« Vous allez à Marana du Brésil, m’avait dit mon ami. J’ai un oncle qui est parti pour cette même ville avec sa femme et ses quatre enfants. Il avait l’intention de défricher, par là-bas, un morceau de forêt vierge, pour s’y bâtir une ferme et faire de l’élevage. Il y a cinq ans de cela et je n’ai jamais eu de ses nouvelles. Si vous retrouviez ses traces, vous seriez bien aimable de me l’écrire. Il s’appelait Jules Arostegui… Oui, un Basque qui avait eu des revers de fortune. »

C’est vers le soir de mon troisième jour de marche dans la forêt que ces paroles me revinrent à la mémoire. Nous gravissions une sorte de plateau où la végétation était plus luxuriante qu’ailleurs. Les lianes rampaient sur le sol, s’enroulaient autour des troncs d’arbre où tombaient des branches d’où pendaient des sortes de fèves ou haricots gigantesques qui donnent aux bois de ces contrées un aspect si particulier. À cet endroit, les lianes enserraient aussi des sortes de blocs rocheux.

« Senor, me dit un des Indiens, ce sont les ruines d’une maison.

– Une maison ? C’est invraisemblable. Et les habitants, que seraient-ils devenus ?

– Qui sait ? Dévorés par la forêt, sans doute… »

Il me désigna quelques pierres encore debout qui paraissaient bien avoir été un mur. D’autres, écroulées, conservaient des traces de mortier. Il n’y avait pas de doute à avoir : une demeure avait été construite là.

Comme il était à peu près l’heure de la halte, je décidai de nous arrêter. Tandis que mes Indiens préparaient le campement et le souper, j’explorai les environs. Je découvris des débris de charpente et des morceaux de métal qui avaient dû être des instruments aratoires. Mais le tout était extrêmement bosselé, déformé par les lianes et les racines.

On eût dit que la nature avait voulu effacer jusqu’au dernier vestige d’une occupation humaine.

Tout à coup, un des Indiens accourut vers moi. Un sourire entrouvrait sa face bronzée. En creusant un peu l’humus pour installer un foyer primitif, il avait mis au jour un coffre de bois épais, recouvert d’une mince plaque de tôle. D’un coup de hache, je l’éventrai. Il ne contenait qu’un cahier. Et sur la couverture, ce nom : Jules Arostegui. La trouvaille était singulière…
 

*

 

Voici ce que je lus dans le grand silence de la forêt, à la clarté du feu que mes Indiens avaient allumé et dont les reflets dansaient fantastiquement sur les troncs environnants :

« 15 septembre. – Anniversaire de notre arrivée ici. La cabane du début a fait place à une ferme confortable bâtie de nos mains, au milieu de vingt hectares de terre conquise sur la forêt.

1er septembre. – Mon fils aîné Julien me fait part de son projet d’aller chercher une épouse. Ses frères l’accompagneront jusqu’à la lisière vers Marana. Chaque année, l’un d’eux suivra son exemple et, un jour, nous serons assez nombreux pour fonder une ville.

22 septembre. – Un accident stupide a forcé Julien à revenir. Une grosse branche est tombée devant les voyageurs, assez lourde pour les écraser tous. Heureusement, Julien seul a eu le pied pris sous la masse.

28 septembre. – Julien est mort, sa blessure s’étant infectée.

Marc était allé abattre un cèdre pour faire un cercueil à son frère. Bien qu’il se fût tenu en arrière, du côté non entaillé, l’arbre est venu s’affaisser sur lui. Il eût été assommé s’il n’eût fait assez vite un mouvement de recul. Il s’en tire avec des égratignures.

9 octobre. – Cet après-midi, j’ai trouvé morts, couchés sur le flanc, les bœufs que j’avais attachés à un arbre. Comme je m’approchais, un étourdissement me prit, tandis que je percevais une odeur singulière. Je me rendis compte que le feuillage de cet arbre, au lieu d’absorber du carbone et de rejeter de l’oxygène, comme toutes les feuilles vertes, dégageait de l’acide carbonique. Anita est folle de terreur.

12 octobre. – Un noyer que je venais d’abattre avec mes fils, rebondissant sur ses branches comme sur des membres animés, est venu défoncer la poitrine de Marc et m’a cassé un bras.

14 octobre. – Je suis au lit avec la fièvre. Marc est mort… Nous tranchions avec insouciance les hôtes vénérables des bois et les jeunes espoirs des taillis. Voici qu’il nous est demandé compte de la mort des cèdres et de la mutilation des sycomores. La forêt prend conscience de sa force et veut nous écraser comme des bêtes malfaisantes.

16 octobre. – Je suis seul. Joseph a tenté de fuir avec Anita. Je ne leur en veux pas. La terreur leur avait presque fait perdre la raison. Ils ont tenté de fuir, mais leur lâcheté a été punie. Par la fenêtre, je les ai vu partir, atteindre la lisière… Les arbres les ont laissés s’éloigner… Puis une violente tempête a semblé secouer la forêt, mais c’est elle qui remuait l’atmosphère de tous ses rameaux en fureur. Les branches mortes jonchaient le sol. Ses fruits étranges se détachaient avec des sifflements de projectiles et les lianes fouettaient l’air avec rage. J’ai entendu un grand cri, puis plus rien… Les arbres ont repris leur calme.

17 octobre. – Toujours seul, tourmenté par la fièvre. Mon bras me fait souffrir…

J’entends un sourd craquement : la cloison de ma chambre s’est fendue pour donner passage à une racine qui s’allonge, qui grossit, qui croît sous mes yeux, hideux phénomène de végétation spontanée. Mais j’ai ma hache encore et un bras solide… C’est suffisant pour la trancher d’un seul coup… Ah ! une autre… sous la fenêtre… et une autre qui fait vaciller la cheminée… Je lutte…

Je frappe sans arrêt, malgré les copeaux qui me sautent au visage… Ah ! voici que le sol se crevasse et s’entrouvre… Elles sont trop qui montent à l’assaut comme des reptiles gigantesques. Je jette ma hache inutile… J’écris ces derniers mots tandis que, de toutes parts, la maison oscille, s’effondre sous l’effort des racines qui éventrent les murs, soulèvent les pierres… et rampent vers moi… veulent leur proie… »
 

*

 

Le cahier s’arrêtait là. Était-il l’œuvre d’un malade égaré par la fièvre ? La ferme d’Arostegui n’a-t-elle existé que dans son imagination hallucinée ? Pourtant, ces pans de murs que je voyais, recouverts de lianes, ces débris broyés par les racines ? Des ruines, pour sûr… Mais il n’y avait plus sur elles que le silence et l’immobilité de la forêt.
 
 

 

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(Pierre de la Batut, « Les Contes de l’Intransigeant, » in L’Intransigeant, quarante-troisième année, n° 15470, mercredi 13 décembre 1922)