsistantes en dépit des cataclysmes, les ruines grecques, les ruines persanes, etc.

Ils brûlaient de connaître les mystérieux débris plus haut mentionnés. L’histoire de ces contrées lointaines était pour eux lettre morte.

De nombreuses expéditions scientifiques s’organisèrent. Bien des héros périrent, victimes de leur zèle archéologique. Enfin, un groupe de savants parvint aux fameuses ruines et put les étudier à l’aise.

Ils ne furent pas médiocrement surpris de trouver, parmi les débris des monuments écroulés, deux vieillards étrangement vêtus : l’un fredonnant des airs joyeux, l’autre foudroyant la cantonade de son éloquence.

L’entrevue fut gracieuse, et soit par signes, soit par onomatopées, on finit par se comprendre. Mieux que cela, les deux vieillards parlaient français. Or, un des savants connaissait cette langue morte, très peu étudiée dans les Universités, et seulement par curiosité archaïque.

Les savants sourirent d’un air d’incrédulité, quand MM. Dupin et Madier de Montjau, car c’étaient eux, leur eurent affirmé qu’ils étaient contemporains du cataclysme qui avait détruit Paris et que la mort n’avait pas voulu d’eux, parce qu’ils étaient déjà si vieux qu’il y avait en quelque sorte prescription légale.

Cependant, par politesse, les savants ne les traitèrent pas d’insensés. Ils acceptèrent même avec une galante courtoisie leurs explications au sujet des ruines. Madier de Montjau leur montra les vestiges du Palais-Bourbon, de la Madeleine, de Notre-Dame, etc., etc. Il leur fit en même temps un petit cours d’histoire démocratique. Dupin leur fit voir les restes de l’Opéra, de l’Opéra-Comique et de l’Éden-Théâtre, et leur apprit ce qu’était le monde des arts à Paris de 1801 à 1883.

On les écouta obligeamment, puis, quand ils eurent fini, le savant qui parlait français leur dit d’un ton doux et pénétré :

« Nous ignorons, messieurs, comment vous vous trouvez tous deux isolés du reste du monde parmi ces ruines étranges. Évidemment, vous êtes deux anachronismes vivants, dans ce temps d’analyse et d’expérimentation. Vous nous racontez l’histoire de Paris d’après la légende, et nous avions déjà lu dans d’antiques bouquins des choses semblables à ce que vous venez de nous dire. Mais nous avons étudié, comparé, analysé, expérimenté. Paris ne fut pas fondé par des Celtes, comme vous le prétendez, mais par des Égyptiens – et nous n’en voulons pour preuve que ces restes de la civilisation égyptienne, déterrés tout près du fleuve Seine. Vous me donnez la Madeleine comme postérieure de quelques centaines d’années à Notre-Dame. Pure légende ! La Madeleine est un temple grec ; donc, il fut bâti par une colonie grecque, venue après les Égyptiens. Notre-Dame appartient à un art que nous ignorons, mais qui semble contemporain de l’art arabe, très postérieur à l’art grec… »

Le savant continua longtemps ainsi.

« Aurait-il raison ? se demandait Madier de Montjau. Ce qu’il dit semble le résultat d’une rigoureuse analyse. Serions-nous vraiment des gens aveuglés par la légende et réfractaires aux études historiques expérimentales ? »

Et Dupin sifflotait un air de Nicolo…
 

(Le reste du manuscrit n’est pas lisible.)

 
 

 

Pour copie conforme :

SIMON BOUBÉE
 
 

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(Simon Boubée, in Le Clairon, troisième année, n° 883, dimanche 5 août 1883 ; « Le Tremblement de terre du Chili : une des principales rues de Valparaiso pendant le sinistre, » illustration de couverture du Supplément littéraire illustré du Petit Journal, dix-huitième année, n° 918, dimanche 9 septembre 1905 ; huile sur toile anonyme représentant le sauvetage d’une jeune fille après le tremblement de terre de Lisbonne du 1er novembre 1755, sd)