Ce soir-là, le soir du 31 décembre, nous avons quitté de bonne heure la rue vibrante de lumières, de musiques, de rires, de chansons, et nous sommes rentrés, nos deux grandes filles agrippant mes bras, tandis que la cadette se faisait traîner par ma femme.

« Ah ! clamait Denise, l’aînée, que c’était beau la ménagerie ! Et tous ces feux de Bengale ! Maintenant, c’est encore plus beau : nous allons recevoir nos étrennes, et nous entendrons sonner la Clémence ! »

Des cris de joie lui répondirent.

Je souriais, bien qu’au fond de moi-même, une tristesse persistât, la tristesse de ces journées d’anniversaire, de plus en plus lourde à mesure qu’on vieillit.

Sur le palier, je m’arrête pour que ma femme me rejoigne. Son rire se rapproche, mêlé au rire de l’enfant. Alors, je me représente notre douce veillée intime, semblable à toutes nos veillées. Et j’évoque mon ouvrage, La Psychologie des Papillons, qui s’achève lentement, car les affaires ne me laissent que peu de loisirs.

Nous entrons. La bonne accourt :

« Il y a un monsieur au salon.

– Qui est-ce ?

– Madame, je ne sais pas. Il a voulu attendre. »

J’ouvre la porte du salon. Une seule lampe l’éclaire à peine. Le feu mourant jette des lueurs fugitives. Au coin de la cheminée, dans le fauteuil, je distingue une ombre immobile.

Elle se dresse. Un vieillard, à la face creusée, blême sous les longs cheveux blancs, me regarde, comme éveillé en sursaut.

Non, je ne reconnais pas ce visage.

« Monsieur ? Monsieur ?… »

Une crainte vague et incompréhensible m’envahit.

« Vraiment, vous ne me reconnaissez pas ? Vraiment ? »

Je secoue la tête.

Il s’étonne :

« Vous avez donc oublié le vieux Losse ? »

Je m’exclame en lui tendant les mains :

« Monsieur Losse ! Ah ! Monsieur Losse ! Pardonnez-moi ! Il fait si sombre ici… Et puis, il y a bien longtemps qu’on ne vous a vu ! »

Je ris, soulagé de savoir que mon visiteur est ce brave père Losse, un drôle de type, un original qui disparaît durant des mois et tombe sur vous à l’improviste.

Je l’ai connu dès mon enfance, aussi vieux qu’aujourd’hui, toujours gai, affable, d’une courtoisie surannée.

Personne ne sait où il habite. On le rencontre dans la rue ; il passe à vive allure, correct, coiffé d’un grand chapeau de feutre. Il s’occupe de travaux scientifiques dont, jamais, on n’entend parler.

« Monsieur Losse, je pensais à vous, ce soir ! »

Je n’ajoute point :

« Nous nous demandions si vous étiez mort… »

Ce vieil ami de mon père, depuis des mois, je ne me suis pas occupé de lui… J’éprouve un soudain repentir. Et je réclame de ses nouvelles avec insistance. Marie allume une seconde lampe, prépare le thé. Les apostrophes joyeuses des fillettes qui brandissent leurs cadeaux allègent l’atmosphère.

Lui n’écoute point mes paroles empressées. Il a vieilli terriblement. Son regard est vague. Il prononce des monosyllabes :

« Je suis là… chez vous… ce soir… ce soir… le 31 décembre. »

Ma femme me lance un regard apitoyé qui signifie :

« Il tombe en enfance… Il est tout seul, et malheureux… »

Il répète :

« Le 31 décembre… Mon dernier 31 décembre. »

Je le revois, tassé dans son fauteuil, le visage si blême que j’eus la sensation de la mort qui le touchait déjà. J’essayai de le réconforter, de lui promettre qu’il verra beaucoup d’années nouvelles. Mes encouragements détonnent. Il marmotte des phrases confuses.

Je ne sais quel effroi, peu à peu, s’empare de nous.

« J’en ai tant vu, des 31 décembre… et si tristes… le plus triste jour. Les hommes, ils s’imaginent que c’est une fête. Ils font du bruit, ils s’étourdissent. Ah ! oui, les carrousels, les forains, les musiques ! Imbéciles !

