Il y a quelques années, nous avions fait l’acquisition d’une copie dactylographiée d’une lettre de l’abbé Daure à Frantz Jourdain, à propos de Maurice Rollinat. Elle a été reproduite dans le bulletin n° 59 (2020) de la très active association des amis de Rollinat. Cette lettre a été rédigée en réponse à un article de Frantz Jourdain paru dans La Vie moderne, que nous reproduisons à la suite. D’après une autre lettre que nous avons eu l’occasion de consulter, c’est par l’entremise de Georges Lorin que cet article serait paru dans la revue ; il aurait en effet promis une de ses œuvres en échange de l’insertion d’un article sur Maurice Rollinat, qui avait quitté Paris cinq ans plus tôt.
 

MONSIEUR N

 

–––––

 
 

À Monsieur Jourdain, architecte, à Paris

 
 

Monsieur,
 

J’ai eu l’honneur, ces jours passés, de lire avec admiration dans la Vie Moderne, votre bel article sur Maurice Rollinat : Je vous en félicite, et même j’ose vous en remercier.

Eh bien ! Il est ici cet attrayant artiste, non pas au fond des forêts noires, comme on le dit à Paris, ni perdu dans le sein des montagnes, mais bien dans la contrée de la Creuse la plus pittoresque et la plus souriante. Il est là comme dans un jardin charmant parcouru, au nord, par la rivière appelée Petite Creuse, et fertilisé, au midi, par celle appelée aussi Grande Creuse ; deux rivières bien agréables qui viennent se rejoindre et se donner le baiser fraternel, en mêlant leurs eaux limpides à un point qui a nom Confolant, c’est-à-dire Confluent.

Oui, il est ici et nous voulons qu’il nous reste, car chez nous, il n’est point jalousé et l’envie ne laisse pas tomber sur lui son œil livide et morne ! Il est ici avec son talent à lui, avec son cœur si sympathique, avec sa verve si brillante excitant notre admiration et faisant de Maurice Rollinat un poète et un musicien qui ne ressemble à aucun autre.

L’emphase si commune ailleurs est inconnue de cet artiste, toujours originalement beau dans ses compositions, soit poétiques, soit musicales. Qui possède comme lui le talent de la conversation exquise où le naturel est toujours debout, comme une sentinelle qui défend sa guérite ? Ah ! que d’agréments il nous a procurés depuis que nous le connaissons, que de belles soirées passées sous le charme de sa parole toujours neuve et imagée, ou sous l’impression de ses chants dits par lui comme pas un ne saurait le faire. Je ne suis pas étonné que vous demandiez à le ravoir ! Mais à Paris où grouillent tant de malices et tant d’autres choses, il n’ira plus, si n’est qu’en passant.

Restez avec nous, monsieur Maurice : vous êtes bien ici, vous vivez de notre simplicité, toujours de notre bonne humeur un peu campagnarde peut-être, mais vraie et sincère comme vous l’aimez. N’êtes-vous pas heureux chez nous ? et cette béatitude 
que Paris vous envierait, s’il la connaissait, n’a-t-elle pas
 rendu la santé à votre corps épuisé par les veilles et les 
ennuis, et redonné à votre esprit si distingué cette lucidité 
qui fait que rien, dans la nature, n’est pour vous ni vulgaire,
 ni rampant…

Laissez-les s’épuiser en vains efforts ces poètes de la grande ville, ils pourront bien nous dire des mots nouveaux, à nous pauvres villageois, mais des choses… ah ! des choses !.. surtout les belles choses, ils ne les diront jamais comme vous !

Oui, Maurice Rollinat est ici dans sa véritable sphère, il en sort quand il veut, il rayonne autour d’elle comme un astre bienfaisant qui répand à ses côtés sa fécondité et sa chaleur. Il n’est effrayé ni par nos coteaux accidentés, ni par nos chemins escarpés ; le vent lui-même n’a pas prise sur lui, car quand il l’a chanté comme le précurseur de la tempête ou comme l’arracheur des grands arbres, il le convertit en une douce brise qui apporte çà et là le calme et la fraîcheur.

Donc vous nous resterez, et si les Parisiens doutent de 
nos paroles, qu’ils nous viennent un peu, et, après l’accueil
 que nous leur aurons témoigné avec nos natures franches et
 cordiales, ils rentreront chez eux, en répétant : Maurice Rollinat 
est plus heureux à Fresselines qu’à Paris.
 
