D’abord qu’Amélie vous voit paraître, elle allume la lampe à pétrole qui éclairera pour commencer les marches usées de l’escalier, ensuite la crypte voûtée où l’on descend au centre même de l’horreur.
Sous une vieille tour religieuse, au milieu de la plus grande capitale des vins de France, c’est à la fois un charnier, un ossuaire et un hypogée.
Ceux qu’on vient regarder sous le nez, soixante-dix morts desséchés, sont rangés en cercle le long de la voûte, tout debout, comme s’ils allaient danser la ronde.
Les lettrés évoquent dès l’entrée le rebec du moyen âge. Cependant, Amélie, sitôt la dernière marche descendue, commence, mécanique et comme malgré elle, le boniment intelligent qu’elle répète depuis six lustres.
Les académies de médecine, les savants et littérateurs du monde entier, tout ce qui, dans la cave hantée, a défilé durant ces trente ans, a enrichi le vocabulaire de la fine gardienne. C’est à peine si le ton qu’elle y met révèle quelquefois qu’elle récite par cœur.
« Ces momies sont du XVe siècle de notre ère. Il y a cent quarante-sept ans qu’elles sont déterrées. Elles ont été trouvées dans l’ancien cimetière de la ville, et la science a conclu que la qualité du terrain dans lequel elles étaient inhumées les a rendues telles que vous les voyez, c’est-à-dire incorruptibles. Celles dont le ventre est fendu laissent voir les viscères conservés, d’autres ont leurs poumons, ce qui prouve qu’il ne s’agit nullement d’embaumement comme dans les tombeaux de l’ancienne Égypte, mais bien d’un phénomène naturel. Le filon calcaire du cimetière a préservé toutes les parties du corps qui s’y trouvaient enfouies. Partout où le filon cessait, la pourriture a fait son œuvre. Vous voyez que, pour la plupart, ces corps sont sans pieds et qu’ils reposent sur le bout de leurs tibias. »
La lampe haussée jette une lueur sur le commencement de la rangée terrifiante. Après le premier « Ah ! » de saisissement, les visiteurs sont restés muets, écoutant le discours d’Amélie.
Couleur de terre cuite, les soixante-dix, debout sur leurs deux os inférieurs comme sur des jambes de bois, entièrement chauves, troués à la place des yeux, portent encore des vestiges de vêtements ou de suaires, et, crânes ronds, accotés au mur, ils varient à l’infini la grimace effrayante de la mort.
Amélie est passée de l’autre côté de la balustrade de bois qui sépare la confrérie macabre des vivants curieux et roses. La lampe dans la main gauche, elle avance sa droite vers le premier de ses pensionnaires, et pince entre deux doigts le lambeau de peau tannée sur son thorax profond.
« Vous voyez que c’est épais et solide comme du cuir. Un morceau de linceul est resté sur les épaules. Regardez les veines saillantes de cette main ! »
Quand on a bien contemplé, grave et presque affectueuse, elle fait un pas vers le numéro deux.
« Une bonne petite vieille ! Elle a conservé un morceau de bonnet sur la tête. Remarquez la dentelle. »
Un moment se passe. Amélie fait un nouveau pas.
« Une famille tout entière, probablement empoisonnée par des champignons. Voyez la contraction des visages. »
On reste longtemps devant la famille, bouches terreuses ouvertes sur des chicots, ou tordues de côté par des affres éternelles. Puis on avance encore.
« Un homme très grand. Un géant, sans cloute. »
La lampe dans la figure, le géant se laisse examiner.
« Le corps que voici près de lui possède ses pieds, conservés intacts. C’est qu’il se trouvait en plein filon. »
Tous les vivants présents se penchent pour examiner les pieds du cadavre.
« Un autre. Sa langue est restée dans sa bouche. »
Deux doigts d’Amélie prennent la langue et la remuent. On entend un bruit léger de serpent à sonnettes.
« Le suivant a un œil complet. »
Son index touche l’œil, bleuâtre, fixe, vitreux, et qui semble avoir bouilli comme celui d’un poisson frit.
« Pour celui-ci, voyez ! Il a une oreille parfaitement conservée. Regardez ! »
Elle saisit l’oreille et la manipule un moment. La promenade reprend.
« Celui-ci avait la peau particulièrement épaisse. Voyez le grain ! De la vraie peau de chagrin. Écoutez si c’est dur ! »
Du bout de son annulaire, elle donne trois coups solennels dans la poitrine foncée. Le silence des visiteurs n’est coupé que par quelques murmures.
« Un autre ! Celui-ci, vous le constatez, laisse encore voir la forme de son biceps. »
Elle pince ce biceps d’un petit pinçon sec.
« Ici, une négresse probablement, d’après la bouche lippue (elle tapote la lèvre inférieure) ; toutes les dents du bas sont là, l’émail est resté. »
Autour du funèbre jeu de massacre, les vivants sont de plus en plus muets. Amélie poursuit :
« Un bossu. Gibbosité par devant et par derrière. (Elle donne de petits coups sur les bosses).
– Un jeune homme de seize ans, disent les médecins, cataleptique enterré vivant. Voyez la crispation des bras. Les mains se sont décroisées. »
Un tel sujet vaut qu’on s’attarde longtemps. La montreuse reprend :
« Le bras gauche a été déchiré par le faux mort lui-même (elle tiraille les muscles déchiquetés). Observez le développement anormal du crâne… »
Sur un ton aimable, elle achève, très détachée :
« Un idiot !… »
… et passe à un autre.
« Une femme obèse. Quoique aplatis, les seins sont restés énormes. (Elle les secoue par le bout, d’un geste dédaigneux.)
