Il n’y a plus moyen de s’équilibrer, je m’en vais.
Coup de barre à droite, coup de barre à gauche, entre l’irritation et l’anémie, résultat : le chaos intérieur augmente, le poumon s’expectore. Un est déjà, presque fini ; l’autre en bon train ; allons, ce sera pour bientôt.
Après tout, que fais-je en ce globe terraqué ?
De quelle utilité, avec l’égoïsme énorme et encore insuffisant qu’exige ma maladie ?
Je n’ai pas infligé mariage à une pucelle et personne ne m’a trouvé assez de son goût pour s’unir à moi passionnément.
Mes amis ? Un peu de douleur peut-être dès l’abord, un souvenir de temps en temps, quand ils seront réunis, une frayeur s’ils toussotent.
Pas même la satisfaction de réjouir de bons confrères en les débarrassant, car je ne fus jamais homme de métier littéraire.
Un chien, un chat ? Je les adore, mais en ville…
Alors, je n’en ai jamais eu à moi, et comme ils ne pleurent que leurs maîtres…
Mais, moi ? Oui, je sais bien, je sais trop, hélas ! Il y a la désagrégation de ce moi à peine formé, douloureuse au plus haut point, tout l’instinct de vie qui proteste.
Et après ?
Vivre pour se traîner dans les drogues, vieillard perpétuel sans amours, plaisirs, travaux…
Est-ce qu’il ne vaut pas mieux cent fois être rejeté dans le moule ?
Encore, en dehors du corps, l’esprit proteste : « Le quelque chose-là ? »
Et après ? Serait-ce sorti ?
Et si c’était sorti, la face du monde en serait-elle changée ?
Oui, je sais bien, des idées nouvelles, provenant surtout d’une coordination originale des choses, auxquelles il n’a manqué pour être exprimées que la puissance de travail.
Si elles avaient été exprimées et imprimées, suppose-t-on qu’on les aurait lues, sans autour une grosse-caisse qui eût été leur négation même ?
Seul, quelque roublard les aurait très scrupuleusement absorbées, pour les lâcher peu après au mufle dans un délayage habilement lancé, sous une forme banalisée qui l’aurait fait proclamer grand homme !
Pouah !
Dernière objection :
Quelques supérieurs, éloignés du Métier (oh, que rares s’ils existent), t’auraient peut-être appelé dans leur élite ?
Bizarre échafaudage de si ! Mais êtes-vous bien sûrs d’être mieux parmi ceux-là même que dans le néant ?
Somme toute, un mauvais moment à passer, une année, peut-être, à cause des incessantes révoltes qui annihilent le raisonnement vainqueur.
Une vie invécue : mais n’y en a-t-il pas d’autres ?
Dommage seulement d’avoir, la nature et moi, travaillé à forger un cerveau qui, au moment d’entrer en branle productif, va casser.
Mais, n’ai-je pas plus pensé, puisque j’en meurs en grande partie, que beaucoup d’octogénaires ?
Pensées contradictoires, maladives, inefficaces parce que trop profondes, mais pensées qui ont été, en somme.
Un regret encore : l’amour. Combien morts de vieillesse sans le connaître !
Un autre : la chair inexplorée ; et puis, en serions-nous plus riches !
Pas d’héritiers, tant mieux ; un imbécile, un malheureux ou un malfaiteur de moins.
Et bonsoir la compagnie.
CÉSAR BARUCHARD.
P.-S. Qu’on m’incinère : j’ai une peur d’autant plus bleue que stupide de me heurter avec désespoir contre un cercueil et d’y manger mon épaule.
C. B.
Publié par RICHARD WÉMAU
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(in L’Aube méridionale, revue mensuelle, deuxième année, n° 13, 25 mars 1899)