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LE FUMISME

 

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Je vous le dis en vérité, encore un livre tel que cette Ève Future de M. Villiers de l’Isle-Adam, et le néologisme savoyard « Fumisme » devient indispensable à la Langue Française. Il va se loger de lui-même au dictionnaire entre « Fumigation » et « Fumivore, » ses cousins lexicologiques. Car il faut un mot pour définir cette nouvelle formule de la décadence.

Le « Fumisme, » ô mânes de Littré, serait quelque chose comme de l’ironie enragée, atteinte de délire tremblant et mordant tout. Lorsque les critiques sérieux, – gendarmes qui arrivent toujours trop tard, – s’aviseront de découvrir sa présence sur le territoire de l’esprit français, ils lui trouveront des origines anglaises, bien entendu d’après son passeport. Et ils le signaleront au gouvernement sous le nom de M. Humour, fils d’un nommé Swift, dont il est question dans les livres de Taine. Mais déjà il sera trop tard, et sous un autre nom, de caractère savoyard, il se sera fait naturaliser. Gare alors à ses petits s’il nous en donne ! Il faudra leur mettre des muselières, et à cadenas encore !

Quel livre, bonté divine ! que cette Ève future ! L’Iliade et l’Odyssée du Fumisme tout ensemble.

Qu’un homme – et remarquez qu’il est doué d’un talent de styliste sans pair ! – ait conçu froidement l’idée et le plan de cette satire épouvantable et cocasse du progrès ; qu’il l’ait exécutée en près de 400 pages sans pitié pour les imbéciles, les naïfs, les gobeurs, les prud’hommes et les politiciens convaincus s’il en reste (et il en reste), c’est déjà plus fort que de jouer au bouchon ! Mais qu’il ait osé publier cette farce éperdue, macabre, inquiétante, en des jours où toute l’humanité s’agenouille devant les découvertes de la science et cherche son avenir dans les bouillonnements d’une cornue, voilà qui est d’un brave. Et si l’on ne savait que l’auteur a dans les veines du sang de conquérant du Saint-Sépulcre, on le devinerait à sa témérité.

Mais, en attendant mieux, le voilà passé roi des Fumistes.

Voici. Étant acquis que le vieux jeu des Religions, des Philosophies spiritualistes, de l’Idéal et du Rêve a fait son temps, et que la clef de l’antique Paradis est sur la porte fermée, pour cause de raca universel, le problème est de prédire d’avance le Paradis nouveau promis par la science aux générations progressistes, de les décrire, lui et son arbre à serpents, et d’en formuler l’Ève.

Car ce paradis aura bien son Ève, je suppose, et il faut une compagne à l’Adam de la création réformée.

L’Ève du vieux jeu avait été composée d’une côtelette vivante du premier et du plus malheureux des hommes. Dieu, disent les rabbins sérieux, profita du sommeil d’Adam pour risquer cette création de la femme, et d’autres rabbins, d’une érudition plus joviale, ajoutent qu’il en eut immédiatement du remords et que, s’adressant au dormeur : « Repose bien, mon pauvre ami, fit-il avec pitié, c’est peut-être la dernière fois qu’il t’arrive d’être tranquille ! »

M. Villiers de l’Isle-Adam a senti que cette Ève-là était devenue trop idéale pour les neveux scientifiques dont nous sommes encore les vieilles ganaches d’oncles. Elle sentait le rococo, comme son paradis. L’amour qu’elle inspirait jadis à l’homme n’était plus assez mathématique, assez américain, assez « avenireux, » si j’ose risquer un tel vocable. Il a deviné qu’elle serait remplacée par une autre Ève, la bonne, la pratique et la scientifique, l’Ève-équation. C’est pour celle-là, s’est-il dit, qu’on s’en fera mourir, lorsque la quadrature du cercle sera trouvée, c’est-à-dire après-demain au plus tard, ou fin courant, si cela traîne.

Et alors, il a composé, lui aussi, son Ève des jours bénis, l’Ève du progrès, l’Ève future. Je vous réponds que c’est d’une puissance de raillerie formidable, et que l’auteur de Gulliver lui-même rendrait les armes à ce fumisme.
 
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Mais je ne vous priverai pas du plaisir de jouir vous-mêmes, en sa fraîcheur, de l’affabulation de ce roman prodigieux, dont le charentonisme voulu atteint à la hauteur d’une danse de Saint-Guy héroïque. Qu’il vous suffise de savoir que l’Ève future est mise au compte de M. Edison, l’illustre électricien contemporain que vous savez. C’est M. Edison, promu de son vivant à la dignité de magicien tout-puissant, qui fait sortir du néant la Femme du vingtième siècle, et suivants, je l’espère.

Il la « cliche » d’après la Vénus Victrix du Louvre, autrement dite la Vénus de Milo.

Avec une furie ironique sans précédents et auprès de laquelle le ricanement de Voltaire paraît un sourire ingénu d’enfant, M. Villiers de l’Isle-Adam nous initie au travail mystérieux de son Edison démoniaque, qui, sachant tout et devinant le reste, électrise, aimante, magnétise, photographie, téléphonise, microphonise, photochromise, photosculpte et photorigole à tour de bras, crée de la chair vivante avec du graphite et du nitre, invente des poumons en or vierge, reproduit des regards au moyen de reflets d’étoiles conservés, fait palpiter le sein par des courants de la pile voltaïque savamment gradués, et obtient des déclarations d’amour d’après les Maîtres, sans douleur, qui sont la gloire des phonographes.

