MAX1

 

Chaque année, lorsque vient la fin de juillet, j’éprouve le besoin d’aller à la campagne. Je quitte volontiers le fracas de la grande ville, son roulement incessant, son mouvement fatigant, son atmosphère surchauffée, presque irrespirable, pour aller humer avec délices l’air pur des bois et des prairies. Je me rends dans un simple village assez éloigné de toute station de chemin de fer, où passent encore peu d’automobiles, où aucun cours d’eau poissonneux n’attire le pêcheur, où aucune forêt giboyeuse n’attend le chasseur, où même aucun site ravissant n’appelle le touriste. Pas non plus de vastes propriétés, de parcs ombreux. Rien que des maisons basses, avec pignons sur la grande rue, quelques ruelles transversales partant de la route principale, et voilà tout. Des fermes, des jardins rustiques, des pâturages séparés entre eux par des haies vives ou des treillages en fil de fer. Au loin, sur une petite éminence de terrain, deux moulins.

Au milieu de ce village peu accidenté, mais verdoyant du Nord, appelé Murville, le clocher d’une modeste église, couverte en ardoises, surplombe les maisons et a l’air d’un berger
 surveillant ses moutons. Autour de l’église, le petit cimetière s’étend, nonchalant et plutôt pauvre, égayé de quelques arbres où pépient les 
oiseaux, de trois ou quatre sentiers étroits où
 picorent quelques poules. Un mur bas sépare le
 champ de repos du jardin du curé, entourant le 
presbytère tapissé de capucines et de vigne-vierge. C’est là que j’aime à venir rêver, pendant mon 
séjour dans ce village, me promener dans les 
hautes herbes et les sentes fleuries. Qu’il ferait 
bon reposer là ! Quelle différence avec les vastes
nécropoles de nos cités bruyantes, où l’on ne goûte qu’un calme relatif, où tout est aligné 
comme dans des rues, où tout est numéroté,
 classé, catalogué, où des plaques d’émail indiquent
carrefours, avenues, allées, quartiers ! Il le faut, 
hélas ! De tant d’êtres qui disparaissent journellement, il ne doit subsister qu’une trace dans un
e division, une case quelconque. Un carré avec des initiales, une date, un nom : voilà ce qui, reste d’un talent, d’un génie, d’un être de rêve ou de science, de travail ou d’oisiveté !

Au contraire, dans ce cimetière champêtre, rien n’est en ligne ; c’est la nature dans son plein épanouissement, cachant mater-nellement quelques dalles, montrant de minuscules jardinets pieusement entretenus, des couronnes de buis, de perles, de métal, accrochées à quelque grillage. Dans les arbres, les oiseaux chantent ; dans le gazon, les insectes bruissent et bourdonnent ; des fourmis laborieuses traversent les allées ; des abeilles s’affairent autour des fleurs pour se diriger ensuite vers un rucher voisin. Et, par-dessus tout, un rayon de soleil anime êtres et choses, répand la gaieté et la quiétude sur ce petit coin ignoré de la foule. Oui, qu’il ferait bon y reposer un jour !

Ce rêve n’est pas impossible. Je possède de la famille dans le pays, notamment mon excellent grand-père, qui a quatre-vingts ans sonnés. L’aimable vieillard, toujours souriant, a sa place marquée d’avance dans ce cimetière, à côté de sa femme, qui y est inhumée depuis dix ans, et de deux de ses enfants, enlevés à la fleur de l’âge.

Le bon grand-père contribue à rendre mon séjour dans ce village très agréable. Nous nous entendons si bien ! Tandis que la vieille servante Nanon prépare les repas, nous nous promenons en devisant. Après m’avoir demandé des nouvelles de la grande ville, où il vient me voir trop rarement, après m’avoir interrogé sur mes études et mes travaux littéraires, il me raconte des histoires du bon vieux temps, me fredonne quelques chansons du pays qu’il n’a jamais quitté, mais d’où tant de gens sont partis pour ne plus revenir… Il déplore la perte de chers disparus, d’êtres aimés, puis philosophiquement, me dit :

« Tiens, allons donc au cimetière, comme à
 l’ordinaire, pour leur souhaiter le bonjour !
 »

Nous dirigeons nos pas de ce côté.

Quelquefois, nous rencontrons, à l’autre face du 
mur de clôture, M. le curé, le tablier bleu
 autour des reins, en train de cultiver son jardin,
 de couper les branches d’arbres gênantes, de
 ratisser les mauvaises herbes ou d’arroser ses
légumes. Il ouvre la légère grille séparant le
 cimetière de son jardin et nous y pénétrons. Nous 
en faisons plusieurs fois le tour, en admirant la 
propreté et la bonne tenue de ses plates-bandes, 
de ses allées sablées. Puis nous prenons congé
 de lui, de ce brave abbé Mitsy.

