Pendant que j’ai encore de l’encre, un esprit de civilisé, une mémoire et le don du raisonnement, j’écris ces lignes. Peut-être ne seront-elles jamais retrouvées, jamais traduites, jamais comprises.

La chose est arrivée ainsi :

Nous étions alors quelques-uns qui avions constitué une sorte de cercle sportif dans une péniche. Elle comportait un restaurant, une salle à manger, des salons, une salle de billard, une bibliothèque.

L’été, nous nous déplacions sur notre péniche, suivant le cours des fleuves et passant par les canaux et les écluses. C’était une charmante façon de passer nos vacances.

Des sept ou huit ménages qui formaient notre cercle, trois seulement étaient représentés ce jour-là au déjeuner : deux jeunes femmes sans leur mari, ma compagne et moi ; et puis les gens du personnel.

Notre péniche était amarrée en aval du pont appelé de la Concorde, et nous avions décidé de déjeuner tous ensemble.

Nous ne songions guère à entreprendre une promenade par voie d’eau. Le temps ne la favorisait point. Il pleuvait sans cesse. Il faisait froid. Les orages se succédaient. Les mois de mai et de juin avaient été détestables. Le mois de juillet s’annonçait mal.

Nous mettions ces perturbations sur le compte de la T. S. F., dont les ondes bouleversaient peut-être un certain ordre des éléments. Une des jeunes femmes défendit l’invention et parla des éruptions de volcans et des séismes qui se multipliaient sans que la T. S. F. y fût évidemment pour rien ; l’autre observa que les humains sur toute la surface du globe semblaient agités, douteux, inquiets, comme à l’approche d’une catastrophe. Ce qui nous fit sourire.

La pluie, une pluie diluvienne, recommença de tomber, accompagnée d’éclairs et du fracas du tonnerre. Notre péniche était toute secouée. Après le déjeuner, pendant une accalmie, nous montâmes sur le pont.

Le niveau de l’eau s’était élevé jusqu’aux berges. Il avait dû pleuvoir partout et le fleuve grossissait de tous les flots apportés par ses affluents. Ma femme dit :

« Qu’est-ce qu’on entend ? C’est comme un tonnerre dans le lointain. Mais je ne crois pas que ce soit le tonnerre. »

Les avis furent partagés.

« L’eau monte encore ! cria une des convives. Elle monte ! Elle monte ! et si vite !

– Et le courant va vers la source de la Seine ! m’écriai-je. C’est inconcevable ! Qu’est-ce que cela signifie ? »

La péniche tirait sur ses amarres Nous apercevions des petits bateaux de plaisance, d’autres péniches qui donnaient de la bande de façon inquiétante.

« Nous ne pouvons pas rester ainsi, dit le maître d’hôte. Il faut couper les amarres. Il est impossible de regagner les quais ; les berges sont submergées. »

Le maître d’hôtel et moi-même nous employâmes à libérer la péniche. Le chef, un marmiton, deux valets, une fille de salle s’étaient, sur mon ordre, portés à l’avant avec des gaffes pour éviter un choc désastreux. Le courant devenait de plus en plus violent. Il nous plaqua dans l’angle formé par la berge et le pont. Nous vîmes passer des canots renversés, puis des objets de bois, des troncs d’arbres qui filaient à toute vitesse. L’une des femmes poussa un cri terrible :

« L’eau ! L’eau qui tombe du quai ! Regardez ! Regardez ! »

C’était vrai : Paris devait être inondé. Des conduites souterraines avaient dû crever et, soudain, une sorte de vague décolla la péniche de l’angle où elle demeurait ; nous entendîmes un fracas épouvantable. Le parapet du pont, puis le pont s’écroulèrent. Les eaux se précipitèrent. La péniche passa. Nous eûmes le temps de voir tomber les piliers et la corniche du Palais-Bourbon. Une vague emporta le maître d’hôtel, la fille de salle et un garçon.

Nous nous trouvions maintenant au-dessus du niveau des quais ! Au-dessus des ponts ! Nous distinguions les maisons noyées jusqu’au premier étage. Ma femme dit :

« C’est une inondation effroyable ! Il faudra dix ans de travail pour réparer les dégâts. »

L’eau montait toujours. La péniche filait toujours. On entendait toujours le même bruit sourd. La pluie faisait rage. Nous ne songions plus à nous abriter. Nous ne pouvions porter secours à ceux que le flot emportait. Nous n’étions plus que quatre, les trois femmes et moi-même.

Nous passâmes devant Notre-Dame, dont les tours s’étaient écroulées. Il n’y avait plus de fleuve, rien que des flots charriant des cadavres. Il était quatre heures de l’après-midi. Quelque temps avant, nous finissions gaiement de déjeuner dans la péniche.

Les derniers toits de Paris avaient disparu. On ne voyait même plus les dômes du Sacré-Cœur, sans doute écroulés. L’eau s’étendait à perte de vue. Nous pleurions sans même nous en rendre compte. Et ma femme cria :

« L’eau est verte ! L’eau est verte ! »

L’idée me vint de goûter cette eau ; elle était salée ! La mer avait recouvert Paris… et, évidemment, la Normandie, la Seine-et-Oise, d’autres départements, la France tout entière, peut-être. Par suite de quel phénomène ?

Et la vérité m’apparut, et aussi la loi de la succession des grands cataclysmes : il fallait qu’un continent eût ressurgi du fond des abysses, poussant les flots devant lui, sur quoi ?…

Sur ce qui, précisément, avait été la mer autrefois, avant le Déluge légendaire. Qui sait si la Terre n’avait pas repris sa première forme ? Les eaux nous ramenaient maintenant en arrière, vers ce qui avait été Paris. J’actionnais de mon mieux le grand gouvernail de la péniche.

Nous avons navigué des jours et des nuits sur cette mer immense sans rien voir que les flots, le lever et le coucher du soleil.

Maintenant, nous sommes sur un continent recouvert d’algues et de goémons déjà séchés par le soleil. Car il fait beau. Nos provisions sont épuisées.

J’écris ces lignes pendant que mes trois femmes demi-nues cherchent des coquillages pour notre nourriture Est-ce que nous allons recommencer l’histoire de l’Humanité ? À quoi bon ? Est-ce que nous allons mourir ?

Je crois que nous allons mourir.
 
 

 

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(René Le Cœur, « Les Contes du Petit Parisien, » in Le Petit Parisien, cinquante-septième année, n° 20235, dimanche 24 juillet 1932 ; Joseph-Désiré Court, « Une Scène du Déluge, » huile sur toile, 1827 ; gravure représentant le tsunami qui suivit le tremblement de terre de Lisbonne, en 1755)