Il descendit. La réalité, rentrant dans ses droits, lui porta un nouveau coup. Il alla au poulpe-horloge pour savoir l’heure. Ce n’était plus qu’un amas gluant. Le bec, disloqué par l’agonie, ricanait sinistrement. La torpille-bourreau montrait un œil vitreux dans un corps déjà raidi.
La mort encore était passée, emportant avec elle la foule anonyme de la blanchaille.
Nicolas Flaver s’écroula sur une chaise.
Devant lui, sept bocaux occupaient une étagère. Leur eau déserte était sans ride. C’était l’image du néant.
Tout à coup, l’un des bocaux s’anima. Il contenait un poisson étrange. Nicolas Flaver se frotta les yeux. Il voyait le poisson, mais sans pouvoir en distinguer ni la forme ni la couleur. Il plongea ses mains dans le bocal. Le poisson, peut-être parce qu’il le remplissait tout entier, était insaisissable.
Nicolas Flaver prit le bocal et le plaça sur le comptoir débarrassé de ce qui fut le poulpe-horloge.
*
Le jour était venu. Des coups heurtèrent le rideau. Nicolas Flaver ouvrit. Un homme, vêtu avec la sobriété de ceux qui ne cherchent pas à attirer l’attention sur leur appareil vestimentaire, s’enquit avec déférence :
« C’est bien à Maître Flaver que j’ai l’honneur…
– À lui-même, Monsieur, pour vous servir, s’inclina, au grand dam de ses courbatures, le maître du « Soleil Aquatique. »
L’inconnu exposa qu’il venait de très loin dans le but d’acquérir à n’importe quel prix un poisson, n’importe lequel, pourvu qu’il fût d’une exceptionnelle rareté.
« J’ai justement, Monsieur, ce que vous désirez. Une occasion.
– Rare ?
– Non, Monsieur. Unique.
– Comme Dieu, peut-être ?
– C’est cela, Monsieur. Comme Dieu.
– Prodigieusement intéressant.
– Au-delà de votre espérance, Monsieur.
– Vous appelez cette merveille ?
– Le poisson-âme, Monsieur.
– Le nom est joli. Serait-il indiscret de vous prier de me le montrer ?
– Aucunement, Monsieur. Aucunement. Il est là, dans ce bocal, sur le comptoir.
– Mais… je ne vois rien.
– Comment ? Ah ! monsieur, excusez-moi ! J’ai oublié de vous le dire : le poisson-âme n’a ni forme ni couleur.
– C’est curieux !
– On ne peut plus curieux, Monsieur !
– Mais… Comment faites-vous pour le voir ?
– Je le regarde, Monsieur.
– Moi aussi, je le regarde et je ne le vois pas.
– N’auriez-vous pas la vue un peu basse, Monsieur ?
– Non. Mes yeux sont mieux que normaux.
– Alors, Monsieur, je ne comprends pas… Je le vois très bien, moi.
– Comment est-il ?
– Il est… Vous le décrire est difficile. Sans forme, sans couleur, vous comprenez, Monsieur…
– Je comprends parfaitement. En somme, c’est comme s’il était invisible, un peu comme Dieu ?
– Tout à fait comme Dieu, Monsieur.
– Ne peut-on pas le toucher ?
– Le toucher ? Bien sûr, Monsieur, qu’on peut le toucher. Tout ce qui existe peut se toucher. Essayez, je vous en prie. »
L’inconnu plongea ses deux mains dans le bocal.
« Le sentez-vous, Monsieur ?
– Je sens bien quelque chose mais je n’ose pas dire que c’est lui.
– Osez, Monsieur ! Osez ! Ce ne peut être que lui, puisque, dans le bocal, il n’y a rien autre chose.
– C’est curieux. Je ne peux pas le prendre.
– Évidemment, Monsieur.
– Pourquoi donc ?
– Parce qu’il est insaisissable, Monsieur.
– Insaisissable ? Encore comme Dieu ?
– Parfaitement, Monsieur. Encore comme Dieu. Aussi, comme l’ombre, le silence…
– Au total, il est invisible et insaisissable ?
– C’est tout à fait cela, Monsieur ; invisible et insaisissable.
– Pourriez-vous me le garantir ?
– Sur facture, Monsieur.
– Et… le prix ?
– Êtes-vous riche, Monsieur ?
– Je suis Jonathan Crésus, le chef de la famille, branche américaine. La lointaine arrière-nièce du premier Crésus, le vôtre, était ma tante. Entre nos mains, l’argent a fait des petits qui ont grandi au point de ne plus connaître leur taille. Récemment, j’ai fait frapper aux coins du dollar la dernière goutte d’eau des Océans, la dernière parcelle des nuages, le dernier flan du rêve.
– Au nom de l’Humanité, dont vous êtes l’insigne bienfaiteur, permettez-moi, Monsieur Crésus, de vous offrir le poisson-âme.
– En retour, prenez ce chèque.
– Impossible, Monsieur. Il en mourrait.
– Alors, j’accepte. Et que mange-t-il ?
– Ce qu’il mange ? Oh ! ce que vous voudrez. Les âmes sont des plus faciles sur leur nourriture. Elles ne refusent que l’argent. »
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(Henri Austruy, La Révélation de Maître Flaver, in La Nouvelle Revue, 1er janvier 1931 ; Leslie George Dunlop, The Goldfish Seller)