10 novembre. – Hier, dans l’après-midi, trois cent quatre-vingt-quatorze reporters (le concierge les a comptés) se sont rendus chez l’illustre Cumulot, notre astronome national, pour l’interviewer. Logé trop à l’étroit pour les recevoir chez lui, il leur a donné rendez-vous dans la Galerie des Machines, et là il s’est borné à répéter, moins bien, ce qu’il avait dit la veille à Chocholle. La comète, dont on affectait de se moquer, prendra sa revanche le 13 novembre à deux heures quarante du soir. De notre planète, il ne restera rien, ou si peu de chose, que ce n’est vraiment pas la peine d’en parler.

11… – Tous les télescopes sont braqués sur le ciel et il n’y a pas d’astronome qui ne publie plus ou moins longuement, dans les journaux, son opinion. Il n’est malheureusement plus possible de conserver le moindre doute sur le sort de la Terre et de ses habitants. Les observations des savants les plus autorisés confirment celles de Cumulot. Le gouvernement voulait accorder à l’illustre secrétaire perpétuel – perpétuel, quelle ironie ! – de l’Académie des sciences la plaque de grand-officier de la Légion d’honneur, mais cet homme modeste l’a refusée par une lettre très digne où il déclaré que, dans ces douloureuses circonstances, la distinction qu’on lui offre ressemblerait trop à une plaque tumulaire.

L’aspect de Paris est curieux. À part quelques sceptiques dont la blague est incurable et qui auraient trouvé des « mots de la faim » sur le radeau de la Méduse, tous les visages respirent la plus profonde douleur. Seuls les enfants, qui malgré tout ne peuvent avoir l’idée de la mort, conservent un peu de gaieté. Même dans les quartiers populaires, où dans bien des cas la mort semblerait devoir être une délivrance, on ne constate aucune résignation…

On aperçoit très distinctement la comète. Elle est d’un rouge sanglant et paraît presque aussi grande que la lune.

12… – Une preuve entre mille de l’affolement général. Les femmes négligent absolument leur toilette. Aucune coquetterie, aucun besoin de plaire. Elles passent rapidement, comme des ombres, sans exciter l’attention et sans la chercher. On n’a plus le désir d’aimer ou on n’en a plus le courage.

Vingt mille suicides dans la seule journée d’hier. On se demande si la Terre, au moment où elle sera broyée, n’aura pas déjà perdu la plupart de ses habitants. Bien des gens meurent de la peur de mourir.

Les boutiques sont abandonnées. Il n’y a plus de marchands, plus de voleurs. Des amoncellements de légumes, des fruits à moitié pourris, des débris de viande remplissent les rues, et les quelques personnes valides qui peuvent encore manger les disputent aux chiens…

L’angoisse, la terreur étreignent toutes les âmes. Les églises regorgent de monde. Je suis allé ce matin à Notre-Dame. De la foule suppliante vautrée sur les dalles, sortait comme un cri de bête blessée à mort, une lamentation ininterrompue. Les bras crispés se tendaient vers l’autel. On espérait un miracle, on l’attendait, et personne n’osait croire qu’il fût possible.
 
 

 

13… – Dix heures du matin. Paris n’est plus qu’un immense cimetière où les mourants n’ont pas la force d’ensevelir les morts. Dans les rues désertes, quelques ombres glissent, sans bruit. L’agonie du Monde s’enveloppe de silence.

Des vingt personnes qui habitaient ma petite maison de la place Dancourt, huit sont mortes dans cette dernière semaine, six sont devenues folles et les autres n’en valent guère mieux. Partout, la proportion est la même.

Midi… – Dans un ciel qui paraît tout embrasé, un globe énorme s’avance et grandit, pour ainsi dire à vue d’œil… J’ai à peine la force de tenir la plume… Depuis deux jours, l’angoisse, l’attente de l’inévitable, chez les quelques malheureux qui survivent, a supprimé l’appétit, le sommeil, et jusqu’à la volonté… La sensation de la vie disparaît. Un effroyable cauchemar la remplace… Il me semble que je suis enchaîné sur des rails et que j’entends les halètements de la locomotive qui approche, qui se hâte, que rien n’arrêtera et qui, dans un instant, m’aura broyé…

… La clarté du Soleil, c’était encore de la vie, mais voilà que la nuit tombe et couvre tout comme d’un suaire.

Deux heures trente-neuf… – Un chien, dans la cour, hurle à la mort. Il comprend, lui aussi. Le sol est secoué par une sorte de frisson d’agonie. On n’aperçoit plus le ciel… L’énorme masse, ainsi qu’un gigantesque oiseau de proie, plane sur la terre… Dans quelques secondes…

Quatre heures. – Le jour est revenu. De toutes les maisons sortent des ombres pâles qui s’étonnent de vivre et n’en sont pas bien sûres… Peu à peu, des renseignements arrivent… Cumulot, dans ses calculs, avait oublié une virgule, mais personne ne pourra lui reprocher son erreur : il en est mort. La Comète est passée à dix centimètres de la Terre. Nous l’avons su trop tard. Il n’y a plus à Paris que vingt mille habitants. La virgule de Cumulot a tué tous les autres.

Rencontré Blanchet, un type, le seul homme à Paris qui n’ait pas encore fait du théâtre. La Comète l’a décidé. Il prépare une revue de fin d’année. Tout vient à point à qui sait attendre.
 
 

 

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(Henri d’Alméras, in La Presse, soixante-sixième année, nouvelle série, n° 2726, mardi 14 novembre 1899 ; « La Comète de Halley : les toits de Paris transformés en observatoires, » illustration de couverture du Supplément littéraire illustré du Petit Parisien, vingt-deuxième année, nouvelle série, n° 42, dimanche 15 mai 1910 ; « La grande Comète de 1680, » gravure allemande, 1707 ; Paul D. Stewart, caricature parue dans Punch, or the London Charivari, volume 41, juillet 1861)