Corrard allait se suicider !

Corrard était un savant !

Ce n’était pas de sa faute !

Corrard aimait ! mais il aimait sans savoir qui ! Il savait bien quoi, voilà tout ! l’Idéal ! quelque chose d’inattendu qui ne venait pas. Il avait usé de la vie à la mode de tous les jeunes gens riches.

Il avait eu, et cela trop facilement peut-être, des maîtresses de toutes les sortes et de toutes les classes. Mais le hasard n’avait pas permis qu’il se liât avec aucune d’elles, dans des conditions assez empreintes de mystériosité, pour nourrir, comme il aurait fallu, sa spéciale et sensitive imagination. Fatigué et certain que toute la gamme féminine ne contenait pas le dièse enveloppeur et câlin de son rêve, il se jeta dans celle des passions sérieuses qui semblait devoir lui offrir le plus de désennui : la science. Il croyait trouver, dans le positivisme de cette déesse de marbre, l’effacement, jusqu’à l’oubli peut-être, des visions caressées… Hélas, pas un pétale ne s’arracha de cette fleur naïve et désormais noire qu’il avait en lui !

Quelque temps avant l’ouverture de l’Exposition d’électricité, il se crut sur la piste d’une importante découverte. L’orgueil qu’il en conçut, « a priori, » le rattacha sensiblement aux choses de ce monde. Malheureusement, le succès ne couronna pas ses expériences et le Palais de l’Industrie arbora sans lui ses splendeurs bleues. Le spleen que Corrard nourrissait, devint intense. Il ne pensa plus trouver l’indifférence que dans la mort…

Il faisait nuit ; Corrard, accoudé à la fenêtre de son atelier de l’avenue d’Eylau, contemplait les nuages, gros de pluie, qui semblaient vouloir écraser la terre, se demandant s’il devait entretenir une dernière correspondance avec les étrangers qui peuplaient le reste du monde. Quand, soudain ! le revolver sur la gâche duquel il appuyait son index droit, s’échappa de sa main. Il se mit à tourner, comme un fou, dans l’atelier, bouscula tout et, finalement, installa à ladite fenêtre, un appareil électrique d’une grande puissance de projection ; puis, ayant découpé à jour, au ciseau, dans une grande plaque de zinc, les premiers mots venus, qui furent par hasard ceux-ci : « Corrard s’ennuie ! » à l’aide d’une perche qu’il alla planter dans le jardin, il plaça la plaque en travers de la projection lumineuse, et aussitôt, contorsionnés, mais gigantesques et suffisamment visibles, il put lire sur les nuages ces mots, vaporeusement blancs : « Corrard s’ennuie !… » Il eut d’abord une sorte d’extase, puis un rictus plissa sa lèvre. Il renversa la perche d’un coup de pied, remonta et réarma son revolver. Quelle pouvait être l’utilité réelle d’une pareille invention ? Et puis quoi ! une invention ? N’était-ce pas là, plutôt, une simple application fantaisiste bonne au plus à amuser les badauds ?

Il fermait la fenêtre quand tout à coup un jet de lumière, qui partait du même côté de l’avenue, – à une distance d’un kilomètre environ, – alluma le nuage sur lequel Corrard venait de biffer sa tristesse et y traça ces mots gigantesques aussi :

« Lady Cokett s’ennuie ! »

Corrard, qui ne s’était pas tué, faillit néanmoins tomber à la renverse.

La valeur, la valeur « inchiffrable » de sa trouvaille surgissait du ciel même. C’était le bonheur possible, en personne, qui la proclamait, cette valeur ? En effet, combien devait être étrange et intelligente, cette lady Cokett à laquelle sa subjectivité divinatrice avait permis de reconstituer, en un clin d’œil, les éléments de ce fameux écritoire !

Et à quel spleen raffiné s’était adressé le sien ? et de quelle solitude savante avait dû partir la réponse pour que les moyens l’aient aidée si vite ?

Quant à la beauté de la tout au moins étrange interlocutrice, quant à son âge : détails plus que provisoires, que l’étonnante singularité de la rencontre obligeait naturellement à n’être approfondis que le plus tard possible. Corrard ne laissa pas languir la conversation.

Ce fut une singulière chose, pendant les plusieurs nuits que le ciel resta couvert, pour les rares passants du quartier de l’Étoile que de voir le ciel perler notre langue, comme s’il n’était né qu’en France. Beaucoup de superstitieux crurent à une vraie fin du monde et devinrent instantanément fous. Les autres ébruitèrent le miracle et je suis étonné de n’en avoir vu mention dans aucun journal. Les reporters écrivent-ils donc décidément leurs faits divers sans sortir de chez eux, ou bien ont-ils fait complètement ce que je n’ai cessé de faire que dans les derniers jours, c’est-à-dire, ont-ils refusé de croire la chose vraie et se sont-ils contentés de s’arrêter aux deux réflecteurs du palais de l’Industrie qui n’écrivaient rien du tout sur les nuages ? Moi, je me suis laissé entraîner par Sabacross qui, lui, avait déjà lu presque toute la correspondance. Pendant trois nuits seulement, paraît-il, il n’avait pas fait de nuages et Sabacross les avait passées à attendre. Il se consolait en disant que cela valait mieux que d’attendre une exécution sur la place de la Roquette.