L’effroyable mandragore obtenue de la sorte, et grâce à la mise en œuvre de toutes les découvertes rigoureusement scientifiques qui seront le bonheur de nos enfants, s’appelle une andréide, du mot grec andros, qui veut dire homme, et son nom est Hadaly, anagramme approximatif de Idéal. Elle est charmante, elle est charmante, elle est charmante ! Elle réalise à miracle le rêve d’un jeune lord anglais, type exquis du Progressiste, qui désire pour maîtresse une Vénus sans âme. Il l’a, oh ! il l’a !! Edison lui a promis de lui donner « celle, comme dit Boireau, avec qui on ne peut pas causer après. » Et allez-y, des phosphates, fortement reliés par des fils montés sur isolateurs et animés par la galvanoplastie ! C’est la vie même. Un petit chien s’y tromperait.

À plus forte raison le jeune lord, qui s’affole de l’Ève future, et qui… etc., etc., etc. Vide pedes, vide manus.

Cependant, quelque progressiste, scienti-fique et « avenireux » que se montre le jeune lord, il y a un moment où il se gratte confusément la tête. Je ne me rappelle plus très bien de quoi il doute, d’un détail sans portée peut-être. Il faut voir comme Edison lui rabat le caquet. Je demande la permission de citer ce passage qui est la somme du livre réellement extraordinaire dont j’ai le plaisir de vous entretenir.

« Ce sont là, s’écrie le sévère électricien, des paroles que vous avez perdu le droit de proférer !… Car, pour la fumée qui sort d’une chaudière, vous avez renié toutes les croyances que tant de milliers de héros, de penseurs et de martyrs vous avaient léguées depuis plus de six mille années, vous qui ne datez que d’un sempiternel demain dont le soleil pourrait fort bien ne se lever jamais !… À quoi donc avez-vous préféré, depuis hier à peine, les prétendus principes immuables de vos devanciers sur la planète, rois, dieux, famille, patrie ? À ce peu de fumée qui les emporte, en sifflant, et les dissipe, au gré du vent, sur tous les sillons de la terre, entre toutes les vagues de la mer. En vingt-cinq années, cinq cent mille haleines de locomotives ont suffi pour plonger vos âmes éclairées dans le doute le plus profond de tout ce qui fut la foi de plus de six mille ans d’humanité. »
 
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Attrape, siècle de la vapeur ! Prêter une pareille imprécation à M. Edison lui-même, c’est peut-être un peu hyperbolique, même dans le fumisme. Mais qu’importe ! Le livre est là. À des peuples pour qui l’idée de Dieu n’est plus qu’une hypothèse écartée par l’astrologie et dédaignée par la métaphysique, – aux yeux desquels la patrie est une convention provisoire et sans raison naturelle, – qui tiennent l’amour pour une sorte de gourme contagieuse relevant de la physiologie, il est devenu nécessaire de forger un idéal nouveau sur l’enclume du rationalisme.

La voilà, la Béatrice des Dante de l’algèbre ; et toi, Elvire des Lamartine de la mécanique, donne-toi donc la peine de t’asseoir, car si ce n’est pas cette andréide que rêvent les positifs, ivres de réel et fous de tangible, qu’est-ce que rêvent ces horlogers ? Elle est à ressorts, la sublime Hadaly. On la démonte à volonté, et quand on veut aimer, on n’a qu’à pousser un petit bouton, l’Infini s’ouvre.

M. Villiers de l’Isle-Adam n’a pas osé nous montrer les enfants qui doivent naître de l’andréide. Pourquoi ? Moi je m’en lamente, car cette fantaisie sarcastique me transporte, et je l’aurais voulue complète. À la prochaine édition, s’il désire me faire bien plaisir, il ajoutera un chapitre définitif où l’on verra Edison appliquer la propulsion des forces motrices et la direction des aérostats à la maternité de l’avenir. Oh ! les petits de l’andréide et du lord anglais ! les jolis petits obtenus sans sage-femme, sans grossesse et même sans caresse ! Nous sommes nés trop tôt dans un siècle trop jeune, nous ne le verrons pas.

Eh bien ! ce livre fou, outre qu’il embêtera ferme les naturalistes, car il leur fourre le nez dans leur affaire, est l’œuvre d’un sage. Le grand bon sens des Maîtres nationaux y chante, en une langue superbe et digne d’eux, l’hymne de vérité, aux strophes amères, dont les poètes ont seuls le secret. Il est dans la tradition ironique du génie français. Rabelais en signerait la filiation, car, lui aussi, il fut un Fumiste, ce pantagruélique docteur ès sottise humaine, ce railleur colossal, le père de « l’engueulement » ! Comme de son temps, l’ironie douce et tempérée ne mord plus sur une société dévirilisée par la ruine de ses croyances ; il y faut la pierre infernale du Fumisme. L’Ève future s’applique comme un moxa, vésicatoire chinois, sur la partie malade du corps social.

Et maintenant à fumiste, fumiste et demi. M. Villiers de l’Isle-Adam ne doit pas nous rendre injustes pour le pauvre Hamburger, lequel cultiva lui aussi le sarcasme hydrophobique. C’est cet acteur immortel qui, dans une pièce où il devait séduire une Américaine, dont il ignorait la langue, prenait tout à coup son chapeau, s’avançait vers cette Hadaly et d’une voix ineffable :

« Fille du Nouveau-Monde, je t’ai dit mon amour. Tu n’y a rien compris et tu as cru que je voulais emprunter de l’argent à ton père. De pareilles confusions ne cesseront qu’avec la République universelle. Il est donc inutile de prolonger notre entretien. Mais je suis Français, c’est-à-dire citoyen d’un peuple où la politesse est dans le sang. J’achève donc sur un mot tout à fait américain. » Et saluant jusqu’à terre : « Fenimore Cooper !!! » Et il sortait.
 

CALIBAN

 

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(in Le Figaro, n° 153, mercredi 2 juin 1886)