Les chasseurs, assis en cercle autour du feu, racontaient leurs prouesses ; c’était à qui narrerait l’histoire la plus prodigieuse en un récit toujours véridique, il n’est pas besoin de le dire : chacun sait que les chasseurs ne mentent jamais.
Marius prit la parole.
« Moi, dit-il simplement, il m’est arrivé la plus singulière aventure dont puisse être témoin un chasseur ; le fait est tellement rare que peut-être ne me croirez-vous pas, pourtant je jure que je vais dire la vérité.
Il y a quelques années, en compagnie de deux camarades, j’étais allé chasser le chamois dans les Alpes, aux environs de Chamonix. Nous avions loué deux guides et, partis tous les cinq de bonne heure, nous étions arrivés vers midi au pied du mont Blanc sans avoir aperçu un seul de ces sauvages animaux.
Nous nous installâmes dans un refuge pour déjeuner.
« Si nous prenions notre café à la glace ? opina Casmajou, un de nous.
– Té, c’est une idée, dis-je ; ce serait drôle, pas moins. »
Les deux guides offrirent aussitôt de nous en apporter. Armés de pioches, ils descendirent dans une sorte de caverne entièrement formée de glace qu’ils se mirent à tailler.
Tout à coup, ils revinrent épouvantés.
En cassant la glace, ils venaient de découvrir une paire de jambes chaussées de grandes bottes. Un cadavre était enseveli là, depuis de longues années peut-être. Nous accourûmes tous ; avec les plus grandes précautions, nous enlevâmes la glace qui entourait le corps du malheureux touriste, sans doute victime d’un accident.
Quel ne fut pas notre étonnement en apercevant son costume qui rappelait celui des Incroyables ! Il portait un habit à grands revers, une culotte avec des boucles d’argent ; il était coiffé d’une perruque à cadenette et d’un chapeau à cornes ; dans sa ceinture était passé un long pistolet d’arçon qui datait de la Révolution.
Le mort paraissait bien conservé, il avait l’air de dormir ; le teint était frais et rose ; si ce n’eût été la rigidité cadavérique, on aurait juré que la vie n’était que suspendue et que l’étrange voyageur était vivant.
Avec beaucoup de ménagements, nous le transportâmes dans le refuge où nous avions allumé un bon feu.
« Il n’est peut-être pas mort, » remarqua Casmajou.
Comme nous le regardions, incrédules :
« Té, reprit-il, qu’est-ce qu’il y aurait d’impossible à cela ? Vous n’ignorez pas que la glace conserve ; on a vu des personnes endormies dans la neige qui sont restées en léthargie pendant des mois entiers. Le teint est frais, les chairs ne présentent aucune trace de décomposition, le sang ne paraît pas altéré. Cet homme n’est peut-être qu’évanoui ; qui sait si, avec des soins, on ne le remettrait pas sur pied ?
– On peut toujours essayer, » dis-je.
Aussitôt, nous remplîmes de neige une grande chaudière qui se trouvait dans le refuge, nous fîmes un bon feu et nous la transformâmes en eau chaude. Nous déshabillâmes l’inconnu et nous l’étendîmes délicatement dans la chaudière.
Bien que chacun d’entre nous considérât l’entreprise comme insensée, nous suivions l’opération avec une émotion et une curiosité que vous devez comprendre.
Après une demi-heure de bain, le corps avait perdu sa rigidité et avait repris sa souplesse ; le sang semblait circuler sous la peau, les articulations fonctionnaient normalement.
Il semblait revenir à la vie.
Tout à coup, nous poussâmes un cri ; ses yeux venaient de s’ouvrir. Casmajou courut chercher de l’eau-de-vie qu’il lui fit prendre. Nous le sortîmes de l’eau, nous le roulâmes dans des couvertures bien chaudes et, tous cinq, nous le frictionnâmes vigoureusement.
La parole lui revint.
« Où suis-je ? » murmura-t-il.
Nous redoublâmes d’ardeur. Bientôt il put se lever ; il était ressuscité. Nous lui passâmes ses habits et nous l’aidâmes à les revêtir.
« Citoyens, dit-il d’une voix très nette, je vous remercie de votre courtoisie ; pourriez-vous me dire par quel hasard je me trouve dans votre société ? Je me suis sans doute endormi dans la neige ?
– Nous vous avons trouvé couché dans la glace, dis-je.
– C’est bien cela. Fâcheux retard ! Où est mon cheval ? »
Nous le regardâmes, ébahis.
« J’étais à cheval. Où est-il ? »
Il nous fixa d’un œil soupçonneux.
« Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Dans quelles mains suis-je tombé ?
– Vous êtes chez des amis, lui dis-je.
– Qui me le prouve ? N’êtes-vous pas des suppôts de l’Angleterre ou des agents des ci-devant ?
– Nous ne sommes ni l’un ni l’autre.
– Vous êtes sans doute des enfants de l’Helvétie ?
– Nous somme Français.
– Vous êtes des citoyens de la République une et indivisible ; vous ne me trompez pas ?
– Nous sommes des amis, vous dis-je.
– Eh bien, ne me retenez pas ; je voyage pour une affaire de la plus haute importance ; procurez-moi un cheval, je paierai ce qu’il faudra. »
Il sortit de sa ceinture une poignée de papiers ; c’étaient des assignats.
« Votre cheval est sans doute enseveli dans la glace, dit Casmajou.
– Que faire ? Puis-je me confier à vous ?
– Parlez sans crainte, lui dis-je.
