Le petit Joachim de Marsenne est accroupi. Il regarde, avec une étrange expression de physionomie, le pinson qu’il vient de soustraire à la volière de l’hôtel, malgré les cris, les effarements, les envols de plumes arrachées au hasard de la fuite éperdue, heurtée contre les perchoirs, les mangeoires, les fils de fer qui résonnent sous le choc.

Sa main, courte et large, incompréhensible chez un rejeton de famille noble se prétendant depuis des siècles sans mésalliance, serre fortement une patte de l’oiseau qui désespérément se débat ; les ailes de la bête s’agitent avec une vélocité frénétique et démente ; des efforts vains tendent ses petits muscles jusqu’à les déchirer ; de sa gorge sonore il ne s’exhale plus que des cris, aigres comme des soupirs d’agonie douloureuse, rauques comme des sanglots lointains de femme ; elle crispe les ongles de sa patte demeurée libre, sur les doigts de Joachim. L’enfant s’amuse de ces tentatives ingénieuses. Une inexprimable cruauté, peut-être inconsciente, se lit dans ses prunelles céruléennes, d’un azur liquide et pâle qui semble déborder jusque sur ses joues glabres et livides, d’une lividité mate d’ivoire un peu verdi. Les ailes de son nez, minces et très développées, frémissent, aspirant le plaisir âpre de regarder de la douleur.

L’oiselet s’agite moins. Il paraît las. Il entrevoit sans doute l’espace où jadis il virevoltait en célestes clowneries. Ses paupières s’abattent à demi sur ses yeux égarés. Sa tête mignonne, aux plumes hérissées, se penche tout à coup comme s’il allait mourir. Les doigts en spatule de Joachim alors se détendent. Il dépose à terre le pinson immobile dont le jabot semble plus que jamais rouge, d’un rouge de sang coagulé, séché, vieilli, décoloré.

À peine sur le tapis, ne sentant plus l’étreinte, le prisonnier esquisse un mouvement. L’enfant bondit. Sa main se plaque avec vivacité sur la boule de plumes un peu ranimée. Une sourde colère bouillonne brusquement en lui. Des grognements vagues s’échappent de ses lèvres un peu épaisses.

Maintenant, il pince fortement le bec de l’oiseau de nouveau captif, qui souffre et défaille en demi-syncopes. Les hérissements soudains de ses plumes, le brisement subit de leur chatoiement, intéressent fort Joachim. Instinctivement, il cesse la pression avant l’asphyxie complète. Il arrache d’une aile une plume blanche – pour voir comment ça va faire – et puis, une noire, pour la même raison : – c’est drôle !

L’oiselet se débat encore, avec moins de vigueur, mais avec plus de persistance. Le petit de Marsenne introduit le bec dans sa bouche et cherche à lui ingurgiter de la salive. Le passereau secoue la tête. Des liquide viennent piquer le visage de l’enfant, qui les essuie avec une rage contenue. Ce picotement répété le pénètre et lui donne un frisson vague qui l’énerve.

« Attends ! »

Il va, l’oiseau au poing, chercher une paire de ciseaux dont l’acier, brillant dans le clair-obscur de la salle, attira d’abord son regard, puis bizarrement le charma, en renversant l’impression que donne aux malades la vue du bistouri, aux condamnés celle du couteau triangulaire. Avec une inexplicable joie, dont il me cherche pas à se rendre compte, il se dirige vers la double lame aiguisée, la saisit, et, d’un coup sec, coupe au ras un ongle à sa victime. Une goutte de sang perle qui le fait tressaillir de son apparition rouge. Il arrache un autre ongle, lentement. L’oiseau ne pousse plus que de faibles cris d’épouvante, de délire, de souffrance lassée.

L’enfant sourit. Un  rictus contracte  ses traits, plissant sa bouche, élargissant le blanc de ses yeux. Il demeure un instant immobile, contemplant son œuvre. Le jour déclinant le blêmit encore. Il cherche.

Il dit :

« Comme Fox ! »

L’acier grince. Les plumes volent, inégalement tranchées. Joachim a voulu tondre le pinson comme son caniche : « en lion ».

« C’est laid… C’est pas amusant. »

Le pauvre volatile a clos les paupières. Les petites pattes se sont détendues ensemble avec le mouvement qu’ont les sauterelles bondissantes. La tête fine s’est inclinée brusquement. Les ailes ont des battements nerveux, espacés. Un peu de sang glisse aux commissures du bec.

L’enfant pince le ventre à nu. Les ailes demeurent étendues. Il appuie avec son doigt sur les flancs qui halètent, puis s’arrêtent soudain. L’oiseau semble mort.

Joachim trépigne.

« Vas-tu t’éveiller, sale bête ! »

Croit-il que la mort est un sommeil ? Il y a, dans cette voix trop tôt grave, une intonation déconcertante.

Les yeux plus pâles, l’enfant ramasse avec brutalité la victime gisante.

Il ouvre les ciseaux. Il choisit la lame la plus aiguë. Il l’enfonce, délicatement, dans la paupière de l’oiseau. Celui-ci remue faiblement ; il ouvre le bec d’où ne s’échappe plus qu’un soupir assez semblable au son produit par un raclement sur les dents d’un peigne. Joachim imprime à la lame un mouvement giratoire, broyant le crâne frêle.

Un filet de sang, aggloméré déjà, forme au  bec comme une larme rouge ; elle se balance ; elle vient se plaquer soudain contre la main de l’enfant qu’elle empourpre un peu. Lui, presque charmé, regarde cette tache.

Les ciseaux sont tombés, sanguinolents, sur le tapis. Joachim s’ennuie.  Il va porter son œuvre à sa mère.

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(Maffeo Charles Poinsot et Georges-Charles Normandy, L’Échelle, Paris : Bibliothèque-Charpentier, 1901)