Un jour de la semaine dernière, comme nous 
le cherchions dans son jardin afin de l’inviter à dîner pour le dimanche suivant, nous en
tendîmes la vieille servante nous crier :

« Hé bé ! M. le curé est dans son église, donc, pour la faire belle ! C’est l’Assomption demain.

– Merci, Marie. Nous voudrions lui dire un mot.

– Faut-il l’aller quérir ?

– Non, non ; nous irons le trouver dans l’église.

– En ce cas, je vas donner à manger aux poules et aux oiseaux. »

Et Marie se dirigea, de toute la vitesse de ses vieilles jambes, vers le fond du jardin, où étaient le poulailler et la grande volière. Nous l’entendîmes revenir en grommelant :

« Y a pas de bon sens ! Toutes nos poules sont 
dans le cimetière, à c’tt’ heure ! M. le curé aura
 laissé la porte ouverte. Je vas les chercher. »

Elle marcha derrière nous en ajoutant :

« Comme si ell’s pouvaient pas rester là, dans la basse-cour ! Mais non, faut qu’ ça vagabonde ailleurs !

– Voyons, Marie, ne vous fâchez pas. Nous les apercevons, vos poules ; nous allons vous les renvoyer par le jardin. »

Nous chassâmes les poules du côté de la basse-cour, puis nous pénétrâmes dans l’église.

Là, nous trouvâmes M. le curé, un pot de couleur brune à la main, un pinceau de l’autre, en train de badigeonner le bas des murs et la première marche de l’autel de la Sainte-Vierge.

« Soyez les bienvenus ! nous dit-il en redressant sa haute taille. Hier, j’étais jardinier ; aujourd’hui, je suis peintre. Je fais la toilette de ma maison.

– Comme c’est joli et reluisant ici ! m’exclamai-je. Quel air engageant a votre église !

– Dame, il le faut bien ! C’est la maison du bon Dieu ; elle doit être accueillante à tous. Je suis son portier. J’arrange tout pour le mieux, et demain il y aura des visites. Il faut que les visiteurs soient charmés par les yeux et par le cœur.

– C’est un bijou, savez-vous. Vous l’entretenez 
à merveille ! »

Je regardai de tous côtés. Tout à coup, je m’écriai, levant la tête :

« Tiens, des hirondelles !

– Oui ; il manque un coin de vitrail en haut de cette chapelle. Les hirondelles s’en sont aperçues et sont venues bâtir leur nid dans cet angle. Elles élèvent toute une nichée. Elles ne seront pas dérangées, allez ! »

Les hirondelles voltigeaient, entraient, sortaient en poussant de petits cris.

L’abbé poursuivit :

« Voyez-les dans l’exercice de leurs fonction, 
sans crainte et sans embarras ! Elles sont là chez elles. Si c’est la maison du bon Dieu, c’est aussi la maison des oiseaux. »

Ces allées et venues me ravissaient, ainsi les paroles du bon curé. Il ajouta :

« Demain, je vous montrerai une vraie maison d’oiseaux, au bout de mon jardin.

– Ah ! oui, la volière dont grande-père m’a déjà 
parlé. Nous en serons enchantés. »

Nous fîmes alors notre invitation, pour le dimanche suivant, à l’abbé qui remercia en acceptant très volontiers :

« Mais à la bonne franquette, c’est entendu ?

– Certainement.

– En attendant, comme demain est jour de fête, venez donc au presbytère, après l’office. Nous dégusterons un certain vin blanc dont vous me direz des nouvelles : un Châteauneuf-du-Pape authentique ! Puis nous irons voir la volière, la fameuse volière, dont Marie vous fera les honneurs.

– Marie… et vous ?

– Oui, moi aussi, mais… avant, c’est-à-dire à l’heure de l’apéritif, et… après la visite de la volière.

– Mais pourquoi pas pendant la visite ?

– Marie prétend que j’intimide les oiseaux.

– Même les hirondelles ?

– Non, pas les hirondelles de mon église. L’église est leur maison ; c’est mon domaine aussi, tandis que le poulailler et la volière sont le domaine de Marie. Elle vous contera même une histoire curieuse…

– À propos de la volière ?