– Un enfant de trois ans. Il lui reste quelques cheveux. (Elle se baisse et tire sur ces cheveux, qui sont cinq.)
– Un homme mort d’aortite. Les côtes usées n’ont laissé qu’un trou à la place du cœur. »
La lampe va chercher celui qui suit.
« Un hémiplégique. Voyez la déformation du masque, à gauche. Le bras gauche est collé le long du corps. Pose classique du paralytique. »
Alors, une voix de visiteur murmure faiblement :
« C’est la cour des miracles ! »
Quelqu’un se risque à continuer :
« Pourquoi ces petits tabliers de toile neuve devant eux ? »
Amélie :
« Pour la décence. »
Puis elle reprend avec cérémonie :
« Ici, un prêtre. Voici les boutons de sa soutane. Son expression est celle de la sérénité, de la paix. Il est mort la conscience tranquille. »
Le prêtre est longtemps examiné. Puis la lampe passe.
« Celui-ci a encore des cils. Regardez bien ! (Elle tire sur un de ces cils, qui, peut-être, est le seul, et qui résiste.)
– Ici, une femme. Elle portait perruque. Il n’en reste que ce bout de canevas. »
La lampe avance encore.
« Ici, un vieillard. Voyez l’expression de sa bouche sans dents. Il a dû mourir centenaire. »
La lampe voyage toujours ; les visiteurs suivent. Amélie passe assez rapidement la revue de tout un groupe, pinçant, tapotant, expliquant : « Un paysan… voyez sa blouse… Une jeune femme qui a bien souffert pour mourir… Un poumon entier… des intestins… Encore des pieds… »
Enfin, voici le dernier groupe.
« Une mère et son enfant. L’enfant avait déjà une dent. La mère allaitait. Les seins sont restés souples. »
Elle les soupèse, laisse le temps de regarder, achève enfin :
« Revoici l’escalier. Le tour est fait. »
Cinquante centimes par personne.
Et ce n’est qu’au haut des marches que les visiteurs retrouvent la parole.
Quelqu’un eut l’idée, tout en achetant des cartes postales, d’interroger Amélie. Ses yeux clairs sont restés beaux sous des cheveux déjà blancs. Une expression douloureuse s’y concentre.
« Vous n’avez jamais eu peur de vos fantômes ?
– Oh ! si ! Les premiers temps, je faisais des rêves affreux la nuit. Mais il faut bien vivre. Quand on n’est pas riche…
– Et maintenant ?… Vous n’avez plus peur ?
– Oh ! non !… Ils ne sont pour moi que des vieilles poupées de bois. Pensez, depuis trente ans !
– Mais vous n’êtes jamais seule avec eux ?
– Que si !… Il faut balayer la cave… Épousseter… »
Épousseter ! Le mot donne à rêver.
« Et quand vous êtes seule avec eux ? Vous n’avez pas peur ?
– Ah !… bien souvent, on me l’a demandé : « Vous n’avez pas l’impression qu’ils vont remuer ?… » Eh !… Je voudrais bien, moi ! Je leur demanderais ce qu’il y a dans l’autre monde. Je suis veuve depuis ma jeunesse. Mon mari était un malheureux joueur. Il m’a ruinée. J’avais des petites rentes et une certaine éducation. Je croyais être consolée par ma fille, mon unique enfant. Mais elle est morte à dix-huit ans. Je ne m’en suis jamais remise. Si je savais que je la reverrais, je serais si heureuse ! Mais ILS ne répondent jamais. »
*
Une nuit de Toussaint…
La religiosité du charnier se décèle, malgré la violation sacrilège qui, cent quarante-sept ans plus tôt, replaça dans la fatigante verticale ces chrétiens sagement couchés pendant plus de trois siècles – violation qui permet à n’importe qui, pour dix sous, de leur regarder dans la bouche, dans les orbites, dans la poitrine, dans le ventre, qui permet à Amélie de les tapoter, pincer et secouer trois ou quatre fois par jour.
Au milieu de la crypte, une haute croix se dresse. Sur le socle, des paroles catholiques parlent de la Résurrection. Et, chaque année, le 2 novembre, le clergé vient en procession, au haut des marches, donner l’absoute à ces trépassés dont les âmes sont peut-être en peine depuis le XVe siècle.
Incorruptibles !
Selon le rituel de la vieille Égypte, chacun de ces corps est encore habité par son double, puisque la désincarnation n’a pu se faire…
Donc, une nuit de Toussaint…
« J’ai passé ma journée à coudre, se dit Amélie. Mais voilà mon dîner mangé. Je vais descendre faire mon ménage dans la crypte. Il faut que tout soit propre pour la procession de demain. »
Sa lampe est pleine. Elle descend, le plumeau dans les mains. Ayant posé la lampe sur le socle de la croix, elle époussette.
Mon Dieu ! C’est encore prendre soin de ces pauvres morts auxquels personne ne songe à apporter des fleurs, alors que toutes les tombes de la chrétienté ont aujourd’hui reçu des bouquets.
Amélie ne pense à rien, sinon à l’ourlet qu’elle terminera demain autour du jupon qu’elle coud pour elle-même depuis deux jours et qui l’a tant retardée ce soir. Les « vieilles poupées de bois, » elle ne les voit même plus. Il fait nuit dans la cave et nuit en haut, sur la ville illuminée.
Un coup de torchon sur les balustrades.
Remonter.
Elle reprend sa lampe, se dirige vers l’escalier, et, tout à coup, revient délibérément vers la ronde des desséchés.