– Je vais rejoindre le général en chef de l’armée d’Italie. Je suis chargé d’une mission secrète du gouvernement auprès de Bonaparte. Je n’ai pas un instant à perdre ; il faut que je me remette en route sur l’heure. »
Nous l’écoutions bouche bée.
« Citoyens, continua-t-il en baissant la voix, il se prépare de graves événements. Bonaparte devient gênant ; la victoire le couvre de ses ailes ; le gouvernement voudrait bien s’en débarrasser, mais il n’ose pas. Barras fléchit, il est toujours sous le charme de Joséphine ; il ne sait rien refuser à deux beaux yeux ; les femmes perdront la République.
– Il y a longtemps que Barras est mort, et Bonaparte aussi, lui dis-je.
– Que racontez-vous ? J’ai quitté Barras il y a huit jours ; aurait-il succombé sous le poignard d’un assassin ?
– Il est mort dans son lit, il y a environ cent ans.
– Cessez cette plaisanterie, reprit-il durement ; je n’ai pas le temps d’entendre des sornettes. »
Il nous menaça de son pistolet.
« Cent ans, lui dis-je, sont écoulés depuis l’époque dont vous parlez. »
Je lui montrai une pièce de cinq francs à l’effigie de Napoléon III.
Il lut :
« Napoléon III, empereur des Français, 1855. »
« Bonaparte est devenu empereur ; Napoléon III était son neveu. »
Il passa une main sur son front.
« Je suis le jouet d’un rêve, » murmura-t-il.
Il nous examina.
« Vous portez un singulier accoutrement, remarqua-t-il.
– C’est vous, lui dis-je ; vous êtes mis à la mode du siècle dernier.
– Et ces armes ? demanda-t-il en désignant nos fusils ; vous êtes soldats, au service de qui ?
– Nous sommes des chasseurs simplement, et nous vivons sous la troisième République.
– Je n’y comprends rien ; je suis dans une maison de fous ! » s’écria-t-il.
Il se dirigea vers la porte, qu’il ouvrit.
Le grand air le surprit, il recula ; soudain, il poussa un grand cri et tomba dans nos bras.
Nous fîmes de vains efforts pour le ranimer ; cette fois, il paraissait bien mort.
Nous le veillâmes toute la journée et toute la nuit ; le lendemain, nous creusâmes une fosse dans la neige et nous l’enterrâmes.
Si les avalanches ne l’ont pas dérangé, il est encore à la même place. »
Et Marius ajouta avec satisfaction :
« En voilà une aventure, hein ? »
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(Eugène Fourrier, « Variété, » in Le Petit Courrier de Bar-sur-Seine, journal républicain, agricole, commercial & littéraire, soixante-dix-septième année, n° 73, mardi 23 août 1898 ; « Conte du dimanche, » in La Mayenne du dimanche, numéro littéraire, politique, agricole et commercial, septième année, n° 208, dimanche 4 septembre 1898 ; in Le Progrès de Seine-et-Oise, journal politique républicain, quinzième année, n° 723, samedi 10 septembre 1898 ; in Journal de Montélimar et de la Drôme, quarante-et-unième année, n° 37, samedi 10 septembre 1898 ; in Le Journal de Fourmies et des arrondissements d’Avesnes et de Vervins, littéraire, scientifique, industriel & commercial, vingt-deuxième année, n° 2063, jeudi 22 septembre 1898 ; in Le Mémorial des Pyrénées, quatre-vingt-sixième année, n° 25729, samedi 1er octobre 1898 ; « Variétés, » in L’Écho rochelais, journal des Charentes, soixante-dixième année, n° 88, mercredi 2 novembre 1898 ; « Variété, » in Gazette d’Annonay, journal hebdomadaire, douzième année, n° 610, samedi 4 août 1900 ; « Variétés, » in Le Petit Troyen, journal quotidien de la Démocratie de l’Est, vingt-sixième année, n° 9545, mardi 18 septembre 1906 ; « Contes et Nouvelles, » in L’Union libérale d’Indre-et Loire, journal républicain radical, quarante-quatrième année, n° 41, vendredi 19 février 1909 ; in Journal de la ville de Saint-Quentin et de l’Aisne, quatre-vingt-onzième année, n° 51, mercredi 3 mars 1909 ; « Conte de la semaine, » in La Gazette de Biarritz, journal d’intérêt local politique, littéraire & mondain, dix-septième année, n° 10, samedi 6 mars 1909 ; ; in Le Progrès de Seine-et-Oise, journal politique républicain, vingt-sixième année, n° 1296, samedi 4 septembre 1909 ; « Variétés, » in L’Indépendant des Basses-Pyrénées, journal républicain, quarante-troisième année, n° 10, mercredi 27 octobre 1909 ; sous le pseudonyme de « Rouffier » et le titre : « Une Résurrection, » in Le Réformiste politique, pédagogique, littéraire, organe des libres-penseurs spiritualistes, quinzième année, n° 172, 15 avril 1910 ; repris dans le n° 173 du même journal,15 mai 1910 ; in Le Troyen des petits, supplément au Petit Troyen, quarante-huitième année, n° 16891 et 16897, jeudis 23 et 30 décembre 1926. Bricard, « La Mer de Glace au Montenvers, » huile sur toile, 1860 ; Johann Ludwig Bleuler, « La Grotte de l’Arveyron, » dessin au graphite, avec rehauts de gouache et de gomme arabique sur papier vélin, sd)
Très sympathique ce petit conte. Merci pour ce partage.