– Justement. Je n’en dis pas plus. Demain, vous entendrez, de sa bouche, cette merveille histoire, dont vous constaterez peut-être la véracité.

– Vous m’intriguez, monsieur le curé. Je voudrais être à demain !

– Moi aussi. Ce sera un bien beau jour ! Mais j’ai encore cette marche à terminer, et l’angle, à droite du mur, à barbouiller ; tout doit être sec pour demain. Dès l’aube, je mettrai, sur l’autel, la tapisserie bleu ciel et argent au petit point, et une nappe de la plus fine batiste, avec dentelles. Oh ! notre douce Vierge sera satisfaite : il me semble la voir sourire du haut de son socle ! »

En effet, un mince rayon de soleil, filtrant par le haut, éclairait la figure de la Vierge Marie et semblait animer ses lèvres d’un sourire fugitif.

Nous prîmes congé de l’abbé qui se remit à brunir, avec ardeur, sa marche et son angle mur, à droite de l’autel.

« Il me tarde d’être à demain ! dis-je à mon grand-père en retournant chez nous.

– Moi aussi. Je sais que cette volière est grande et belle, et qu’elle renferme beaucoup d oiseux. Mais que peut-elle bien avoir d’extraordinaire et de mystérieux ?

– Demain nous le saurons, grand-père. »

Le lendemain, prêts tous les deux de bonne heure, nous nous acheminâmes vers l’église, où l’office divin commençait. J’eus bien quelques distractions pendant la grand’messe. Je levais la tête pour voir le manège des hirondelles, un peu intimidées par la nombreuse assistance endimanchée, les notes ronflantes et bourdonnantes de l’harmonium. Malgré le bruit des chants, la musique constante et la présence des fidèles, elles continuaient leurs allées et venues. Je songeais également à la volière, la volière merveilleuse dont j’avais rêvé toute la nuit…

Encore un quart d’heure, et la grand’messe finirait. Qu’elle me parut longue ! Enfin l’Ite missa est fut prononcé d’une voix forte et chantante par l’abbé Mitsy rayonnant. Les assistants s’égrenèrent peu à peu. L’église se vida. Un petit tour au cimetière, et nous voilà entrant au presbytère.

« Belle journée ! fit l’abbé en nous voyant. Vous entendrez bien, aujourd’hui, le chant des oiseaux. N’est-ce pas, Marie ?

– Dame, j’ crois qu’ oui, monsieur le curé.

– Allons, sors-nous une de ces bouteilles… je n’ai pas besoin de te dire laquelle. Inutile de te recommander de ne pas la brusquer. Là, voici des biscuits à la cuiller. »

Le vin fut débouché avec précaution, puis versé lentement. On le trouva exquis. Je trempai dans mon verre deux biscuits.

Mon grand-père faisait claquer sa langue, en connaisseur. L’abbé fermait un œil pour mieux savourer ce nectar.

« Allons, Marie, une larme, un dé, un doigt de vin ! C’est aujourd’hui ta fête. Et un biscuit, deux si tu veux. Trinque avec nous !

– Merci bon, monsieur le curé.

– Eh bien ! père Émile, dit l’abbé à mon grand-père, comment le trouvez-vous ? Y retournerons-nous ? Oui, n’est-ce pas ?

– Un velours ! On communierait bien tous les dimanches avec un vin pareil ! »

Et tout le monde de sourire, en disant :

« Vive la Sainte-Marie !

– Maintenant, allons au jardin ! » ajouta l’abbé Mitsy.

J’attendais ce moment avec impatience.

Nous fîmes le tour des allées bien ratissées ; nous admirâmes les choux monstrueux, les salades appétissantes, les fleurs agréables, les poires déjà dorées, et nous arrivâmes enfin devant le poulailler – dont tous les hôtes étaient partis, naturellement, – puis devant la volière, d’où sortait un joli ramage. Les oiseaux y étaient comme en liberté. Un arbuste y était planté ; des nids se trouvaient maintenus dans de minces poutres creusées et entourées de quelques fils de fer très souples.

L’abbé enleva une sorte de palissade en paille, qu’il avait laissée, le matin, contre le grillage d’un des côtés de la volière, en raison d’un vent d’est assez froid. Rien ne gênait plus la vue.