« Ah çà !… C’est la nuit des morts, pense-t-elle. Ne voulez-vous pas me répondre, vous autres ?… Où est ma fille ? Qu’est-ce que c’est que l’autre monde ? »
Le musée au complet l’entoure, comme chaque jour. Elle a peine à réaliser qu’elle parle à des spectres. C’est plutôt une vieille habitude qui la pousse, une espèce de devoir monotone.
Cloués sur leurs poteaux comme des fusillés, les morts grimacent piteusement, squelettiques et ridicules.
Amélie hausse les épaules :
« Une nuit comme celle-là, se dit-elle, c’était l’occasion ou jamais de se réveiller. Mais ces joujoux cassés sont plus stupides et plus ignorants que des personnes naturelles. Je vais remonter et aller me coucher. »
« Onze heures et demie, » annonce, étouffée, l’horloge de l’église, en haut.
« J’attendrais bien jusqu’à minuit, s’il le fallait… »
Alors une peur lui vient, non des morts, mais des vivants. Pourquoi donc est-elle descendue si tard ?
En rentrant tout à l’heure chez elle, loin dans la ville, ne risque-t-elle pas de faire de mauvaises rencontres ? Il fait froid, dehors. Il pleut. Elle est bien, là, dans sa cave calfeutrée. Hésitante, elle s’assied à côté de sa lampe, sur le socle de la croix. Ce n’est plus à sa couture qu’elle pense, c’est à sa fille.
« Se retrouvera-t-on un jour, ma petite Marinette ? Tes beaux cheveux… Tes jolis yeux bleus… Je t’aurais mariée. Je serais depuis longtemps grand-mère. Je ne serais pas cette femme presque vieille, toujours toute seule avec sa couture et ses macchabées. Est-ce une société pour quelqu’un, je vous le demande, ces bonshommes que je garde et que j’explique au monde ? Répéter toujours la même chose depuis trente ans, ça lasse, à la fin ! J’aurais mieux aimé un bureau de tabac. Triste métier que le mien. Mais il faut bien vivre… »
« Minuit !… » dit l’horloge.
Et, là-dessus, de tous les points de la voûte ronde, – souffle, bruissement, sifflement, – on ne sait quoi répète en écho :
« Vivre…
– Hein ?… sursaute Amélie, levée d’un bond. Qu’est-ce que j’ai donc entendu ?
– Vivre… » reprend le chœur aphone des momies.
L’épouvante enfin. Amélie veut courir vers l’escalier, et reste clouée à sa place. Si ses cheveux n’étaient déjà blancs, ils le deviendraient du coup. Elle regarde de tous côtés le cercle de ses vieilles poupées de bois, et les voit toutes qui remuent les mâchoires.
Elle a mis ses deux mains sur son cœur qui frappe et frappe. Elle essaie désespérément de poser un pied devant l’autre, et ne peut.
Une troisième fois :
« Vivre… »
Puis c’est un chuchotement unanime. Une voix plus distincte articule des mots qu’elle cherche à comprendre. Cette voix provient de celui qui a conservé sa langue. Elle se tourne vers celui-là, car elle a reconnu le petit bruit de serpent à sonnettes.
Elle le connaît par cœur, ce vieux cauchemar sans yeux. Depuis trente ans, elle lui pince et tire la langue plusieurs fois par jour. Par quel phénomène, cette nuit, remue-t-il tout seul cette langue coriace ? D’une pichenette, elle arrêterait cela, si elle voulait.
À cette pensée, le sentiment de la familiarité quotidienne lui revient. Peu à peu, la voici qui sourit. La terreur est disparue.
« Dis donc, toi ?… » fait-elle très haut, comme si elle grondait un enfant effronté.
Puis :
« Nous y voilà donc enfin ! Je savais bien que vous vous décideriez à parler, vous tous ! Allons !… Je vous soigne bien, depuis trente ans ! Vous allez récompenser votre pauvre Amélie. Qu’est-ce que c’est que l’autre monde ?… Répondez ! »
Et tous ensemble, une fois de plus, ils lui font écho :
« Répondez !
– Il ne s’agit pas de répéter tout ce que je dis !… s’écrie-t-elle, agacée… Je vous pose une seule question. Qu’est-ce que c’est que l’autre monde ? »
Et, puisqu’elle a retrouvé ses sens, elle s’approche d’un pas ferme de celui qui a sa langue.
« Toi, qui parles mieux que les autres… » commence-t-elle.
Mais il l’interrompt. Avec effort, il cherche ses mots. Le reste s’est tu pour lui laisser la parole.
Un flot de syllabes informes s’échappe sourdement de la bouche du déterré. Cette langue tannée obéit si mal ! Enfin. Amélie parvient, à travers le mince sifflet, à saisir ceci, qui se détache presque aussi lentement que les phrases épelées par une table tournante :
« Nous – ne – ré – pon – drons – que – quand – tu – au – ras – ré – pon – du.
– Soit !… dit-elle. Qu’est-ce que vous demandez ?
– Narre – nous – ce – qu’il – advient – de – terre – depuis – qu’avons – défuncté.
