CARN1
 

Quand ils aperçurent la dionée en train de dévorer un colibri, cela faisait juste huit jours qu’ils s’étaient enfoncés dans la forêt. Et cela faisait juste neuf jours qu’ils avaient assassiné le Hollandais, pour n’en retirer qu’un bénéfice de vingt-quatre florins et l’embêtement de traverser trois cents kilomètres de forêt vierge, par crainte de la potence. Je ne crois pas me tromper en affirmant qu’ils devaient marcher encore trois ou quatre semaines, au bas mot, avant d’atteindre la lisière nord et se trouver en sûreté.

Vous m’excuserez : c’étaient trois canailles. Mais, dites, est-ce ma faute si les aventures n’arrivent pas exclusivement aux gentlemen ?

Harris, Wilbur et Morton ; voilà leurs noms, tels qu’on me les a rapportés. On m’a dit aussi qu’Harris était très grand et très roux, Wilbur assez petit, mais curieusement massif, avec des sourcils noirs comme du charbon et un nez de boxeur, tout écrasé. Quant à Morton, il paraît que c’était quelque chose d’extraordinaire sous le rapport des muscles, de la laideur et de la stupidité. Je ne sais rien de plus au sujet de leur physique, vous m’excuserez ; mais j’ose soutenir qu’une demoiselle n’aurait pas aimé les rencontrer dans cette forêt, depuis huit jours qu’ils se frayaient passage, à marche forcée, travers l’épaisseur des lianes, des branchages et de tout ce que vous pouvez imaginer. Vous voyez d’ici leurs barbes hérissées, leurs vêtements déjà déchiquetés, sans compter la situation, qui leur donnait, je suppose, une figure encore plus damnée qu’à l’ordinaire.

Au début, ils avaient mené un train d’enfer, ne s’arrêtant ni jour ni nuit, mangeant des fruits et un peu de conserve, s’interdisant de chasser, à cause des coups de feu qui pouvaient les trahir. Maintenant, ils étaient plus tranquilles, dormaient la sieste, allaient moins vite et faisaient cuire les pièces de gibier qu’ils abattaient.

Pour ce qui est de la dionée, ce fut Harris qui l’aperçut le premier, par le motif qu’il ouvrait la marche, à ce moment-là. Et ce furent les cris – les très faibles cris – de l’oiseau-mouche qui attirèrent son attention.

Vous savez ce que c’est qu’une dionée ? Non ? Eh bien, c’est une plante. Une plante carnivore. Elle a des feuilles qui sont des bouches, et ces bouches sont en même temps des estomacs, vous comprenez ? Représentez-vous autant de mâchoires, dont les lèvres sont bordées de cils, comme des paupières. Pas de dents, pas d’épines qui seraient des crocs. Ces mâchoires ne mâchent pas, mais happent leur proie, se referment sur elle, l’emprisonnent et la digèrent consciencieusement.

Harris montra la plante à ses compagnons, et ils la regardèrent avec curiosité. Les dionées leur étaient familières. Ils en avaient déjà vu, dans le pays et dans la forêt ; mais c’étaient de ces dionées de taille restreinte, qui se nourrissent d’insectes et de mouches ; et ils avaient beau savoir que les grandes espèces dévorent les petits oiseaux et autres menues bestioles, ils s’intéressaient à ce végétal féroce qui venait de capturer un colibri. La charmante créature ailée se débattait de son mieux, mais l’étrange gueule resserrait son étau ; et, par surcroît, elle engluait d’un liquide visqueux le pauvre oiselet.

Wilbur fit remarquer l’odeur infecte que la plante dégageait. Puis ils continuèrent leur route, indifférents au sort du colibri, ne pensant plus à cette scène de la vie sauvage.

Vous me direz qu’ils avaient d’autres préoccupations. C’est vrai. Et tenez : le soir même, une panthère se laissa tomber d’une branche sur Wilbur et le manqua de peu. Elle roula, foudroyée par une balle de Morton. Les trois aventuriers, parfaitement calmes, restèrent insensibles à cette agression.

Le lendemain, après une nuit retentissante de hurlements et constellée de prunelles farouches, qui reflétaient le feu du campement, ils reprirent sans émoi la direction du nord, ayant bien dormi tandis que l’un d’eux veillait paisiblement sur le sommeil des autres.

Et rien de notable ne se passa, ni ce jour-là ni le suivant. Rien. La forêt, simplement, devenait plus imposante à mesure qu’ils la pénétraient. Les arbres n’offraient aucun spécimen d’un genre nouveau, mais leur croissance était remarquable. Harris, Wilbur et Morton ressentaient l’impression confuse d’avoir rapetissé. Ce n’était pas un mystère pour eux que la forêt, dans ses profondeurs, prenait des proportions insolites ; certains explorateurs, sans s’être aventurés au cœur de ses ténèbres, avaient parlé de ce caractère gigantesque, pour avoir abordé la zone où les trois hommes s’avançaient à présent sans surprise ni appréhension.