Nous admirâmes de nombreuses espèces
 d’oiseaux : canaris, bruants, fauvettes, linottes,
 pinsons, bouvreuils, sansonnets, petites perruches
 inséparables, aux robes chatoyantes et bariolées,
 offrant un magique coup d’œil. Tout ce petit
 monde vivait en bonne harmonie, trouvait, dans
 les angles, des graines, de l’eau, de la pâtée, de 
la verdure que la bonne Marie apportait deux fois
 par jour. Ces gentils oiseaux étaient si familiers,
 qu’ils venaient manger dans sa main. Ils voltigeaient, se poursuivaient avec bonheur, gazouillaient, s’appelaient, s’embrassaient, se donnaient 
la becquée. L’espace, relativement grand, dont ils
 jouissaient, leur offrait l’illusion de la liberté. Et 
l’illusion, c’est tout, dans la vie. Ils ne sentaient 
pas prisonniers, et ils étaient joyeux. Ils remerciaient, dans leur langage, le Dispensateur de tous biens qui donne l’air, soleil et la pâture à ses plus infimes créatures.

« Quel joli concert ! murmurai-je. Est-ce doux ! Est-ce fin ! Est-ce délicat ! »

L’abbé eut un bon sourire. Il dit alors :

« Allons, Marie, je vous laisse un instant avec
 nos hôtes. Racontez-leur votre histoire. »

Il s’éloigna. Marie se rapprocha de nous et déclara :

« Elle n’est pas ben longue, mon histoire, et je ne suis pas éloquente. Je ne parle pas comme M. le curé en chaire, moi. Mais vous m’excuserez. Je vais vous parler comme je peux et de mon mieux. Vous me comprendrez. Vous jugerez par vous-mêmes si je dis la vérité, à la condition que le miracle s’accomplisse, car c’est un vrai miracle du bon Dieu !

– Allez, Marie ; nous sommes tout oreilles.

– Voilà. Vous entendez les oiseaux, n’est-ce pas ?

– Oui. Quelle harmonie délicieuse !

– Combien croyez-vous qu’il y en ait, de chanteurs ?

– Mais… environ quinze ou vingt.

– Une vingtaine, c’est cela, c’est le compte. Ils chantent presque tous.

– Comme ils sont joyeux, quand vous approchez ! Comme ils vous font fête !

– Je les aime ben aussi, allez. Mais si vous entendiez quand j’entre dans la volière !

– Montrez-nous cela, Marie !

– Un instant ! Éloignez-vous un peu, pour ne pas les effaroucher, ces petiots. Quand j’entrerai, vous avancerez tout doucement pour bien voir et bien entendre. »

Nous fîmes ce que Marie nous demandait. Nous la laissâmes s’avancer seule et nous demeurâmes à quelque distance.

Marie s’approcha de la volière, une botte de séneçon à la main. Elle ouvrit la porte, entra, et nous restâmes sur place, médusés.

Un concert incomparable arrivait à nos oreilles. Des fusées de chant éclatèrent ; ce n’étaient que trilles éperdus et roulades triomphantes. Il nous semblait que la volière s’était agrandie, devenait immense, sans limites ; qu’au lieu de vingt oiseaux, il y en avait cent, deux cents, qui s’égosillaient en notes perlées et exquises. Nous avançâmes petit à petit ; le bruit devenait plus distinct, plus fort, mais tout aussi harmonieux. C’était l’hymne éternel de joie et de reconnaissance, qui s’envolait sur les ailes éployées et frémissantes des hôtes de la volière vers le Créateur. C’était un remerciement unanime et suave qui montait jusqu’aux régions éthérées…

Nous étions maintenant à côté de la volière, absolument stupéfaits et ravis, immobiles pour ne pas disperser ce mirage. Cependant, nos sens n’étaient pas abusés. Nous entendions réellement ces voix innombrables, si bien fondues en un chant délicieux et puissant ; nous voyions, de près, les oiseaux se percher, en gazouillant, sur les bras, les épaules, la tête de Marie, venir picorer dans sa main les graines apportées. Nous n’étions pas victimes d’une illusion. Il fallait nous incliner devant le fait accompli, sans pouvoir nous l’expliquer de façon plausible.

Marie, nous voyant troublés, jugea que le miracle s’était opéré pour nous. Elle sourit et nous dit :

« Alors, vous entendez ? Ils sont nombreux, très nombreux, n’est-ce pas ?

– Oui, en effet !

– Vous voyez, au lieu de vous parler, j’ai préféré agir. J’ai commencé par là.

– C’est la meilleure preuve.

– J’ai bien fait ; puisque vous entendez, vous, je n’ai pas besoin d’ajouter grand-chose. Cependant, je vais vous expliquer ce que je ressens.

– Oui, oui, c’est cela.