– Je crois comprendre ce que vous me demandez. Ce sera long ! Qu’est-ce que vous voulez savoir ? »
Une petite quinte de toux étrange, éteinte, secoue le cadavre parlant dont la tête est vissée au mur. Ses bras essayent de se désankyloser. Ayant craché un peu de poussière, de terre, de détritus, il reprend de plus en plus clairement, bien que sa voix soit toujours celle de quelqu’un qui parle tout bas (les Égyptiens eussent expliqué que la voix du double, ou âme numéro deux, ne peut être qu’affaiblie, surtout venue d’une chair ainsi ébréchée) :
« Voilà !… Les vifs qui passent par-devant nous chaque vesprée sont cois ou ne parlent que de nous et non d’eux-mêmes. De toi, nous avons appris deux, trois nouveautés seulement. Hémiplégie, aortite… Nous avons compris cela. Il en est d’autres qui jargonnent, disant : « Ligier-Richer, » ou bien « danse macabre. » Il y a aussi : « filon, calcaire, momies d’ Égypte. » Mais tout cela ne nous met guère au courant du siècle. Nous sommes bien ébaudis qu’on nous ait remis debout et à l’air depuis cent quarante-sept ans, et de revoir vivants qui ont tout ce qu’il leur faut. Ains il ne suffit. Dis-nous – tu peux parler. Nous sommes soixante et dix mutilés et navrés ; pourtant, j’ai une langue, l’autre une oreille et l’autre un œil. C’est assez pour toute la communauté – dis-nous, toi qui nous prends pincements plusieurs fois par jour aux mêmes places (tu nous fais mal, tu sais, et notre cuir reluit où ton attouchement se répète ; ains nous est doux tout de même ce petit contact avec ta chair chaude)… dis-nous : ne peux-tu nous délivrer cette nuit ? Nous souhaitons remonter les marches et retourner là-haut jusqu’à l’éveil de l’aube. »
Sur ces derniers mots, le brouhaha général se manifesta de nouveau dans toute la cave.
« Je veux revoir ma boutique !
– Moi, mon cellier !
– Moi, ma vigne !
– Moi, mes bœufs !
– Moi, mon embarcation !
– Moi, mon castel ! »
Amélie cria, fâchée, en se tournant de tous côtés :
« Allez-vous vous taire ?… On ne s’entend plus ! Laissez parlez la Langue ! J’ai déjà bien assez de mal à comprendre son charabia ! »
Silence. Le spectre orateur reprit son chuchotement étranglé :
« Veux-tu dévisser notre chef cloué au mur et laisser que nous gravissions les marches ?
– Mais, voyons !… dit Amélie. Ce n’est pas possible ! Vous feriez tourner les sangs au monde !
– Tourner les sangs !… reprit l’écho circulaire sur un ton songeur.
– Vous feriez peur à toute la ville, quoi ! Je serais responsable. Non ! Non !…
– Las !.. reprit la Langue. Mais nous peux-tu lâcher quand même pour cette seule nuit et nous laisser courre en cette cave ? Foi de chrétiens, nous demeurerons céans. Car nous voudrions gambiller quelque peu. Il en est aussi qui se veulent aimer. L’Œil brûle d’amour pour la femme obèse, je le sais, et d’autres couples se pourraient unir. La preuve en est que sommes à toujours indécents, tu l’as dit.
– Si c’est pour me tenir des propos pareils, répliqua sévèrement Amélie, ça ne valait pas la peine de parler. Je suis une femme honnête.
– D’où viens-tu pour faire ainsi méprise, prude femme ? Il se trouve parmi nous un prêtre dont sommes les ouailles et qui nous unirait par légitime sacrement. En cette nuit d’amour, un enfançon pourrait être conçu. Nous serions fiers d’avoir fait œuvre de chair comme de notre vivant. Notre saint prêtre lui baillerait baptême. Et quand il grandirait, il éjouirait notre emprisonnement.
– Vous êtes tous fous, je pense ! (Il est vrai qu’il y a de quoi !) Est-ce que deux morts peuvent avoir un enfant ?
– Amélie, où sont-ils, tes père et mère ?
– Au tombeau, depuis bien des années !
– Tes père et mère sont donc deux cadavres, comme nous ?
– Oui, hélas !
– Tu es donc enfant de deux cadavres. On finit toujours par être l’enfant de deux cadavres. Constate donc que notre proposition n’a rien de nouveau !
– C’est pourtant vrai !… » murmura-t-elle en baissant la tête.
Encouragée par cette première victoire, la Langue reprit, religieusement écoutée :
« Ergo, tu vas nous délivrer en cette nuit. Avons jà repris coutume de cette verticale. Nous avancerons gentiment sur nos pilons, en nous appuyant dessus le mur.
– Eh ! vous n’y pensez pas ! Ce serait une belle histoire ! Je perdrais ma place, tout simplement ! Je suis une femme de devoir, moi ! Je n’ai pas le droit de vous dévisser. Je ne vous dévisserai pas. Non ! Non ! Et non ! »
Un très long silence suivit cette décision irrévocable. Le long soupir des soixante-dix était comme un petit coup de vent dans la cave.
« Nous voyons bien, reprit la Langue, que t’opiniâtreras à rester intraitable. C’est bon. Mais veuille prendre place sur le socle et, du moins, répondre à nos questions.
– Ça, je veux bien ! s’empressa-t-elle. Mais n’oubliez pas qu’en échange vous répondrez à votre tour à la chose que je vous demanderai.
– C’est juré !… » susurra le souffle aux quatre coins de la crypte.
L’horloge d’en haut sonnait deux heures du matin. Amélie, assise sur le socle de la croix, une jambe croisée sur l’autre, passait une nuit passionnante.
Pleine du sentiment de son importance, elle goûtait pour la première fois, pauvre et modeste créature, aux joies de la supériorité.
À elle seule, devant ces soixante-dix retardataires, elle représentait les temps modernes, leurs découvertes, leurs progrès, leur civilisation. Elle regretta de n’être pas plus érudite. Cependant, le peu qu’elle savait représentait déjà le plus formidable des bagages. « J’ai de quoi les épater !… se rengorgeait-elle. Quand je pense qu’ils ne savent même pas que les chemins de fer existent ! Que vont-ils dire de tout le reste ? »
La Langue, après s’être recueillie, posa donc la première question :
« En quel siècle sommes-nous ?