– Erreur, Monsieur Losse ! Les forains me paraissent des confrères, humbles et bienfaisants : de même que les romanciers, les auteurs dramatiques, tous les gens de Lettres, et les hommes de Science, ils nous ménagent un peu d’oubli, cherchent le moyen de nous divertir. »

Il ne m’entend pas. Il ressasse :

« Les jours, une monnaie qu’on gaspille. Et puis, le 31 décembre, plus rien ne reste… plus rien… et l’on sait que tout sera bientôt fini. »

Troublé, j’évoque sa figure de naguère, illuminée d’enthousiasme. Il soutenait avec brio quelque théorie neuve, d’audacieux paradoxes. Un sentiment bizarre s’insinue en moi : ce n’est point le père Losse que je regarde, assis près de la cheminée…

Son visage décoloré s’éclaire sous la lampe ; les yeux fixes, il chuchote :

« Le 31 décembre, c’est la nuit où les jours passés reviennent, et, avec eux, tous nos morts. »

Ma femme, épouvantée, laisse tomber son tricotage. Je frissonne. Une angoisse pèse sur nous.

Le père Losse reprend de la même voix caverneuse :

« Notre passé mauvais… nos mensonges… nos injustices… Ah ! la nuit du 31 décembre, pour les hommes – et les femmes, qui osent regarder en eux-mêmes… »

Un silence. Il soupire :

« Je ne reste jamais seul, cette nuit-là… Non, jamais, depuis… depuis… »

Sa bouche s’est crispée. Les yeux hagards, il contemple une image d’horreur indicible.

Ces paroles attirent-elles de redoutables fantômes ?

Mon regard se rive à l’étrange figure. Je ne distingue plus ma femme et les enfants. Lui seul demeure, si pâle dans la chambre obscure qui se brouille et vacille. De minute en minute, je le vois blêmir : les os saillent ; cette face semble se décomposer.

Est-ce une hallucination ? Auprès de ce visage, des visages s’estompent. Et je reconnais tous mes morts : ceux qui sont partis avant qu’on n’ait rien su leur dire… ceux qui, vivants, furent supprimés de nos existences, car nous ne les comprenions pas… Et les délaissés, les calomniés… ceux qu’il fallait soutenir, et que je n’ai pas soutenus… Ceux dont nous avons pris la place ; ceux à qui j’ai fait du mal. Tous, ils me regardent. Leur muet reproche me bouleverse.

Et d’autres encore surgissent des ténèbres : visages de parents, d’amis, de camarades, enfants, vieillards, oubliés, disparus depuis des années. Ils se profilent à peine, s’effacent dans la pénombre.

Je ne suis pas un méchant homme. Et mon existence honnête, logiquement déroulée, a fait tant de victimes !

Épouvanté, je murmure :

« Quel est ce visiteur qui détient ce pouvoir horrible ? »

Et j’entends Monsieur Losse répondre de sa voix redevenue naturelle :

« Le visiteur s’en va et vous souhaite une bonne année. Il est tard. Ma route est longue… »

Il se lève, marche vers la porte. Je le reconduis.

Lorsque je rentre dans la chambre, elle me paraît plus éclairée. Le feu se ranime. Les fillettes jasent. Je m’assieds. J’effleure la robe, les cheveux de Marie : sa douce présence est un exorcisme.

Pourquoi certaines paroles prennent-elles, ce soir, un sens si profond et si révélateur ?

Les années enfuies s’allongent sous mes yeux, champ morose où je cherche en vain quelque réconfort. Tous mes actes trahissent un égoïsme indélébile. Je n’ose plus regarder en moi-même.

Et je halette :

« Marie… Marie ! »

Elle lève ses beaux yeux confiants et murmure :

« Je le trouve étrange, ce soir, Monsieur Losse. C’était lui… et pourtant, ce n’était pas lui…

– Marie… il a ramené tous nos morts…

–  Ah ! répond-elle, nos morts sont des saints qui nous aident à vivre. »

Sa voix fervente et sa tendresse me calment. Elle ajoute :

« Et les autres, les vivants auxquels tu penses, et qui sont là, il faut aller vers eux. »

Le 2 janvier, je déplie mon journal ; un cri m’échappe :

« Monsieur Losse est mort ! »

Marie s’exclame :

« Quand ?

– Dans la nuit du 31 décembre. »

Je m’interromps, suffoqué :

« Alors… ce visiteur n’était pas Monsieur Losse ! C’était… »

Marie explique miséricordieusement :

« Il se sera trouvé mal en rentrant chez lui. Oh ! nous aurions dû l’accompagner, ou le retenir auprès de nous ! »

J’ai regardé Marie, et nous n’avons plus rien dit.
 
 

 

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(Noëlle Roger, Au Seuil de L’Invisible, Neufchâtel/Paris : Éditions Victor Attinger, 1949 ; Ladislav Mednyánszky, « Starec a smrť » [La Mort du vieillard] I et II, huiles sur toile, 1895)