Nous arrivâmes ensemble un jeudi, je me rappelle. Des terrains vagues, situés à peu près entre les deux foyers, nous servirent d’observatoire. Ils nous offraient le siège de leurs talus gazonneux. J’avais remarqué que des groupes assez nombreux se formaient sur certains points du quartier et restaient fort avant dans la nuit. Le samedi, la conversation, quoique toujours très lente, avait pris une tournure d’épanchements assez cupidonesque. Il est clair que les deux correspondants, qui, pour rendre leur état d’énervement plus quintessencié, retardaient le dénouement, en arrivaient à des faiblesses. À une certaine phrase prononcée par le nuage (côté Corrard), je suis persuadé même que lady Cokett a dû piquer un fard (électrique). Ce soir-là, la foule était considérable. Un demi-rire de critique narquoise la parcourut quand on s’aperçut que les deux amoureux essayaient de s’envoyer leurs profils réciproques, par nuages lumineux.

La ressemblance devait s’altérer singulièrement, car parfois ils avaient des nez…. et parfois des mentons !… Sur les dix heures, le phare lady Cokett écrivit ceci :

« Que faut-il faire ? »

On guettait la réponse quand un troisième phare inattendu, dont l’irrespectueux foyer était placé derrière nous, dans les terrains vagues, plaqua sur le parchemin céleste ces mots :
 

« Achetez les chaussures vissées

de Piessanbond

18, rue Marchemal, 18. »

 

Tout sembla interloqué dans la nature !

La foule fit un ohhh ! de réprobation et se dispersa. J’entendis plusieurs personnes dire en s’en allant : « Sont-ils bêtes, ces américains !!! »

Nous restâmes avec Sabacross, pour voir, mais le ciel se tut toute la nuit. Il y avait du froid dans l’air.

Le lendemain, un monsieur fort bien mis, mais d’une allure extrêmement folle sonnait chez monsieur Piessanbond. Un domestique parut :

« Monsieur Piessanbond ?

– Monsieur Piessanbond est sorti, monsieur, mais si monsieur veut bien attendre, monsieur Piessanbond va bientôt rentrer !

– Oh oui ! j’attendrai !!! »

Et l’homme grinçant des dents, mordant sa moustache, dévorant des yeux le ciel du plafond, attendit.

Une femme, d’une allure encore plus folle que celle du monsieur, mais adorablement cernée à la taille et… aux yeux, sonna :

« Môseu Piessanbâond ?

– Monsieur Piessanbond est sorti madame, mais si madame veut bien attendre, monsieur Piessanbond va bientôt rentrer.

– Aoh ! yés ! jé attendrai !… »

Elle piétina furieusement le tapis de Turquie et causa toute seule, tout haut, si bien que ses yeux ayant rencontré ceux du monsieur :

« Câonpenez-vô, môsieu, fit-elle à Corrard, car c’était lui, que moà aimais, oh ! aimais fôlement, épédioûment, et que môsieur Piessanbâond m’a ravi…

– Quoi donc ?

– Mon idéal, Môsieu !

– Un homme ???

– Bien certainement, Môsieu !…

– Monsieur Piessanbond ? Un homme ? Mais pardon, Miss, car j’ai bien l’honneur, je crois, de parler à une…

– Aoh ! yés, môsieu, à Lady Cokett.

– …

– Au secours, cria Miss, messeus, tout le monde, employés !!! »

Corrard venait de s’évanouir !

Mais il revint vite à lui, et serrant la main à miss Cokett :

« Si j’étais Corrard, dit-il, m’aimeriez-vous ? »

Cokett s’évanouit à son tour.

Elle revint à elle au moment où tous les employés émergeaient dans le vestibule.

« Donnez-moâ de quoi écrire ! » fit-elle, et, posant sa menotte gauche sur le bras de Corrard très pâle et très rouge, elle écrivit ces mots :
 

« Monsieur Piessanbond

Bien pardon de vous en avoir voulu

La réclame a du mauvais

Mais elle a du bon.

 

LADY COKETT. »

 

Corrard, qui revoit ses amis, est venu me présenter lady Cokett.

Je vais me suicider.
 
 

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(Georges Lorin, « Variétés, » in Le Courrier du soir, quatrième année, n° 1371, mercredi 28 décembre 1881 ; illustration de Théophile Alexandre Steinlen pour « L’Affichage céleste » de Villiers de L’Isle-Adam, in L’Écho de Paris, supplément littéraire illustré, première année, n° 6, dimanche 14 juin 1891)