– On dirait que je vais passer encore une fois mon certificat d’études !… » songea la gardienne pendant une seconde. Puis, docte et redressée :
« Nous sommes au XXe siècle !… proféra-t-elle.
– Vingtième siècle !… » reprit l’écho.
Alors, ils se mirent tous, une fois de plus, à siffloter ensemble, et si vite qu’elle en perdait la tête.
« Est-il toujours du soleil ?… De la pluie ?… Du vent ?… Des fleurs ?… Du vin ?… Des bœufs ?… Des nacelles sur le fleuve ?… Des boutiques ?… Des castels ?… »
Le centenaire essayait de percer le brouhaha.
« La majorité du roi est-elle toujours fixée à quatorze ans ?
– Messire Charles V fut fol d’en décider de la sorte !… » cria la petite vieille en bonnet.
Et. là-dessus, une grande dispute s’éleva. Seuls quelques mots surnageaient au-dessus du bourdon général.
« La Régence est aux quatre ducs !
– Orléans !…
– Bourgogne !…
– Ne savez-vous qu’occire et non bâtir ?…
– Assemblée de vilains !
– Félonie !… Damnation !…
– Il n’est ne Régent ne roi qu’en son palais ne trahisse le peuple !
– Ha ! Tire-laine !… Je te vas… »
Se bouchant les oreilles, Amélie cria :
« Tenez-vous tranquilles ! Il n’y a plus de rois !
– Plus de rois !… » redit l’écho.
Puis :
« Ains le soleil ?… La pluie ?… Le vin ?… Les boutiques ?… Les bœufs ?… Les castels ?… Les…
– Oui ! Oui !… Il y a toujours tout ça ! »
Un « Ah ! » de joie exaltée courut.
« Mais, annonça triomphalement Amélie, la France est en république !
– Maillotins ont bien œuvré !… s’esclaffa le paysan en blouse. À force d’écrasement par impôts et taxes, ont dû demander merci !
– Oh ! pour ça, l’interrompit-elle, les impôts et les taxes sont toujours un peu là ! C’est-à-dire qu’on n’en a jamais tant payé !
– En nom Dieu, fit le géant, le monde n’a donc pas changé ?
– Mais si, mais si, vous allez voir ! Savez-vous ce que c’est que le chemin de fer ?… Je… »
Elle fut coupée par l’âpre dispute qui reprenait, surtout au coin sud de la cave :
« Nos Chaperons blancs… Philippe d’Arlevelde…
– Tu nous la bailles belle, bossu recoquillé ! Ne sais-tu que Maillotins ont fini en Seine et cousus en sacs ?
– Oui !… Ains serais-tu mort devant qu’Olivier de Clisson…
– Paix, les vieux ! La prospérité n’a pas fait feu quatre ans ! Le connétable attaqué, laissé pour mort, ne savez-vous que notre Charles a porté guerre en Bretagne contre le Montfort pour venger Clisson ?…
– Mensonges ! Messire Charles ne songe qu’à s’éjouir de voyages, fêtes et croisades !
– Accordez-moi silence ! J’ai vécu plus avant que vous ! Voici la nouvelle : Messire Charles n’a plus sa raison. On ne l’anime plus que par jeu neuf qu’ils ont appelé « cartes. »
– Les cartes !… Les cartes !… s’enrouèrent deux voix détraquées. Joue-t-on encore aux cartes, en France ?
– Hélas, oui !… répondit Amélie, couvrant le tumulte incompréhensible. J’en sais quelque chose ! Mon mari m’a ruinée avec ça !
– Et la Visconti ?… reprirent les agités. Qu’elle soit géhennée ! Use-t-elle toujours d’art du diable ?
– Taisez-vous !… ordonna la Langue. Laissez-moi poser les questions. Faute de quoi, passerons cette nuit de miracle en vaines batailles, et ne saurons rien ! »
Ils se turent un moment.
La Langue :
« Dis-nous ! Est-il toujours sorcellerie en France ?
– Ma foi… dit Amélie. Il y a plus de spirites que jamais, et presque tout le monde fait tourner des tables. »
Mais l’agitation reprenait dans le fond.
« Et Ysabeau ?… Fait-elle toujours ribaudies ?
– Plus n’est question d’Ysabeau !… remarqua la Langue en essayant de hausser les épaules. Mais ce qu’il nous faut connaître, c’est s’il existe encore paillardes de sa sorte.
– Il y en a plus que jamais !… avoua la gardienne, les yeux au ciel.
– Et qui dansent branles et sarabandes ?
– Que oui ! Même des danses nègres… des horreurs !
– Le monde n’a pas changé… » conclut l’un d’eux encore au coup.
Mais cette parole fut étouffée par un nouvel éclat :
« Vivent les Armagnacs ! À mort les Bourguignons !
– Laissez que parlent les plus jeunes ! Gascons ne sont pas tant à louer. Ont bouté le feu dans les églises, et brûlé femmes, enfants et vieillards, et rançonné et pendu.
– Atrocités !… » gronda le groupe de gauche.
La Langue reprit courage :
« Est-il encore atrocités au XXe siècle ?
– Je crois bien !… s’exclama la gardienne. La guerre de 1914… »
La dispute en recrudescence la fit taire encore une fois, vaincue.
« Le comte de saint Pol vaut-il mieux que notre Armagnac ?
– Vive Caboche et sa corporation !
– Est-il encore corporations ? » demanda la Langue par-dessus le bruit.
Et, de même, Amélie à travers tout :
« Oui ! ça s’appelle des syndicats !
