Le père Baudruche était un bon vivant qui prenait l’existence sans se faire de bile outre mesure, toujours gai, et mettant en pratique le précepte du bon maître Rabelais que le rire est le propre de l’homme.

Le nombre de gens bernés par lui était incalculable et le fond de son sac inépuisable ; à vingt lieues à la ronde, sa réputation était établie et quand on avait parlé de c’ farceur ed père Baudruche, on avait tout dit.

Aussi ouvrait-on l’œil quand on le rencontrait quelque part, au cabaret surtout qu’il ne quittait plus guère : le bonhomme vous enveloppait dans quelque mystification, vous enchevêtrait dans quelque bambochade dont on ne sortait qu’au milieu d’un rire général, fort blessant pour l’amour-propre susceptible.

« Père Baudruche, quand la camarde frappera à votre porte, vous trouverez bien moyen de lui faire quelque blague ! »

Le père Baudruche, qui était un vieillard de quatre-vingt-dix ans, solide comme un chêne, se fourra dans le nez une prise de tabac copieuse et, s’essuyant du revers de sa manche, déclara en clignant de l’œil :

« Qu’elle y vienne donc, c’te sacrée fumelle : nous verrons ben si j’la dégoûte point de r’paraître de longtemps devant mi ! »

La chose s’était répandue dans le pays.

« Ce père Baudruche, disait-on, il nous jouera encore quelque farce après sa mort ! »

Et la légende s’en était si bien accréditée que lorsque la grande Faucheuse pria le vieillard de la suivre au royaume sombre où le rictus affreux des squelettes est le même pour tous, personne ne consentit à veiller la dépouille du pauvre défunt.

Cependant, à l’auberge du village, était descendu un jeune étudiant en médecine qui devait y passer la nuit, afin de prendre, le lendemain, de grand matin, la voiture publique qui le conduirait chez une de ses parentes, à quelques lieues de là.

Il entendit naturellement parler de la crainte qu’inspirait le cadavre à ses voisins ; c’était un esprit fort ; il haussa les épaules de la stupide crédulité des paysans, et, par bravade, s’offrit à demeurer près du corps jusqu’à l’aube.

« Je n’ai point peur des morts, dit-il ; j’en ai trop vu et trop manipulé à l’amphithéâtre, pour ne pas savoir ce que c’est ; et quelque blague macabre que puisse me faire votre père Baudruche, elle n’approchera point de celles dont mes camarades ont aguerri mon tempérament… »

On accepta sa proposition avec enthousiasme et on conduisit le carabin dans la petite chaumière qu’occupait le défunt, à l’extrémité du village.

Le père Baudruche, étendu sur son lit, dormait son éternel sommeil sous son linceul ; sur la table, voisinant le christ prêté par le curé, une chandelle fumeuse jetait à travers la pièce sa lueur falote et tremblotante.

Le médecin s’approcha du cadavre et souleva le suaire : le père Baudruche était bien mort ; le corps était froid et la décomposition commençait déjà son œuvre putride.

« Bonne nuit, Monsieur ! dirent, en se retirant, les paysans qui étaient craintivement demeurés sur le seuil de la porte.

« Merci, mes amis, et dormez tranquilles… »

En eux-mêmes, ils exultaient, persuadés que le père Baudruche trouverait bien moyen de donner, même après sa mort, une leçon à ce blanc-bec de Parisien qui voulait se montrer plus malin qu’eux et dont le dédaigneux scepticisme se gaussait ainsi de leur couardise.

« Patience, dit l’un d’eux à voix basse, exprimant la pensée générale ; demain n’est point ’core advenu ! »

Le carabin, cependant, qui avait décidé de passer sa veillée à travailler à sa thèse, installa ses livres dans un coin et alluma la petite lampe qu’on lui avait prêtée.

Mais, avant de s’asseoir, il ouvrit la fenêtre et s’accouda un instant.

La soirée était chaude ; des milliers d’astres d’or scintillaient à travers la clarté azurée du firmament ; une étoile filante zébrait de temps en temps, la voûte céleste, partant de l’inconnu pour retomber dans l’infini.

Et c’était l’image de la vie. D’où sort-on ? Où va-t-on ? Nul ne le sait. Chacun décrit son orbe dans l’espèce et disparaît presque aussitôt, sans que, dans l’immensité des temps, rien ne demeure de lui.

Et, dans ce silence de la nuit profonde, à côté de ce cadavre pourrissant qui lui rappelait le néant de la vie humaine, le jeune homme songeait à tout cela, jusqu’à ce que, fatigué de sa rêverie, il fût retourné à ses bouquins.

Soudain, levant les yeux par hasard, il crut s’apercevoir que le linceul remuait doucement ; c’était le vent, sans doute ; et cependant la flamme de la bougie n’avait point vacillé ; peut-être aussi, après tout, avait-il mal vu.

Mais, plusieurs fois, consécutivement, le même phénomène se reproduisit.

« Voilà qui est curieux ! » dit-il.

Et, allant à la fenêtre, il la ferma.

Cependant, le suaire du père Baudruche semblait s’agiter de plus en plus ; tantôt la toile légère se soulevait comme sous sa respiration, tantôt c’était comme une boule qui se glissait autour de son corps, ondoyante et capricieuse.

« Je ne rêve point, pourtant, pensa le carabin en se passant la main sur le front ; cet homme est bien mort, pas de doute possible ; je n’ai pas à avoir peur, c’est ridicule !… »

Mais, malgré lui, il ne pouvait s’empêcher de se souvenir de la terreur qu’inspirait le père Baudruche à ses concitoyens, et c’était cette idée qui le tourmentait le plus.

Enfin, décidé à avoir le cœur net, il s’approcha du cadavre ; mais tout avait repris l’immobilité du néant.

« J’ai eu une hallucination, murmura-t-il ; ces gens-là sont roides avec leur sotte crédulité ; un peu plus, je finissais par croire, moi aussi, que leur père Baudruche me faisait une farce ! »

Mais il n’avait point regagné son fauteuil que le drap se mettait à remuer de nouveau.

Il revint encore vers le mort ; plus de doute, cette fois : ses yeux ne l’avaient point trompé ; sous le suaire, quelque chose grouillait. Il l’empoigna hardiment d’une main, tandis que, de l’autre, il relevait brusquement le linceul.

Mais il poussa un cri : une masse noire bondissait, lui sautant au visage où elle imprimait une douleur atroce ; au geste de défense qu’il fit, il culbuta la table et la chandelle, puis perdant lui-même l’équilibre en voulant les rattraper à la volée, il vint tomber sur la petite lampe qui chavira à son tour, plongeant la pièce dans l’obscurité, tandis que, comme une balle rebondissant incessamment, la bête inconnue courait, à travers la chambre, dans une pétarade de sifflements, en faisant tomber les chaises et les assiettes…

Au matin, les porteurs, entrant avec la bière, trouvèrent le carabin étendu tout de son long par terre, au milieu des meubles en désordre, la figure sillonnée de griffes profondes, tandis que le petit chat du défunt, sur le rebord de la fenêtre, lissait paisiblement ses poils en ronronnant dans un rayon de soleil…
 
 

 

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(Guy de Téramond, « Chronique, » in La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, dimanche 1er mai 1904 ; Jane Blackburn, « Cats Guarding the sick Witch – Leonard’s Dream, » illustration pour The Lances of Lynwood de Charlotte Mary Yonge, 1855)