Redon araignée1

Pour certains, l’aventure est si pleine d’imprévu, de visions, d’états de conscience qui ont leur charme plus ou moins violent qu’ils ne savent vraiment plus distinguer en eux de ce qui appartient au rêve ou à la vie.

Le doux Gérard Labrunie, dit de Nerval, fut un touchant, un saisissant exemple du genre.

Celui-ci passa, chevalier du Songe, chevalier errant, ailé, peuplé de clarté, cœur de cristal et cerveau qu’une araignée d’or hantait. Sa vie fut pleine de rêve et de rêve sincère, sans toute la truculence empanachée des cénacles romantiques.

Il fut le bohème magnifique semant en magicien les roses de son âme, vivant de rien ou de tout, humant à pleins poumons la beauté éparse de l’Univers, rêvant à sa vie toutes les délices de son idéal, amant dantesque aussi et surtout : sa Béatrix fut cette Adrienne, petite fille qu’enfant, dans un jeu, il couronne de fleurs et qui, peu à peu, au cours pacifique ou agité de ses jours, devient l’astre étincelant de son ciel moral, l’étoile vers qui il marche en mage troublé, trop enivré parfois. Il fut, à sa poursuite, le poète désorbité, un déséquilibré adorable du divin.

Or, tant que son mélodieux délire ne s’exerça qu’à fixer ses fantaisies en phrases sonores ou limpides, les hommes eurent un sourire charmé et le laissèrent libre. Mais, le jour où sa Muse s’avisa de lui faire promener un homard en laisse dans les jardins du Palais-Royal, les hommes se regardèrent avec des mines d’ahurissement et on l’enferma : Gérard, malgré qu’il en eût l’air, ne voulut jamais comprendre pourquoi.

Ces crises se renouvelèrent et, dit Mme Arvède Barine (1), dans cet état, « il ne lui était plus possible d’empêcher le frère mystique de faire des siennes, il n’en était plus maître. Mais le moi normal était aux aguets pour expliquer les extravagances du moi malade par toutes sortes de raisons ingénieuses. »

Le plus souvent, cependant, ces crises étaient plus esthétiques et Gérard nous en explique certaines avec une fraîcheur d’impression, de sensibilité, un art infinis. C’est du reste, dans l’intervalle de ses crises qu’il produit ses meilleures œuvres : son frère mystique n’est pas toujours mystificateur. Et ne seraient-elles, ces crises, que des étapes violentes d’évolution, des échelons de l’échelle mystique conduisant l’homme de la bête vers l’ange, vers l’artiste ?

L’autre « moi » serait, dans ce cas, l’intercesseur psychique, l’être moral qu’une éducation réfléchie devrait s’aviser de rendre propice : Muse, génie ou démon familiers, etc., personnifications naïves d’une même force qui, selon les individus, fait les poètes, les philosophes ou les fous !

 

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(1) Névrosés.
 

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(Joseph Casanova, Les deux « Moi », à propos du roman Force ennemie de J.-A. Nau, in La Chronique des Livres, 25 janvier 1904)