– Le monde n’a donc pas changé ! »
Cependant, dans un silence relatif, celui qui avait gardé ses poumons récita solennellement :
« Moult grande partie d’iceux très misérablement mouraient par force de froid et de famine, et après qu’ils étaient morts les portaient un dehors la ville et en aucunes fosses et là les laissait-on manger des chiens, oiseaux et autres bêtes. »
« Est-il encore pareilles choses ?… demanda la Langue.
– Oui… confessa Amélie ; en Russie nous avons eu pire. Car les vivants y ont mangé les morts. »
Mais on ne l’écoutait plus.
Des mots qui se croisaient cinglaient avec colère l’air noir de la cave.
« Azincourt !
– Périnet Leclerc a livré Paris aux Bourguignons en volant les clés à son père le quartenaire !
– Contraintes et massacres !
– Et Henri V ? Ses fils ont-ils gardé la Normandie ? Anglais sont-ils toujours haïssables ?
– Oh ça, oui ! »
Amélie explosait, ayant saisi le mot au vol.
« C’est le roi de Bourges qui a perdu la France !
– Nenni ! Le duc de Bourgogne !
– Êtes-vous sans savoir que Jehanne a tout sauvé ?
– Jehanne ?
– Pauvres vieux ! Ils ignorent le nom de Jehanne d’Arc ?
– Comment ?… appuya chaleureusement Amélie, ils ne connaissent pas Jeanne d’Arc ? »
Car elle était enchantée d’avoir surpris enfin un nom qui lui disait quelque chose.
Puis elle se tut bien vite, avec la sensation d’être refusée à son certificat. Elle avait cru régner sur cette foule ignorante. Mais les morts paraissaient en savoir bien plus long qu’elle. Et tout ce qu’elle renfonçait, – chemins de fer, télégraphe et téléphone avec ou sans fil, photographie, gramophone, cinéma, automobiles, aviation, – l’étouffait parmi ces trépassés occupés seulement de leur politique et de leur époque à eux.
Ce fut le prêtre mort dans la sérénité qui vint enfin à son aide.
« Enfants, si continuez à jacasser de la sorte, finirez par vous outrer de la pointe de vos os, car vous voilà tous en frénésie. Or, depuis la mi-nuit, qu’est-il advenu de bon de tant de parlements ? Je vous le dis en vérité, moi votre père en notre sire Jésus, laissez de parler de nous et que cette dame vive veuille nous enseigner plus outre. Car ne savons rien du temps où sommes parvenus céans, pauvres gisants sortis de terre où devions demeurer à toujours, cependant que, seule, peut nous instruire la dame Amélie. »
Et, comme un mutisme absolu suivait, le prêtre poussiéreux et déchiqueté, s’adressant à elle, la pria de leur raconter l’époque présente.
*
« Par où commencer ?… débuta-t-elle, un peu émue. Il y a tant de choses qui vous étonneront ! Je vous ai parlé du chemin de fer. Ce sont des voitures attelées les unes aux autres qui marchent par toute la terre sans chevaux, et si vite qu’on est d’un pays dans l’autre en quelques heures.
– Poserais-je questions ? demanda respectueusement la Langue. Car seul puis-je me bien faire entendre.
– Parle, beau-fils !… dit le prêtre.
– Voudrions donc connaître, gentille dame, si telles voitures magiques mènent toujours vers nos anciens plaisirs : j’ai nommé bonne chère, vin, amour, trafic, hautes places, fêtes, musique, gai savoir et la suite ; et aussi vers nos anciennes douleurs : j’ai nommé maladies, trahisons, disgrâces, ruines et la suite. Me pardonne notre père en Jésus si je me tais sur la dévotion, ayant compris depuis notre séjour en cette cave, par la vue de la sainte Croix, que le monde n’a cessé d’être chrétien. Réponds-nous, dame !
– Vous parlez tous bien compliqué !… remarqua-t-elle. Mais je comprends à peu près. Tout ce que tu as dit existe encore. Oui.
– Las !… gémit le cataleptique, enterre-t-on encore tout vif ?
– Ça arrive, oui !
– Las !… continua la jeune femme morte après avoir tant souffert, n’avez-vous trouvé secret de guérir les maux, et emplâtres nouveaux pour les tumeurs ?
– Oh ! non… Je sais que vous êtes morte d’un cancer. Mais mon mari aussi en est mort, dans des souffrances atroces. Et les autres maladies sont restées aussi. Car ma fille est morte poitrinaire, malheureusement !
– Alors, quelles bonnes nouvelles du présent temps ?… demanda la Langue.
– Eh bien ! Il y a aussi des avions, des automobiles… On se promène dans l’air ; on circule à cent à l’heure dans des voitures qui marchent toutes seules ; il y a aussi…
– En ces véhicules, se baise-t-on encore d’amour en route ?… interrogea le grand décousu muni de ses intestins.
– Bien sûr !… Croyez-vous que les amoureux se gênent ?
– Donc, Amour est à toujours présent.
– Plus que jamais !
– Et Haine ?
– Encore plus. Nous sortons d’une guerre, la Grande Guerre, où des millions d’hommes ont été tués et d’autres blessés. »
À l’instant, les voix se ranimèrent.
« Guerre !… Guerre !… Jette-t-on toujours plomb fondu, huile bouillante, flèches ?
– Envoie-t-on encore bombardes, depuis Crécy ?
– Bien mieux que ça ! Nous avons des canons, des gaz asphyxiants, des torpilles par avion et sous-marins. Et la grosse Bertha, donc, qui a bombardé Paris !
– Paris est donc toujours là ?
– Mais bien sûr !
– Le monde n’a pas changé.
