À peine âgé de 35 ans, Ramón Gómez de la Serna entre déjà dans la renommée européenne. Introduit l’an dernier en France par Valéry Larbaud, qui traduisit ses Échantillons, il nous a plu tout de suite par cette grâce incomparable, si espagnole, qui s’allie chez lui à l’émotion aiguë et parfois désespérée, à une intimité touchante et fantasque.
Ramón Gómez de la Serna passe sa vie, ou plutôt ses nuits, à écrire. À Madrid, il se couche à 8 heures du matin et se lève à 5 heures de l’après-midi. Il va alors au café, il voit ses amis, et c’est le soir, en rentrant chez lui, tandis que nous reposons tous, qu’il compose ses fantaisies et petits poèmes en prose. « Voilà comment, disait-il récemment à Paris, dans un cercle d’amis, j’évite les rhumes de cerveau ! »
Cette existence renversée a donné à Ramon une sensibilité toute spéciale en ce qui concerne les choses de la nuit, ainsi que nos lecteurs en jugeront d’après les « Nocturnes » que nous publions. Ces morceaux ont été extraits de Ramonismo, un des derniers et meilleurs recueils de l’auteur. Ramón Gómez de la Serna affectionne le genre de ces petites pièces stylisées où il saisit une impression fugitive et parfois étonnante. Il est le peintre des villes, le peintre de Madrid qu’il décrit par de petits aspects auxquels il donne une énorme importance.
D. B.
LA NUIT ACOUSTIQUE
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Un beau soir, nous avons une nuit acoustique, c’est-à-dire une nuit où le moindre bruit se perçoit avec une netteté singulière.
En une pareille nuit, nous nous apercevons que nous nous fiions bien trop, jusque-là, à l’épaisseur des murs de notre maison, et que nous nous trompions, car cette nuit-là nous entendons tout ce qui se dit et tout ce qui se pense à l’étage au-dessous et à l’étage au-dessus.
Dans la nuit acoustique, nous recueillons les chuchotis discrets de ceux qui ne veulent pas réveiller la maison dans le silence nocturne.
Dans la nuit acoustique, nous entendons comme jamais la chanson des ivrognes et ces coups secs, retentissant comme des cloches, que les passants, désespérés de rentrer seuls à la maison, tapent sur les réverbères et les poteaux creux des tramways.
Dans la nuit acoustique, nous percevons les sifflements des passants, et, s’ils sifflent La Madelon ou le Clair de Lune de Werther, cela se sait tout de suite.
Dans la nuit acoustique, on tremble que les baisers ne soient entendus ; à peine s’ils marquent leur cercle sur les joues féminines. Il faut arrêter les horloges, dans la nuit acoustique, et nous allons même jusqu’à chercher – comme quelqu’un qui a soudain besoin d’une pièce d’un franc – les montres qui sonnent dans la poche du gilet pendu aux épaules du fauteuil, car cette nuit-là il est absolument indispensable de les cacher plus profondément entre des matelas ou dans un bahut.
MON VEILLEUR DE NUIT EST ENRHUMÉ
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Mon veilleur de nuit est enrhumé, très enrhumé ; pour mieux dire, en l’écrivant avec ces deux n et ces deux r qui prêtent à l’éternuement : ennrrhumé ! Qu’on se le dise !
Qu’il m’afflige de laisser derrière moi, dans la rue, le rhume de mon veilleur, maladie qui m’émeut extrêmement !
Il est congestionné, emmitouflé dans son cache-nez, enfoncé dans ses épaules, et néanmoins la poitrine ouverte, car il ne peut faire autrement : c’est de là qu’il tire ses clefs.
« Que vous arrive-t-il ? demandons-nous, consternés, tremblants que notre bon veilleur ne nous quitte pour l’autre monde en y emportant de nombreuses bonnes nuits, d’anciennes bonnes nuits des jours les plus heureux.
– J’ai un catarrhe terrible… un catarrhe… que je n’en vois plus ! » répond-il.
Nous voudrions lui dire : « Soignez-vous donc… Transpirez bien ! » Mais comment ? comment le lui dire puisqu’il doit rester à veiller sur nos portes durant la nuit cruelle, terrible, angoissante, néfaste, pendant laquelle la glace durcit comme de la pierre et pave la terre de ses dalles de lave froide ?
« Mais mon vieux !… Mais mon vieux !… » disions-nous, émus pour de vrai, sans trouver pourtant la parole qu’il aurait fallu lui adresser.
Et, par ladite nuit, nous l’avons laissé aux intempéries, transi, et plus transi encore de la froideur des clefs qui cernent sa poitrine. Par là se tient le pauvre veilleur de nuit, absorbant le froid de la nuit, brûlant son rhume au gel de la nuit, plaquant sur son visage, pour tâcher de réagir, le masque de la bise montagnarde, se sauvant à la fin, car sa constitution est très forte, et la nuit est plus compatissante que le jour.
LUNATISME
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J’allais par la promenade de la nuit, complètement recouverte par la couverture de la lune, où se dessinaient des arbres, formant une espèce de damas blanc et noir que les pas maculaient.
De temps à autre, je sortais sur les esplanades où l’on joue au foot-ball lunaire à l’heure où il serait plus séant aux équipiers de se montrer en caleçons.