Et alors, le jour d’après, vers quatre heures, comme ils suivaient, dans le fouillis des hautes herbes et des broussailles, une voie forée par je ne sais quel pachyderme, ils rencontrèrent la seconde dionée.

Elle était sensiblement plus élevée et plus vigoureuse que la première, et, quand ils la virent, cette sale bête de plante ne faisait qu’une bouchée d’un écureuil.

Morton se mit à rire, comme une brute qu’il était. Mais Harris remarqua que la senteur pestilentielle agissait sur eux comme un gaz stupéfiant, et, avant que l’écureuil eût été englouti, il avait fracassé à coups de hache l’hydre verte et sa douzaine de gueules baveuses, qui ressemblaient désagréablement à de vastes yeux vides et sanguinolents. L’opération, au reste, ne s’était pas accomplie si aisément. La chair des tiges et des affreuses feuilles opposait une sérieuse résistance ; sa destruction nécessitait de la force ; Harris ne se priva pas d’en dépenser, et il frappa les débris avec une rage bizarre, jusqu’à les aplatir sur le sol en un hachis nauséabond.

Ensuite, le même jour, il y eut l’ours. Un gros animal qui leur donna du fil à retordre. Mais finalement ils en vinrent à bout, après un véritable combat qui eut pour effet de les réjouir puissamment dans l’orgueil de leur bestialité.

Cependant, Harris et Wilbur, suivis de Morton, allaient maintenant, sous la voûte plus haute des frondaisons, avec une prudence nouvelle. Ils s’arrêtaient parfois, humant la brise et quand un relent fétide leur parvenait, ils pressaient le pas, la hache en main, scrutant d’un regard vif les amas de plantes.

Ainsi, gagnant toujours vers le nord, ils arrivèrent dans une contrée impressionnante où les arbres étaient certainement les plus formidables de la terre. Leurs troncs monumentaux s’élançaient à des hauteurs vertigineuses. Et là-dessous, il y avait une autre forêt, faite de buissons énormes, où les arbustes atteignaient la stature d’un chêne commun.

Ils s’engagèrent dans l’enchevêtrement d’une jungle intérieure. Jamais ils n’auraient pu s’y tailler un couloir ; ils continuaient à emprunter les pistes des bêtes. Je puis vous assurer qu’ils faisaient diligence. Pourtant, la moindre odeur suspecte immobilisait tout à coup Harris et Wilbur, alors que Morton, hébété, ne comprenait rien à leur face attentive, à leurs narines qui se dilataient, à leurs yeux fureteurs.

Vous m’excuserez : ceci n’est pas un conte. Il faut se mettre à leur place, n’est-ce pas ?

Enfin, un soir que Morton s’était écarté pour ramasser le bois mort dont on ferait le feu, Harris et Wilbur entendirent une espèce de grand cri étouffé, moitié gémissement, moitié appel. Et puis… plus rien.

Si. Quelque chose venait. L’odeur. Violente. Formidable. Proportionnée à la forêt géante.

Sur la minute, ils ne bougèrent pas, saisis d’effroi, plus blancs que des morts. Ils étaient perdus au fin fond de la pire solitude ; perdus au pied des arbres immenses ; perdus dans une horreur sans nom.

« Allons-nous-en ! murmura Wilbur. Retournons en arrière. J’aime mieux risquer la potence. J’aime mieux n’importe quoi ! »

Harris balbutia :

« Moi aussi… »

Il luttait lui-même contre la peur. Quelle peur ! La plus terrible. Celle de l’inconnu. Celle du monstre. Je ne vous ai pas dit que c’étaient des braves à toute épreuve. Je vous ai que c’étaient des assassins ; le vrai courage n’est pas pour eux.

Cependant, Harris se surmonta.

« Il faut aller voir, dit-il. Allons ! Allons ! »

Ils allèrent donc, mais côte à côte, serrés, la hache levée.

Eh bien, ce qu’ils découvrirent n’était pas ce qu’ils redoutaient. Pourtant, je vous le jure, nul spectacle, au monde n’est plus épouvantable que la vue d’un serpent python achevant de broyer un homme pour s’en repaître. Et c’est cela qu’ils virent.

Mais cela, dites, c’était normal.

Le reptile n’eut pas le loisir de poursuivre ses apprêts. Harris l’expédia, d’une balle bien placée, trop tard pour Morton, – qui paya de la sorte sa quote-part dans le meurtre du Hollandais.

D’où venait l’odeur ? Vous voulez le savoir ?

Non loin de là, en touffe, des dionées moyennes bâillaient de toutes leurs bouches carnassières.

Harris et Wilbur se mirent à les considérer d’un air satisfait.

« Dieu merci ! dit Wilbur. Nombreuses, mais petites. Toutes petites…

– Des grandes, confirma Harris, il n’y en a pas. Cela se saurait, vois-tu. »

Au lever du soleil, ils repartirent vers le nord.
 

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(Maurice Renard, in Le Matin, n° 17363, samedi 3 octobre 1931)