– Comment ! Qu’est-ce qu’il vous faut ? Et je ne vous ai encore rien dit de la photographie, et du cinéma, et du télégraphe, et du téléphone, et du phonographe, et…
– Ce n’est pas de cela qu’il nous faut parler, dame. Ains veuille abréger par oui ou non. Est-on plus heureux, moins méchant, plus fort, moins paillard, plus vrais chrétiens, moins donné au diable, et les saisons ont-elles changé ?
– Non… murmura la gardienne en baissant la tête.
– Mange-t-on toujours son pain à la sueur de son front ?…
– Oui…
– La vie est donc restée telle, et c’est tout ce qui nous importe. »
L’horloge, qu’on n’avait plus entendue à cause du tumulte, sonna plusieurs coups dans le lointain.
« Temps est de conclure !… acheva la Langue. Donc trafic, ambitions, fêtes, musiques et gai savoir, qui servent Amour, existent à toujours ; et, de même, trahisons, guerres et querelles, qui servent Haine, existent à toujours. La croix est restée debout. Les maux envoyés par Dieu demeurent mêlés à ceux inventés par l’humain. Que ce soit le XXe ou le XVe siècle, il n’est pas de paradis neuf sur la terre, que nous puissions regretter de n’avoir connu. Le même ciel et le même enfer se partagent le destin des hommes. Nous n’avons donc rien à envier et pouvons nous rendormir debout dedans notre poussière et nos chiffes. Ains, avant ce sommeil repris, grâces te soient rendues à toi qui nous as éclairés. »
*
Il ne finissait pas ce dernier mot qu’ironiquement la lampe posée sur le socle se mit à baisser.
« Mais pardon, pardon !… cria, tout en se levant, Amélie. Vous devez à votre tour me répondre en échange de tout ce que je vous ai dit. Je n’ai qu’une seule question à vous poser, moi ! Qu’est-ce que c’est que l’autre monde ? »
Dans l’ombre qui grandissait à mesure que s’éteignait la lampe, elle n’entendit qu’un dernier craquement d’os auquel se mêlait une sorte de ricanement unanime.
Les yeux dilatés, essayant de voir, elle put constater que sa terrible galerie était redevenue parfaitement immobile le long des murs noirs.
« Qu’est-ce que c’est que l’autre monde ? » cria-t-elle plus fort, et très en colère.
Rien. La lampe s’éteignit. Elle attendit un moment encore, l’oreille tendue. Puis, comme un peu de bleu paraissait du côté de l’escalier, elle comprit que l’aube pointait et que les revenants ne pouvaient plus parler.
Alors, posant son pied sur la première marche, elle se mit en demeure de remonter vers le jour, lentement, et tenant sa lampe éteinte à la main.
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(Lucie Delarue-Mardrus, in Candide, grand hebdomadaire parisien et littéraire, première année, n° 10, jeudi 22 mai 1924 ; « Les Momies de Saint-Michel, » lithographie d’Eugène Leroux, d’après Alexandre-Gabriel Decamps, 1845)
MARIUS AUDET : LES MOMIES DE SAINT-MICHEL
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Dans le caveau circulaire, empli d’une éternelle nuit, tandis que là-haut, aux flancs du clocher sonore, les cloches tintent l’appel des âmes, elles dorment en rond, les momies parcheminées, enveloppées de silence et de ténèbres, au milieu de la ville en rumeur, vexées seulement quand un passant oisif se détourne de sa route pour leur taper un peu sur le crâne, du bout de sa canne, tout en interrogeant leur cicérone disert.
Elles ont eu le malheur – dit la légende – d’être enterrées aux environs d’une boulangerie : le four chauffait leurs tombes ; et les voilà, comme des « miches » trop cuites, rangées contre la muraille. On dirait des enfants rebelles, obstinés à tenir leurs yeux ouverts, alors que le terrible marchand de sable qui endort les hommes un à un a passé près d’eux depuis des siècles.
Elles ont la fâcheuse posture des cadavres récalcitrants. On ne les plaint plus : les douleurs qu’elles ont souffertes sont trop anciennes et dépassent de trop d’années le court rayon de notre pitié. La « famille empoisonnée par des champignons » nous laisse froids : les faits divers de notre temps nous racontent des catastrophes bien autrement corsées. La « jeune personne qui a dû être enterrée vivante, » il y a quatre cents ans, n’exerce plus aucune influence sur nos glandes lacrymales. C’est trop vieux, tout cela ; la victime elle-même doit avoir eu le temps d’oublier…
Et cependant, les momies de Saint-Michel demeurent une de nos curiosités locales. Bordeaux a ses momies comme la vieille terre des Pharaons. Après avoir montré la cathédrale, le Palais-Gallien et les quais à son visiteur étranger, le Bordelais se frappe le front et s’écrie : « Té ! Il y a les momies ! » Car il faut une grande occasion pour que le Bordelais pense à ses momies.
Que font ces pauvres morts séculaires ainsi adossés le long de leur mur ? Pourquoi leur a-t-on imposé ce long temps d’arrêt entre leur dernier soupir et le néant définitif qui les attend ? Ne se trouvera-t-il pas quelque sergeot céleste pour leur crier : « Allons, voyons ! circulez ! »
En notre siècle absorbé, tout ce qui n’est pas utile est nuisible. Pourquoi les retient-on sur la terre, ces acteurs surmenés, qui croyaient être quittes après avoir débité leur petit bout de rôle dans la vie, et qui, la comédie finie, sont encore obligés de soutenir l’indiscrète curiosité des foules ?
Ce qu’elles font dans leur caveau, les momies de Saint-Michel ?
Oh ! cela n’est pas difficile à deviner : elles s’ennuient.
