… Nous étions dans le poste d’équipage, plongés dans cette torpeur qui suit la fin des repas. Il y avait là Pietje, le second-mécanicien, gros Hollandais trapu qui fumait sa pipe en silence ; Vermeersch, le bosco ; Alvarez, un vieux Portugais qui avait roulé sa bosse sur toutes les mers du globe, et moi.

Nous somnolions béatement, tandis que, au-dehors, le gros silence de la mer nocturne n’était troublé que par le froissement de la houle sur la coque, le halètement régulier de la machine et les pas de l’officier de quart sonnant sur la passerelle.

Soudain, Alvarez parut sortir d’un rêve. Il leva vers nous son visage tanné et demanda d’une voix étrange :

« Est-ce qu’on n’est pas le 13 décembre ?… 13 décembre 1922 ?

– Si, dis-je, étonné. Et après ? »

Mais il ne répondit pas. Il était devenu d’une pâleur de cadavre et ses mains tremblaient terriblement. Brusquement, il sembla se soumettre à un ordre mystérieux. Il se leva, alla ouvrir la porte, mais aussitôt, poussant un long cri, il se rejeta en arrière. Ses yeux exprimaient une épouvante sans nom.

« Eh bien, eh bien ! qu’est-ce qui se passe ? » dîmes-nous, interloqués.

Le vieux s’épongea le front et, tout bas, dans un souffle terrifié :

« Il est là… lui, le… vaisseau fantôme. »

Un énorme éclat de rire nous secoua.

Je m’étais précipité derrière lui et nous nous mîmes à scruter l’horizon. On n’y voyait pas loin à cause de la nuit et des pans de brume qui flottaient sur la mer. Mais tout à coup, à notre tour, nous poussâmes un cri : là-bas, à dix encablures dans le nord, la forme vague d’un brick se balançait sur le ciel, au milieu des nuages. À peine l’eûmes-nous aperçu qu’il s’évanouit, et Vermeersch, qui était accouru, se gaussa de nous.

« C’est ce vieux fou d’Alvarez qui vous donne des visions… Vous aurez pris un nuage pour un bateau, et voilà tout… »

Mais quand nous voulûmes nous moquer d’Alvarez pour la sotte peur qu’il nous avait causée, il nous arrêta d’un mot :

« Ne riez pas sans savoir. Moi, je vous dis qu’il y a des vaisseaux fantômes. Parce que, moi, j’en ai visité un. »

Un coup d’ œil sur son visage ravagé de terreur arrêta notre rire.

Il reprit, en montrant le calendrier :

« Le 13 décembre 1922… Il y a aujourd’hui cinquante ans jour pour jour que nous l’avons rencontré, justement ici, dans les parages des Açores.

Nous étions quinze à l’avoir vu. Tous sont morts, et chaque fois, après une apparition comme celle que je viens d’avoir. C’est un pressentiment qui ne trompe pas. Puisque moi aussi, le dernier survivant, je suis condamné à disparaître, il faut que je parle. »

Il tremblait de tous ses membres, mais il parvint à se dominer et commença :

« En 1872, j’avais quinze ans et je rêvais de naviguer. Un trois-mâts qui cinglait vers New-York consentit à me prendre, mais, à l’arrivée, il fut saisi pour je ne sais quelle histoire de contrebande et l’équipage licencié. C’est alors que, dans un bar où je cherchais un capitaine qui voulût bien m’engager, je rencontrai le captain Morhoose, commandant du trois-mâts barque anglais Dei-Gratia. Il me prit comme mousse et, le 2 décembre, nous prîmes la mer.

L’après-midi du 12, la vigie se mit à crier :

« Un bateau en vue dans le nord. »

Je courus appeler le captain qui vint avec sa longue-vue. Mais à peine l’eut-il collée à son œil qu’il tressaillit et jura sourdement : « By God… Est-ce que je rêve ?… » Il se tourna vers moi et, d’une voix stupéfaite :

« Regarde donc toi-même, petit ; je crois que mes yeux se moquent de moi. »

D’abord, je ne vis rien que l’immense étendue marine. Puis, des lignes s’inscrivirent dans la lunette, des voiles prirent forme, et enfin surgit une coque bleue qui me fit sursauter.

« Hein, toi aussi, tu vois ?… » fit Morhoose.

Il appela le second. Aussitôt que celui-ci eut aperçu l’étrange navire, il jura de saisissement :

« Vous aussi, n’est-ce pas ? reprit Morhoose. Vous croyez que c’est…

– Que c’est le Mary-Céleste, oui, captain.

– Savez-vous, John, et toi, Alvarez, reprit Morhoose, savez-vous où le Mary-Céleste « devrait » être aujourd’hui ?

– Il a quitté New-York le 7 novembre, dit le second. Je l’ai vu partir.