 

JH [sic, pour J.-B.] Daure, curé de Fresselines
 
 

Fresselines       Le 31 janvier 1888
 
 
 

 

 

 

–––––

 
 

FRANTZ JOURDAIN : L’ŒUVRE NOUVELLE DE ROLLINAT

 

–––––

 
 

J’ai hésité avant de présenter aux lecteurs de La Vie Moderne les dix pièces que l’éditeur Mackar vient de mettre en vente. La critique actuelle est tellement synonyme de réclame que l’on se sent pris de dégoût à la pensée de mêler le nom de Rollinat à la tourbe grouillante des ratés, des cabotins, des filles publiques et des camelots de lettres qui sont, chaque jour, l’objet d’ovations enthousiastes dans les « feuilles » graves et folichonnes. Mais bah ! Le contraste est drôle, et je trouve une certaine joie à me servir de ce cornet à bouquin canailles qui a trompété la gloire du premier ruffian venu, pour faire la parade auprès d’un des plus purs et plus dignes artistes du temps et essayer de déjouer la lâche et cauteleuse conspiration du silence, grâce à laquelle on cherche à supprimer ce gêneur.

Il est parti, notre poète ; écœuré et navré des perfidies, des platitudes, des calomnies, des attaques venimeuses dont il a été victime, il est allé demander un peu de sincérité et de tendresse à cette nature dont il sait si admirablement dépeindre la mystérieuse attirance. Mais, s’il n’est plus là, son talent nous reste, et sa dernière œuvre musicale prouve que l’auteur des Névroses n’a rien perdu, dans les montagnes de la Creuse, de sa vitalité géniale, ni de son originalité puissante.

Hier, j’ai été pris de tristesse en feuilletant, au piano, ces dix pièces, dont pas une ne se ressemble et qui conservent pourtant, toutes, la même et indéfinissable saveur. Quel sort vont-elles avoir, ces mélodies si caractéristiques ? Arriveront-elles au succès d’un refrain de beuglant, d’un rondo d’opérette, d’une banalité académique, d’une rengaine de salon ? Remplaceront-elles la Romance de Mme de Rotschild, l’air de la Fille du Régiment, les couplets des Noces de Jeannette, et autres sentimentaleries glaireuses dont nous assassinent les jeunes filles bien élevées – dans le monde – et les « artistes distingués » – dans les concerts ?

Hélas ! Qui le dira ?

Et cependant, j’en suis convaincu, l’œuvre de Rollinat produirait un effet certain, considérable, sur le public le moins prévenu. Cette musique possède le rare mérite d’être – à la fois – extrêmement chantante et claire et d’avoir été écrite par un harmoniste raffiné. Les accompagnements, nourris comme une orchestration symphonique, ont une coloration brillante, une sonorité étrange, un rythme original, un accent personnel, un charme plein d’une griserie délicieuse, auxquels il est impossible de résister.

Une légende bête veut que Rollinat puisse seul interpréter sa musique. Il est évident que ce prodigieux artiste, dont l’âme vibre comme une corde trop tendue, chante ses mélodies et récite ses vers avec une intensité d’expression extraordinaire. Mais – je le sais par expérience – le plus médiocre virtuose arrive à des effets considérables avec cette musique, dont la primordiale qualité est l’étrangeté et la poésie passionnante.

Je voudrais qu’on essayât, aux Vendredis si intéressants de La Vie Moderne : La Nuit tombante, cette page large et sereine comme Millet ; Les Yeux morts, ce chant si mélancoliquement tendre ; La Folie, cette prestigieuse fantaisie macabre ; et La Maladie, et La Chanson des yeux, et toutes. Je suis certain que l’interprète, auprès de ce public nerveux et artiste, obtiendrait un franc succès.

Ah ! Puissent les échos de nos applaudissements arriver jusqu’à Rollinat ! Qu’ils lui prouvent qu’on lui rend la justice attendue, qu’ils lui disent que nous l’aimons, que nous l’admirons toujours avec le même enthousiasme, qu’ils l’engagent à rentrer dans ce Paris où personne n’a même tenté de reprendre sa place vide. Que le fier et grand poète revienne donc et que sa présence nous délivre des rimailleurs essoufflés, des chantres momifiés d’un Olympe en décomposition, des limeurs édentés de sonnets, des collectionneurs châtrés d’épithètes, des Apollons bourgeois qui lutinent la muse de 19 heures à 4 heures et qui pincent de la lyre comme on jouerait de l’accordéon sur le pont des Arts ; qu’il revienne et qu’il nous rende les soirées d’antan, ces charmeresses soirées de la rue Vaneau où l’on faisait de l’art entre intimes, les pieds sur les chenets, enfin délivrés des cravates blanches, des fracs irréprochables, des gardénias en zinc, des rastaquouères omnicolores, des reporters sans orthographe, des gommeux sans cheveux, des banquistes bedonnants, des horizontales plâtrées, du chic de la pose, et… des imbéciles.
 
 

–––––

 
 

(Frantz Jourdain, in La Vie Moderne, journal hebdomadaire illustré, dixième année, n° 2, samedi 14 janvier 1888 ; portrait de Maurice Rollinat d’après un fusain de Gaston Béthune, épreuve tirée en vert, in Les Névroses, Paris : Georges Charpentier 1883)