MORT AU VIOLON
 
 

« Je suis d’Italie, dit l’abbé, et de noble parentage. Arrivé à l’âge de dix-huit ans, je me lançai en aveugle dans tous les plaisirs, jusqu’à ce qu’un jour, ayant vu dans une cour plénière une jeune damoiselle, d’une merveilleuse beauté, déployer ses grâces en dansant, j’éprouvai de tels transports d’amour, que je crus avoir perdu mon bon sens. Cette folle passion envenima mon cœur si avant, qu’il ne fut rien que je ne tentasse pour parvenir à mes fins. Mais la damoiselle était sage, chaste et de bonne maison. En outre, elle était sévèrement surveillée et inabordable à tout autre qu’aux personnes de sa famille. Alors ma passion s’accrut en raison de l’impossibilité dans laquelle j’étais de la satisfaire, et ma tête s’égara au point qu’un soir je me donnai au diable, corps et âme, à tout jamais, et je signai de mon sang le contrat de cette donation. En échange, il me promit de m’envoyer un magicien qui devait exécuter mes ordres en toutes choses, et déployer, en ma faveur, toutes les ressources de son art infernal. En effet, à peine Satan eut-il quitté ma maison, que je vis entrer l’homme qu’il m’avait annoncé. Il ne me laissa pas le temps de lui conter mon cas.

« Je sais, me dit-il, ce que vous voulez de moi, et quoique la chose soit difficile, néanmoins je la mettrai à fin. Écoutez bien, messire, ce que vous avez à faire :

Restez en votre logis, et demain matin, sur les quatre heures, la damoiselle ne manquera pas d’aller heurter à l’huis de votre chambre ; mais si vous tenez à sa vie, gardez-vous bien de vous endormir en ce moment : car si vous aviez ce malheur, la damoiselle tomberait morte à votre porte, sans rémission.

– N’ayez peur, répondis-je en souriant, le martel que j’ai en tête m’empêchera bien de dormir. D’ailleurs, depuis que j’ai vu la damoiselle pour la première fois, le sommeil n’a pas approché de ma paupière. »

Le nécromant me quitta et, comme la nuit était déjà avancée, je m’assis dans un faldistoire pour attendre la proie qui m’était promise. Bientôt je m’endormis malgré moi d’un profond sommeil, et quand, longtemps après, je m’éveillai, il faisait jour. Les paroles du magicien me revinrent alors à la pensée, et, hors de moi, je m’élançai à la porte de ma chambre. Je l’ouvris en tremblant. Dieu ! la jeune damoiselle était étendue sans vie sur le seuil. Je la considérai quelque temps en silence, et il ne faut pas demander quel était alors l’état de mon esprit. Bientôt je me précipitai hors de mon logis et je me présentai au magicien.

« Misérable, s’écria-t-il du plus loin qu’il me vit, vous vous êtes endormi.

– Hélas ! oui, répondis-je avec effroi, le cadavre est étendu devant ma porte, que dois-je faire ? je suis perdu si on le voit. »

Le nécromant tira alors un billet de parchemin de son escarcelle et me dit :

« Allez en toute hâte à votre hôtel, mettez ce billet entre les deux seins de la morte, et aussitôt que vous l’aurez fait, elle se relèvera toute seule et s’en retournera à sa maison. »

Je pris le billet en hésitant, comme si j’eusse craint qu’il me brulât, et je revins en mon logis en la plus grande diligence que je pus. Là, j’ouvris le parchemin et j’y lus d’une voix basse et tremblante ces vers étranges, disposés dans un ordre bizarre :
 
 

Bagahi laca bachahe
Lamac cahi achabahe
Harrelyos
Lamac lamec bachalyos
Cabahagi sabalyos
Bariolas
Logozatha cabiolas
Samahac et pamyolas
Barrahya.

 
 

Je remplis exactement les instructions que l’homme de Satan m’avait données, et, presqu’aussitôt, le cadavre, à mon grand étonnement, se leva et reprit le chemin de sa maison, comme s’il eût été plein de vie.

Le soir même, je fus invité à un festin de noces, auquel devaient se trouver les dames et damoiselles les plus distinguées de la ville. Je m’empressai de m’y rendre, pour faire diversion aux tortures intérieures que j’éprouvais, et je noyai dans le vin et dans la bonne chère les remords et la terreur dont j’étais dévoré. Après le repas, la danse commença ; moi-même je l’ouvris avec la jeune mariée ; mais je faillis cheoir de mon haut, quand j’aperçus devant moi Satan lui-même, vêtu en gentilhomme, et cachant ses pieds fourchus dans de longs souliers à la poulaine, qui dansait avec la damoiselle que j’avais vue le matin devant ma porte. Il avait, ainsi que sa compagne, une agilité surnaturelle, dont les assistants étaient émerveillés, et cependant l’on voyait bien qu’il retenait son élan de peur de s’élever trop haut. J’étais pétrifié de terreur, et le maudit grimaçait d’un sourire moqueur en me lançant un regard oblique.

Cependant j’entendis parler à côté de moi un enchanteur qui ne pesait pas un grain de moins que celui avec lequel j’avais eu affaire.

« Messeigneurs, disait-il à deux gentilshommes, vous voyez bien cette jeune et belle damoiselle qui danse si agréablement avec ce chevalier de haute taille : eh bien ! je veux perdre la vie si ce n’est pas un cadavre que le diable fait ainsi mouvoir.

– Vous nous la baillez belle, messire, répartit l’un d’eux qui connaissait la pucelle, tandis que l’autre riait aux larmes.

– Assurez-vous-en vous-même, répartit l’enchanteur. Ayez seulement le courage d’aller lever le billet de parchemin que vous apercevez entre ses deux seins, puis vous verrez si je dis vrai.

– Puisque diable il y a, dit le gentilhomme, que le diable m’emporte si je ne tente l’épreuve ! »

Sur ce, il s’avança, et après avoir fait une profonde révérence à la damoiselle, il lui leva le billet, et, soudain, le corps tomba lourdement à terre, en verdoyant et en exhalant une odeur telle, que l’assemblée s’empressa de vider la salle en toute hâte. Quant au chevalier à la haute taille, il avait disparu.

Le magicien qui avait parlé aux deux gentilshommes fut saisi. Il accusa celui qui avait commis ce maléfice, et ce dernier à son tour me dénonça moi-même ; mais je n’avais pas attendu ses révélations pour me cacher, et toutes les perquisitions qu’on ordonna contre moi furent vaines. Les deux magiciens furent brûlés vifs, en vomissant des blasphèmes affreux et en se reprochant mutuellement leurs crimes. Quant à moi, j’attendis que le souvenir de cette épouvantable affaire fût un peu calmé, et je saisis la première occasion pour fuir à jamais ma ville natale et l’Italie. »
 
 

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(Francisque Michel, Job ou les pastoureaux – 1251 –, Paris : Ch. Vimont, 1832)