La lune pressait cette nuit-là avec une force inusitée, comme pour me pousser à la marche… On aurait pu dire qu’il y avait un grand ressac de lune du côté où celle-ci se tient d’habitude.
Je me sentais transpercé par la lune, comme les roseaux traversés par le vent.
Mon ombre qui allait devant moi, m’empêchant d’avancer, – car comment irait-on piétiner son propre prolongement ? – devenait chaque fois plus transparente, se remplissait de filtrations lumineuses, se désintégrait, jusqu’au moment où j’eus la surprise inoubliable d’y voir transparaître mon squelette. Devant cette spectrochimie inespérée, je portai mes deux mains à ma poitrine, comme l’homme qui sent qu’on lui arrache les poumons, geste semblable à celui d’une personne qui s’aperçoit soudain qu’elle n’a plus son portefeuille, le portefeuille dans lequel elle portait toute la fortune de sa vie, sa propre vie !
Ah ! pourtant, non, non, il ne m’était rien arrivé ; seulement un phénomène né de la lune formidable de cette nuit qui avait agi sur moi à la manière des plus terribles et perspicaces rayons X.
Elle me rendait nerveux, nerveux au plus haut point, et je pris une voiture pour rentrer chez moi.
LES ÊTRES ET LES CHOSES QU’ON VOIT EN RÊVE
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Au premier coup d’œil, les hommes qu’on voit en rêve sont démunis de cravates. Ils portent toujours des plastrons. Ils ont oublié leur portefeuille et, partant, s’ils veulent remettre une carte de visite, elle leur manque. Leur montre est arrêtée. Ils usent de cannes à pommeau d’argent. Ils ont toute l’apparence de ceux qui sortent de la période de convalescence de la grippe avec leurs yeux aux cernes irisés.
Les femmes vues en rêve ont des tailles de guêpes, elles vont en décolleté, et leur coiffure est à moitié défaite comme si, à chaque instant, les chignons devaient leur tomber en cascades sur les épaules. Elles montrent des visages de folles habitant l’asile d’aliénés des rêves. Elles portent de larges bracelets imitant les anneaux du prisonnier. Elles paraissent toujours plus vieilles qu’elles ne sont, à cause de leurs chairs fines de Sarahs Bernhardts.
Les maisons où s accomplissent les rêves ont leurs vitres fumées. Il y a très peu de sièges dans ces habitations. Les portes de la rue s’ouvrent toutes seules, et, pour cette raison, il y a une grande insécurité dans les rêves, car ils se passent dans des maisons déjà vendues.
CE QUE J’AI INVENTÉ
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Je passais devant les laiteries, par les nuits de grande lune, et j’avais un réel chagrin à voir les vaches enfermées dans les étables, recluses dans la stérilité de l’ombre.
Pourquoi sentais-je chez les grandes vaches blanches et noires le secret désir de se promener par la nuit lunaire, et pourquoi souhaitais-je de les voir dormir sous la lumière lactée ?
Un soir, je réussis à tirer les vaches vers la nuit splendide de la pleine lune, tout imprégnée de lune, et alors se produisit le phénomène merveilleux qui peut augmenter de 50 % la production du lait dans le monde : les vaches, cette nuit-là, s’emplirent de lait, se gonflèrent de lait, au point que de leurs pis enflés, distendus, le liquide suintait, irrépressiblement.
Ainsi il fut prouvé que la lune rend fécondes les mamelles des vaches laitières, et peut-être des mères et nourrices humaines de lait pauvre.
Et peut-être, cela, depuis longtemps l’a-t-on déjà découvert dans les grandes fabriques de lait condensé, où l’on ne manipule que l’essence de lune, en la concentrant dans les grands dépôts lunaires.
LE TRAMWAY JAPONAIS
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Soudain, par la nuit obscure et parée de neige, passe un tramway hors série. Ce n’est pas le monotone tramway habituel, grande boîte allongée et trépidante, mais un tramway japonais avec un toit de kiosque ou de pagode, et des fenêtres avec l’accent circonflexe des fenêtres japonaises, les petites tabatières qui ornent le sommet du tramway ressemblant aussi à des facettes de lanternes japonaises.
Dans cette nuit, où va le suave tramway japonais qui semble dirigé par un conducteur vêtu à la japonaise avec sa petite queue et tout le reste, tapant sur le timbre avec son escarpin à la large semelle ?
Dans la nuit de grand froid, – peut-être la nuit de plus grand froid de l’année, – cette rêveuse intimité du tramway japonais dans la ville prosaïque laisse au cœur une reconnaissance effective.
Est-ce que quelqu’un va dedans ? Non. Peut-être ce tramway vulgaire se transforme-t-il, se métamorphose-t-il en japonais justement parce qu’il s’en va seul dans la nuit givrée et fantastique. Je ne veux pas manquer à la vérité d’une vision réelle, et mentir, et dire que je vois des Japonais et des Japonaises à l’intérieur de cette petite demeure japonaise qui, comme une grande lanterne-tramway, pleine de petites fenêtres et de petits carreaux, passe dans la nuit. Non. Je ne vois pas de Japonais à l’intérieur, mais… il est bien japonais, ce tramway vide des hautes heures obscures.
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(Ramón Gómez de la Serna ; traduit de l’espagnol par Dominique Braga, in Europe, revue mensuelle, n° 11, 15 novembre 1923)