J’en sais une qui, tous les soirs, à la nuit tombante, trompant la surveillance du gardien de la tour, s’évade, s’enfuit par la ville et roule jusqu’à l’aube d’étonnements en étonnements. Gonflant sa peau parcheminée, elle glisse sur les trottoirs avec un bruit de vieille affiche qu’entraîne le vent. Elle s’arrête, prise de stupeur devant les grands magasins modernes, sous la lumière surnaturelle des lampes électriques. Cherchant partout le Bordeaux d’Henri IV, le vieux Bordeaux qu’elle a connu et aimé, elle n’en retrouve nulle part la trace. La langue qu’on parle autour d’elle lui est presque inconnue. Où sont les chaises à porteurs, les litières fermées, les carrosses énormes roulant par les rues étroites, obligeant les passants à se coller sous l’auvent des portes, les pieds dans des flaques d’eau ? Où sont les cavalcades d’hommes d’armes, les moines portant le saint-viatique aux pestiférés ? Où donc aussi le bruit incessant et berceur des cloches toujours en branle aux campaniles des couvents et des monastères, et le bourdon sonnant pour tous les saints aux clochers des églises ?
La momie échappée erre parmi les larges avenues bordées d’étoiles jaunes. Les tramways la terrorisent ; elle a manqué s’effondrer en voyant un cycliste passer près d’elle… L’Ombrière, le Château-Trompette, le Château du Hâ, les portes de ville, les remparts, les tours, tout a disparu, tout s’est évanoui… Il n’y a plus à la place que des rues droites et propres, des monuments aux façades lisses et presque blanches…
Un soir, désespérée, la momie de Saint-Michel remonte les « fossés Saint-Éloi, », cherchant vainement la place de l’ancienne Maison de Ville. Elle commence à s’avouer que, depuis qu’elle est morte, le Destin a dû la transporter en une autre planète, bien loin de ce Bordeaux tant aimé, où elle aurait voulu à jamais dormir…
Or, deux amoureux marchent près d’elle. Dans le soir d’avril très doux, ils échangent les mots éternels des amoureux ; ils ont les bras à la taille. Un bruit, un murmure tendre…
La momie sent bondir son cœur ratatiné de momie. Non, on ne l’a pas arrachée à sa ville natale. Ce bruit, on ne l’entend qu’à Bordeaux ; ce murmure, elle le reconnaît bien ; c’est la seule chose à Bordeaux qui n’ait pas changé depuis des siècles ; c’est un baiser de Bordelaise.
Et la momie, plissant d’un bon sourire sa face parcheminée, heureuse de frôler encore la terre des aïeux, glisse comme une affiche déchirée que le vent promène, et, par la rue Saint-François déserte, regagne gaillardement le caveau de Saint-Michel.
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(Marius Audet, « Au Pays de la fantaisie, » in La Petite Gironde, vingt-cinquième année, n° 8368, lundi 8 avril 1895 ; Antoine Bourdelle, « Une Momie de Saint-Michel, » plume et encre de Chine sur papier, c. 1883)
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« Caveau de l’église St-Michel à Bordeaux, » lithographie de J. Philippe, extraite de La Guienne historique et monumentale d’Alexandre Ducourneau, tome I, Bordeaux : P. Coudert, 1842
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MAURICE FERRUS: LES MOMIES DE SAINT-MICHEL
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Nous avons reçu la lettre suivante, dont nous ne supprimons que deux lignes et la signature :
« Monsieur le Rédacteur,
Nous sommes plusieurs petites personnes qui en voulons bigrement à votre collaborateur Maurice Ferrus… S’il avait su qu’il nous ferait tant de peine en publiant Les Momies de Saint-Michel, il aurait laissé son manuscrit se dessécher comme leur peau. Maintenant, le mal est fait…
Vous vous demandez ce que nous avons de commun avec les momies ? Voilà. Depuis toujours, le caveau de Saint-Michel était le rendez-vous des amoureux. Il n’y avait jamais personne. On pouvait se tenir serrés l’un contre l’autre, s’embrasser (ici, deux lignes supprimées par notre censure)… enfin, c’était tout plein gentil. Les pauvres momies n’étaient pas gênantes.
Depuis que la brochure a paru, la caveau est envahi par un tas de gens qui n’auraient jamais pensé sans elle à venir nous déranger. Ce n’est pas tenable : on n’est plus chez soi. La concierge fait de bonnes affaires, mais l’amour ne fait pas les nôtres. Mon petit ami, qui est poète, dit comme ça qu’il ne bat plus que d’une aile.
Où aller maintenant le dimanche ? Pas au Jardin-Public, papa et maman vont y écouter la musique… Ni au jardin de la Mairie, il y a trop d’enfants… Encore moins au square Gambetta, il y a trop de soldats et de payses. Les docks sont trop loin, le cimetière de Cenon est trop humide ; il ne nous reste que les quais, quand il ne pleut pas !
Dites tout ça à M. Maurice Ferrus, pour qu’il renonce à tirer de nouvelles éditions de sa brochure, ou nous serons obligés d’aller nous promener sous les ponts.
Monsieur le Rédacteur, pitié pour les amoureux, rendez-leur le caveau, s. v. p. ! »
Pour copie conforme :
Paul BERTHELOT.
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(Paul Berthelot, « Chez nous et nos voisins, » in La Petite Gironde, cinquante-troisième année, n° 18726, lundi 15 octobre 1923)
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Série « Le Caveau de St-Michel, » cartes postales photographiques,
Bordeaux : Coutanceau, sd
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Album de douze vues : « Les Momies du caveau de St-Michel de Bordeaux, »
Bordeaux : Marcel Delboy, sd