– Eh bien, continua le captain, étant parti le 7 novembre de New-York, il devrait être normalement le 4 ou le 5 décembre à Plymouth… Or, nous voici le 12, et nous le rencontrons au large des Açores…

– Écoutez, il faut tirer cela au clair. Donnez ordre au timonier de nous diriger vers ce maudit rafiot. »

Après un instant de silence, pendant lequel nous frissonnâmes, angoissés, au cri d’une mouette, Alvarez reprit :

« Le lendemain matin, quand je mis le pied sur le pont, je vis le Mary-Céleste – car c’était bien lui – qui se balançait à quelques encablures de notre bord. De si près, on le distinguait dans tous ses détails, et l’on constatait que, si ses voiles et ses cordages étaient bien en ordre, ses canots au complet, personne, absolument personne ne se montrait sur le pont ni dans la mâture.

« Et il y a une heure qu’on appelle, me dit un matelot. By God, je crois que le diable a enlevé l’équipage pendant la nuit.

– Silence, hurla Morhoose. Allez-y John, un canot à la mer… Prenez des grappins… Vous viendrez avec moi… Toi aussi, Alvarez… Et toi, Duncan. »

Dix minutes plus tard, nous étions sur le pont du Mary-Céleste.

On n’apercevait toujours personne. Au fond de nous, la peur commençait à se glisser. Mais le regard du captain nous empêcha de nous enfuir.

« John, dit-il au second, prends Duncan avec toi et visite l’avant… Alvarez, viens avec moi. »

Je le suivis dans la timonerie : elle était vide. Attachée à un filin qui l’empêchait de dériver, la barre geignait sinistrement… Nous nous penchâmes sur les cartes : il ne s’y trouvait aucune poussière. Tout semblait nettoyé récemment. Soudain, Morhoose poussa un juron : le journal de bord portait des indications du jour même.

Nous n’eûmes pas le temps de réfléchir à ce fait surprenant : un cri retentit sur le pont. Nous nous précipitâmes et vîmes John qui accourait, le visage angoissé.

« Captain… Captain… Tout visité… Tout… Personne à bord… Tout en ordre et… et… dans la cuisine, il y a… il y a du feu et un poulet chaud dans une casserole. »

Mais, à cet instant, un autre cri s’éleva dans l’entrepont et nous vîmes Duncan jaillir d’une écoutille. Il nous regarda avec des yeux révulsés, nous écarta, puis, sautant dans le canot qui nous avait amenés, il commença à ramer pour s’enfuir, mais tomba aussitôt évanoui.

Morhoose jura comme un fou, puis, me saisissant par le poignet, il m’emmena en courant. Nous fouillâmes le poste d’équipage, les cales, le carré : partout l’ordre le plus parfait, mais personne, absolument personne. Quand, soudain, en pénétrant dans un petit salon, un froid mortel se répandit dans mes veines : sur un divan était étendue une robe de femme, bleue à pois blancs, deux tasses de thé fumaient sur la table et à terre… à terre… il y avait une épée nue tachée de sang frais.

C’est alors que mon regard tomba sur le calendrier cloué à la cloison : nous étions le vendredi 13 décembre 1872.

On n’a jamais pu trouver aucune explication à ce mystère : aucun canot de sauvetage ne manquait, on était au large ; comment l’équipage aurait-il pu s’enfuir ? Non, je vous dis que le Mary-Céleste est entré ce jour-là dans la ronde des vaisseaux fantômes… Les enquêtes ont eu beau se succéder, son mystère restera à tout jamais entier… Seul le diable pourrait livrer son infernal secret. »

Il ajouta, d’une voix désespérée :

« Vous comprenez pourquoi aujourd’hui, 13 décembre 1922, au large des Açores, j’ai voulu voir si le vaisseau fantôme m’apparaîtrait encore, un demi-siècle après sa première apparition… Et je l’ai vu, ce qui veut dire que je dois mourir bientôt, car chaque fois qu’un des matelots qui étaient sur le Dei-Gratia l’a vu, il est mort quelques jours plus tard… Morhoose, John, Duncan, tous, je vous dis, tous… Maintenant, c’est mon tour. »

Le lendemain, une avarie de machine nous força à faire escale à Saint-Michel-des-Açores…

Des vieux matelots du port me confirmèrent le récit d’Alvarez. Plein de pensées sinistres, je regagnai le bord de mon cargo. Comme je mettais le pied sur le pont, Vermeersch m’appela. Il était bouleversé.

« Le… vaisseau fantôme a tué Alvarez, bégaya-t-il. En sautant ce matin de sa couchette, il a soudain crié : « Me voilà, » puis il est tombé comme un sac : il était mort. »
 

–––––

 
 

(Louis Gérin, in Ce Soir, grand quotidien d’information indépendant, première année, n° 176, mercredi 25 août 1937 ; l’illustration est extraite de la publication. Sur le même thème, voir Edmond Rocher, « l’Étrange Aventure de la Marie-Céleste »)