Courbet par Gil, 1867
 
 

LA GUERRE AUX LIVRES

 

_____

 
 
 

« J’ai tout bousculé au collège, » disait Courbet.

Le fait est qu’il y a peu travaillé.

Il en sortit sachant lire et écrire, – tout au plus ; et ces deux talents, il les dédaignait.

La vue d’un livre le mettait en colère. L’aspect d’un encrier le faisait reculer. Il se bornait à parcourir les articles où il était question de lui.

Ce fait donne la mesure de son amour-propre.

Pour l’orthographe, à quoi bon en parler ? Elle n’existait pas. On ne devait pas exprimer les idées par des mots ; il fallait les dessiner.

Sa sortie de prison fut le signal d’un nouvel engouement dans le public. Les commandes arrivaient de tous les côtés. Les marchands quittaient Paris pour le relancer jusque dans sa retraite.

« Ma peinture a quadruplé de valeur ! » s’écriait-il. Et c’était vrai.

Il reçut un jour une lettre de M. Hollender, de Bruxelles, lui demandant quelques tableaux. Il refusa. Dans le fond, il craignait de ne pas être assez payé.

Il lui avait donc fallu répondre, et mal lui en avait pris.

D’habitude, un ami était toujours là pour lui prêter un tantinet de grammaire : – prêt généreux qu’il n’était pas capable de rembourser. En ce moment, l’ami lui manquait. Il s’escrima seul avec la feuille de papier.

Quelques mois s’écoulent. « Quelle figure doit faire cet Hollender ! » ricanait-il, un jour, entre deux bouffées de fumée, – lorsque Castagnary lui communiqua une fâcheuse nouvelle.

Cet Hollender avait des amis en Allemagne qui rédigeaient une gazette artistique : le Salon ; il leur avait sournoisement communiqué l’épître. Après un long article d’éreintement, on avait autographié le manuscrit.

Que de fautes, et quelles fautes ! toile était écrit avec deux l.

Un des plus vieux amis du peintre en était atterré.

« Comment ! vous écrivez des lettres pareilles et vous ne semblez pas vous douter du tort que cela vous fait ? Il faut toujours éviter le ridicule.

– Je ne puis jamais être ridicule. D’ailleurs, tous les grands hommes ignoraient l’orthographe. Voyez Napoléon Ier ! Pour cacher ses fautes, il avait pris une écriture illisible.

– Alors, soyez illisible vous-même, mais ne laissez pas voir que pour vous, peintre, le mot toile doit avoir deux l.

– La prochaine fois j’en mettrai trois ! Le dictionnaire est un vieil abruti que je ne veux pas fréquenter. Au reste, il n’y a de fautes possibles qu’au commencement et à la fin des mots ; la première et la dernière lettres sont seules indispensables ; entre elles, on peut mettre tout ce que l’on veut… »

Et il bourra une pipe.

Cinq minutes après, il ajoutait :

« C’est égal, dans cette affaire-là, c’est Hollender qui est le plus vexé !… »

Ses connaissances se réduisaient à ce qu’il avait retenu de ses conversations avec Auguste M…, aujourd’hui conseiller de préfecture, mais alors simple amateur de la palette. L’érudition de cet Auguste M… était très variée.

Pendant que Courbet, le pinceau au poing, avançant, reculant, clignant de l’œil, travaillait, le savant causait, – et, donnait une touche par-ci, une touche par-là, prêtant une oreille, modifiant une couleur, retenant un mot, tant bien que mal, Courbet s’instruisait. Mais quel emploi étrange faisait-il des notions qu’il recevait !

Un exemple :

Auguste M… lui avait appris un jour que, chez certains peuples, il est d’usage de donner un repas des funérailles. Les amis se rassemblent. On parle du mort. On mange un morceau. On boit à la santé des survivants, et l’on s’en retourne consolé. – À dix ans de distance, ce trait de mœurs revint en mémoire au peintre, mais sous une forme singulière et toute nouvelle. Le peuple dont parlait l’érudit fut celui de la Franche-Comté. Les joyeux convives de la dernière heure furent les paysans d’Ornans.

« J’ai trouvé, dit-il à un médecin de ses amis, un sujet de tableau bien réaliste. Je suis en train de l’ébaucher. Vous, un vieux Franc-Comtois, vous connaissez certainement la coutume en vigueur, depuis des siècles, dans notre pays. Quand une jeune fille meurt, on donne un repas appelé : repas des funérailles. On apporte le corps dans la chambre du festin. Toutes les amies sont réunies. On cause de la morte. On mange un morceau. On boit à la santé des survivants, et l’on s’en retourne consolé.

