MAMELUE
 

Voici ce qu’il advint à mon ami Étienne Duglas, peintre par goût et célibataire par nécessité, lundi dernier entre midi et une heure :

Étienne Duglas se trouvait en ce moment, comme tous les jours à la même heure, au restaurant où il a pris l’habitude de déjeuner, depuis que sa femme a jugé à propos de renverser la marmite conjugale en partant avec un attaché d’ambassade japonais.

Cette infortune, passée depuis de longs mois déjà ne l’empêchait pas, d’ailleurs, de manger avec l’appétit d’un homme qui se sent encore une longue course à fournir dans l’existence, et, après avoir achevé l’œuf à la coque quotidien, il allait attaquer la côtelette coutumière, quand un personnage fit son entrée dans la salle bondée de monde.

Cinquante ans, maigre, sec, tenue très correcte, sanglé et boutonné comme un officier en civil, tel était le nouvel arrivant qui vint s’asseoir à la seule place resté libre, devant Étienne Duglas.

Il se fit servir un roast beef qu’il trouva affreux, un légume qu’il mangea du bout des lèvres et un dessert qu’il ne mangea pas.

Cet homme devait être victime d’une affection stomachique très grave.

Étienne Duglas se hasarda à le lui faire remarquer.

« Nullement, monsieur, repartit l’homme maigre ; je mangerais du chien, si je l’aimais ; mais je suis véritablement écœuré de la triste chère que l’on fait en France, à présent.

– C’est pourtant toujours la même… Mais y a-t-il longtemps que vous avez ce mépris de nos aliments ?

– Depuis le voyage autour du monde dont je reviens, et spécialement depuis mon séjour en Polynésie.

– Ah ! on y fait donc de bien bonne cuisine ?

– Exécrable, mon cher monsieur, exécrable !

– Alors ?

– Tout est dans le choix des mets… Tenez, ajouta l’homme maigre en tirant de sa poche une petite boîte d’argent et en y coupant une très mince tranche d’une sorte de viande fumée, goûtez-moi ça ! C’est mon vrai dessert depuis six mois. Mais ma provision s’épuise. »

Il prit lui-même un peu du couteau de la petite boîte, qu’il referma et mit dans sa poche avec précaution, puis dégusta cela lentement, savamment, comme de la pure ambroisie.

« Exquis, en effet, fit Étienne Duglas.

– Et c’est de la conserve encore !… Ah ! si vous aviez pu le manger frais !…

– C’est donc une substance bien rare ?

– Ce n’est pas rare du tout, dit l’homme maigre ; mais il est très difficile de s’en procurer… Croyez-vous que, chez nous, on laisse perdre un régal pareil !

– Absurde… Mais comment nommez-vous cela, en somme ?

– C’est de la viande humaine.

– De la… »

Étienne Duglas laissa tomber à terre sa fourchette et, avec elle, la dernière bouchée qu’il allait porter à ses lèvres.

Cela parut peiner l’homme maigre.

« La première fois, ça fait cet effet-là. Mais si vous recommenciez demain et après-demain, vous ne pourriez plus supporter aucune aucune nourriture. Ç’a été notre première alimentation, d’ailleurs. Pelloutier a prouvé que les Gantois, nos ancêtres, se dévoraient entre eux à l’origine. De même pour les Germains. Voyez à Rome, Pollion jetant ses esclaves aux murènes de ses viviers pour les engraisser ; anthropophagie au second degré, Gallien rapporte qu’au temps de l’empereur Commode les raffinés de gourmandise se délectaient de chair humaine. Enfin, de nos jours, des peuples que la civilisation n’a pas gangrenés festoient encore aux dépens de leurs semblables, y trouvant des repas plus délicats, plus savoureux plus succulents, que chez tous les animaux. Il y a des parties exquises : la plante des pieds, la paume des mains, grillées, sont fort appréciées des gourmets. J’en avais. Mais, je vous le répète, ma provision s’épuise. »

Et cette idée rendit l’homme maigre un instant mélancolique.

« Mais, malheureux ! s’écria Étienne, avant enfin retrouvé la parole, qui a pu vous donner donner goût de cette nourriture abominable ?

– Oh ! l’occasion simplement, cher monsieur. Je me trouvais l’année dernière à bord de l’Aquilon, qui fit naufrage au milieu de la Polynésie. Nous gagnâmes dans les canots une île où nous fûmes reçus avec des transports de joie par les indigènes qui jeûnaient depuis fort longtemps. Grâce à ma maigreur extrême, j’eus la honte d’être placé le dernier sur la liste des victuailles. Cependant, on cherchait à m’engraisser. C’est ainsi que je mangeai de tous mes compagnons successivement. Je dois même à cette circonstance de me connaître assez bien en anthropophagie, et je pourrai vous dire si telle ou telle personne est au point désirable. Ainsi, vous, cher monsieur, à votre âge, avec votre tempérament, votre léger embonpoint, vous seriez tout à fait délicieux, je vous l’affirme. Croyez-en un homme qui a goûté à ses cent cinquante compagnons.

– Vous voulez me flatter…

– Point. Tenez, vous vous rapprocheriez de ce morceau, que vous avez trouvé si bon. Il a appartenu à une petite femme blonde, la seule qui fût parmi nous, d’ailleurs, et dont il restait encore une grande partie quand je fus délivré par un navire européen… J’emportai ce relief de mon dernier dîner chez les sauvages ; je le salai, et j’en prends à mon dessert, comme vous avez pu le voir. Mais, malheureusement, je vous l’ai déjà dit, ma provision s’épuise. »

Duglas ne se sentait pas à son aise auprès de l’homme maigre, dont la provision s’épuisait.

Il se hâta de saluer son voisin de table et s’enfuit, faisant des détours extraordinaires pour dépister quiconque eût tenté de le suivre.

En rentrant chez lui, il trouva une lettre timbrée de la Préfecture de police ; en voici le contenu :
 

« Monsieur,
 

Vous nous aviez demandé de faire des recherches au sujet de Mme Duglas, votre épouse, qui a quitté depuis dix-huit mois le domicile conjugal. Nous venons enfin d’en avoir des nouvelles. Elle s’était embarquée sur l’Aquilon, qui a fait naufrage par 15 ° de longitude et 173 ° de latitude, près d’une des petites îles Viti, où elle a servi de proie à la voracité des insulaires.

Recevez, monsieur, etc., etc.
 

LE CHEF DU BUREAU DES RECHERCHES.
 

Signé : X… »
 

« Eh bien ! tout de même, monologua Étienne Duglas, elle était excellente !… Je ne l’aurais jamais crue aussi bonne que ça !… »
 
 
COCHONGASTRO
 
 

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(Victor d’Auriac, sous le pseudonyme de Saint-Éloi, in La Revue des journaux et des livres, deuxième année, 18 avril 1886. La nouvelle sera reprise dans le Supplément littéraire de la Lanterne, n° 137, vendredi 13 février 1887 ; puis dans le Supplément littéraire illustré du Petit Parisien, quatrième année, n° 152, dimanche 3 janvier 1892. Gravure sur bois anonyme, Homme et femme attablés, ou Tams et Mamelue, Paris (?), ca 1550)