– Eh ben, quand je suis ainsi avec mes petits amis, mes petits enfants, je les sens tous autour de moi, me disant bonjour, me remerciant. Je les entends chanter, je les vois voler. Mais j’en entends d’autres, beaucoup d’autres ; je sens d’autres ailes, d’autres petits becs me frôler ; je sens d’autres corps menus et légers se poser sur moi, près de moi, des souffles rapides et doux produits par des ailes qui passent et m’environnent. Voilà. Comprenez-vous, à présent, que je parle d’un miracle ?

– Oui, c’est bien un miracle, Marie.

– Savez-vous ce que je crois ? J’ai élevé ici de nombreux oiseaux, et j’en ai perdu : beaucoup ont disparu. Ce sont leurs petites âmes, légères comme un brin de duvet, qui viennent retrouver leurs semblables, gazouiller avec eux, voltiger avec eux. Ce sont les petits absents, qui reviennent là où on les a soignés et aimés.

– Vous êtes dans le vrai. J’y pensais depuis un moment. Vos chers petits reviennent dans le milieu où ils ont évolué, où ils ont progressé ; ils se plaisent, à nouveau, à demeurer parmi leurs frères, près de vous, à l’endroit même où on les a tant choyés.

– Oui, c’est ben cela que je pense. Mais vous le dites mieux que moi.

– Leur petite âme légère, très frêle, est
 cependant de la même essence que la nôtre, qui est immortelle.

– C’est trop sérieux pour ma pauvre tête ! Mais je vous comprends. Mes petiots sont là, avec les autres. Je les entends, je les sens, si je ne les vois pas. Et je suis contente de savoir que je ne suis pas seule à les entendre, que ce ne sont pas des imaginations que je me fais. Écoutez-les, écoutez-les encore ! Sont-ils mignons ? Quelle quantité de voix !

– C’est sublime ! c’est extraordinaire ! Mais 
c’est réel, nous le constatons bien ! »

Marie sortit de la volière. Le concert continua, formant un accompagnement varié et étincelant à nos organes monotones. Je regardais la volière. Elle n’avait que deux mètres carrés. Mais, en fermant les yeux, je la voyais dix, vingt fois plus grande, n’ayant pas de limites définies. J’entendais toujours ces voix merveilleuses et innombrables dont Marie avait donné la simple explication. C’était miraculeux et naturel à la fois : miraculeux pour les effets, naturel pour les causes. J’étais sous le charme. Marie nous parla encore.

« Ce qu’il y a de plus drôle, affirma-t-elle,
 c’est qu’ils ne chantent pas tous quand M. le Curé est dans le jardin. Les présents chantent, et c’est 
tout. Les invisibles sont effarouchés ; ils sentent peut-être que M. le curé, qui est un saint homme 
pourtant, les place dans le domaine de la fantaisie,
 comme il dit. Je suis sûre, et vous aussi maintenant, que ce ne sont pas des imaginations, que je n’ai pas la tête à l’envers !

– C’est certain, ma bonne Marie, fit mon grand-
père. Nous tâcherons de convaincre M. le curé,
 de lui rendre tangible le miracle de la volière ! 
Mais je l’aperçois qui vient à nous. »

En effet, l’abbé Mitsy s’avançait doucement. Le concert diminua d’intensité, pour en arriver à des proportions normales.

Ceci corrobora les réflexions de Marie. Et pourtant, les principes religieux ne sont pas incompatibles, bien au contraire, avec ces faits étranges à l’abord, mais prouvés déjà par des savants et des hommes éclairés, dont la bonne foi ne saurait être mise en doute.

« Eh bien ! dit le bon curé, êtes-vous satisfaits ?

– Oh ! oui, c’est merveilleux, et nous en reparlerons.

– Mais je n’ai jamais pu assister à ce spectacle 
enchanteur, déclara-t-il en souriant. J’effarouche 
les oiseaux, comme dit Marie. Jusqu’ici, je n’ai
pas pris ses allégations au sérieux ; je suis un
profane en la matière. Je suis comme Saint-Thomas,
 moi ; il me faut des preuves.

– Vous en aurez ! lui répondis-je, en jetant un 
regard d’intelligence à la vieille servante. Vous
 serez à la fois convaincu et émerveillé. Je m’en charge, avec l’aide de Marie, bien entendu. Et ce jour-là, au prône, devant vos fidèles paroissiens vous ferez peut-être votre plus beau sermon sur l’immortalité de l’âme ! »

 

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(Professeur Max, Au Seuil de l’Inconnu ; nouvelles psycho-physiologiques, Paris : P. Macron Imprimeur-Éditeur [s.d.])