La première fois que j’assistai à cette cérémonie, je fus empoigné.

Je ferai avec cela un chef-d’œuvre.

De belles filles, de larges brocs, un va-et-vient de domestiques, et au milieu, le corps de la morte, verdâtre, d’une couleur qui fait comprendre qu’il doit déjà sentir mauvais. Ce sera très vrai. »

Le brave docteur, qui a passé toute sa vie dans la contrée, fut tellement interloqué d’apprendre que le repas des funérailles y était en usage depuis des siècles, qu’il ne prit même pas la peine de protester.

Le tableau, interrompu par les événements, rencontra cependant un amateur.

Nous prions cet inconnu de ne pas trop croire à l’exactitude de cette scène, qui lui a été sans doute donnée pour une reproduction saisissante de la vie réelle en Franche-Comté.

Les poètes n’étaient pas de ses amis.

« Faire des vers, disait-il, c’est malhonnête ; parler autrement que tout le monde, c’est poser pour l’aristocrate. »

Baudelaire trouva cependant grâce devant lui, ainsi que Max Buchon, l’auteur des Fromageries.

Ce dernier, très peu connu à Paris, est populaire en Franche-Comté. Théophile Gautier le cite, quoique réaliste, dans son Histoire du Romantisme. Si le peintre s’attacha à lui, c’est que son talent répondait par certains contours au genre de beauté qu’il aimait.

Dans son volume de vers, il y a des émanations de soupe aux choux, des fermentations de vendanges et des refrains ruraux qui prirent au cœur l’enfant positif d’Ornans. – C’est du Téniers, avec un bonheur d’expression, une justesse de ton du plus grand effet.

Baudelaire avait pour lui sa Charogne. Ce résidu de matières déliquescentes infectant le fossé, témoignait d’un grand talent et d’une grande hardiesse. Courbet donna l’hospitalité à l’auteur dans son atelier.

Dans un coin, on accumula des hardes ; on mit deux draps dessus ; le lit était improvisé. Le poète avait désormais un domicile.

Pendant que l’un peignait, l’autre rimait.

Les longues séances se terminaient devant une bonne chope venue du plus prochain cabaret.

La seule chose reprochée à Baudelaire par le réaliste, c’était cet abus d’opium qui l’emporta.

Croyez-vous cependant que le peintre se préoccupât de l’hygiène ? Point du tout. Mais, quand il avait absorbé son opium, ce Baudelaire devenait énervant. Il avait des visions. Il lançait des phrases. Il lâchait des hémistiches. Son ami s’était, un soir de griserie, malheureusement, engagé, sous serment, à noter, sur un grand tableau noir, toutes les divagations obscures et incohérentes du bohémien sidéré. – Écrire ! Comprenez-vous ? Quel supplice ! – À son réveil, Baudelaire trouvait, se dressant devant lui, la stature colossale d’un homme en colère, le regardant avec des yeux de feu, et tenant un morceau de craie…

Le tempérament agressif de Courbet lui faisait traduire ses antipathies par des coups de pinceau.

Les poètes l’agaçaient.

Il conçut leur apothéose, et fit la Source d’Hippocrène.

C’était à l’époque où un sonneur de phrases creuses célèbre venait demander à la nation de lui prêter cent sous.

Lamartine était représenté au second plan du tableau, avec une besace. Plus loin, à une corde de réverbère, l’écume à la bouche, la langue au vent, se tortillait le pauvre Gérard de Nerval. Un troisième avait fait le plongeon. Il était là, pataugeant et buvant jusqu’à plus soif. Au milieu, un rocher. Sur le rocher une femme. Belle et nue comme la Femme au perroquet. – Seulement, elle ne jouait pas ; elle crachait. Elle crachait dans une vasque légère où un tas de petits rimeurs venaient se désaltérer. – C’était la Source.

« Vont-ils être furieux, les poètes ! » disait-il.
Hélas, un matin, entrant dans l’atelier, il trouva la toile crevée. Placée trop près du mur, elle était tombée sur une chaise qui avait, le mieux du monde, passé au travers.

C’était dommage. – Les poètes n’ont pas été furieux.
 
 
COURBET PERROQUET
 

_____

 
 

(E. Gros-Kost, Courbet, souvenirs intimes, illustrés de dessins originaux hors texte par Bigot, Boissy, C. Pata, Karl Cartier, etc., Paris : Derveaux, libraire-éditeur, 1880)