HARP1
 
 

Gunnar dit :

« Mon grand-père l’avait rencontré sur le chemin du Hardanger, à la place où la route quitte la berge du lac, près de Horre. Le lendemain, il consigna la chose sur un « livre de raison » où il écrivait tout ce qui lui arrivait d’heureux et de malheureux. J’ai lu ce récit plus de vingt fois, entre une aventure de chasse à l’élan et le compte rendu d’un procès que notre famille eut à soutenir contre le Hagen de Roldal. Puis, mon grand-père contait souvent l’histoire quand nous traitions des amis à souper, pour une noce ou pour un baptême. Chaque fois, il ajoutait des détails nouveaux. Ainsi, à la fin de sa vie, il affirmait que l’Homme n’était point coiffé de son chapeau, mais qu’il l’avait posé à côté de lui, sur une pierre, tandis que dans le « livre de raison, » il a écrit : « À ce moment-là, j’aperçus un Homme coiffé d’un chapeau de feutre… » Je me souviens encore qu’un jour – je venais de faire ma communion – je demandai : « Grand-père, quelle était la couleur de son manteau ? » Mon grand-père ne me répondit pas, mais il me regarda si sévèrement que je sortis de la chambre. Ma mère me dit, le soir, qu’on ne devait point poser de questions aux personnes qui ont vu des apparitions et que, sans doute, – ce furent les propres paroles de ma mère, – « toutes les choses ne pouvaient pas êtres dites. » Je crois qu’elle avait raison. En tout cas, voici le récit tel qu’il s’est conservé dans la famille :

Mon grand-père venait de visiter le prévôt du district pour lui parler de son procès. Il rentrait tard, par une de ces nuits bleues qui, en été, donnent à notre chère Norvège la couleur du paradis. Soudain, son poney leva les oreilles et s’arrêta court. Le vieux pensa qu’un renard avait traversé la route et il fit claquer sa langue pour ordonner au cheval de repartir.

Mais, au lieu d’obéir, le poney se mit à trembler. Mon grand-père songea :

« C’est donc que le dernier orage a creusé la route, et le Jaunet avait, devant lui, une fondrière. »

Il descendit de sa carriole et fit quelques pas en avant, sur le chemin qui tournait contre le rocher. C’est alors qu’il vit la chose :

Il y avait là un Homme qui jouait de la harpe, habillé comme les vagabonds, qui vont de chalet en chalet, afin d’offrir leur musique et qui, ensuite, demandent le gîte pour une nuit. Devant l’Homme, une belle fille dansait sur la route. Mon grand-père n’a jamais voulu nous dire comment elle était habillée, ni si elle avait les cheveux blonds de Norvège et les yeux couleur du fjord. Il répétait seulement : « La plus belle fille que j’aie jamais vue. » Alors, ma grand-mère demandait : « Plus belle que moi, Peer ?… quand j’étais jeune ?… quand je t’ai dit oui ? » Et mon grand-père répondait : « Tu avais l’air d’une chrétienne, tandis que celle-là… » Et lui aussi, il s’arrêtait court.

Voici la fin de l’histoire.

Bien que l’homme jouât, et que sous ses doigts les cordes vibrassent, aucune musique ne sortait de l’instrument. Les pieds de la danseuse ne faisaient pas de bruit en touchant la terre. Mon grand-père les voyait remuer ; il ne les entendait pas. Donc, il jugea que tout cela était de la magie, et, en poussant un cri, il tomba à genoux.

Aussitôt, le musicien s’arrêta de jouer, et la danseuse de remuer ses pieds ; mais elle leva les bras, comme une fille effrayée, et elle rentra dans la harpe.

À présent, il n’y avait que l’Homme debout au milieu du chemin. Il jeta sur son dos la bretelle de l’instrument. Et, comme il passait près de mon grand-père, courbé sous la charge, il répondit au salut qu’on lui adressait par un : « Bonjour… bonjour… » très grognon, avec la mine fâchée des gens que l’on dérange au milieu de leur plaisir.
 
 

*

 
 

Ole Pans dit :

« Mon parrain était gardien du cimetière de Vaxdal, et fossoyeur. Comme son chalet était bâti de l’autre côté du lac, il n’y revenait point à deux heures pour prendre son souper, mais il emportait un peu de poisson et de soupe au gruau, puis il s’étendait, pour sommeiller, à l’abri de la haie.

Une après-midi qu’il dormait là, couché dans l’herbe, il se réveilla en sursaut. Il ne savait plus où il était ; il se frottait les yeux ; enfin, il reconnut l’église.

Devant le porche, à cette place où, le dimanche, les gens s’arrêtent un instant pour causer, après le prêche, l’Homme jouait de la harpe ; il jouait comme cette nuit où le grand-père de Gunnar le rencontra, sur la route du Hardanger, comme un musicien dans une peinture, sans faire de bruit. Autour de lui et de sa harpe, une bande d’enfants dansait une ronde. C’étaient des très petits, des garçons, des fillettes, tous blonds, tous pieds nus. Ils avaient l’air de prendre un plaisir merveilleux. Ils penchaient leur tête en arrière, pour rire ; ils levaient leurs mentons ; ils montraient leurs dents de lait, mais aucun son ne sortait de leur bouche entrouverte. Au bruit que fit mon parrain en se levant de sa cachette, ils se jetèrent tous vers le musicien comme des oiseaux effrayés, et ils rentrèrent dans la harpe. Mon parrain s’approcha du musicien et lui dit :

« Je t’en prie !… Est-ce que mon petit Johan n’était pas avec eux ?

– Qui ça, Johan ?

– Un cher enfant dont j’ai creusé la fosse avec ma pelle, l’année dernière. »

Mais l’homme haussa les épaules.

« Tous les enfants se ressemblent ! » fit-il.

Et il s’en alla. »
 
 

*

 
 

Nils Petersen dit :

« Le pasteur de Lillestrom, qui maintenant est enfermé dans un asile (Dieu lui rende sa raison !), a, lui aussi, rencontré l’Homme à la harpe. Le pasteur traversait Kloften, pour aller porter sa bénédiction à un mourant, et, comme le chemin est rapide, il s’était assis un instant, afin de se reposer sur une pierre. Au-dessous de lui, il entendit le bruit d’une poste, sonnée par des grelots d’argent.

Il se demanda :

« Qui donc passe en si riche équipage sur une route si étroite ? »

Il se pencha et il vit le musicien qui jouait dans la solitude. Des pierreries, des perles fines étaient enfilées aux cordes de sa harpe comme à l’élastique d’un collier ; et aussi, tout autour de la harpe, des pièces d’argent et d’or, de belles couronnes toutes neuves, sautillaient, se poursuivaient, se heurtaient en tintant, aussi nombreuses qu’un tourbillon de feuilles, roulées par le vent d’automne. »
 
 

*

 
 

Seul, Henrik n’avait point parlé. Il dit après les autres :

« Moi aussi, j’ai rencontré l’Homme à la harpe. Comme je m’embarquais sur le lac de Spirillen, pour relever mes filets, j’ai entendu une voix qui m’appelait de la berge. Je me suis retourné et j’ai vu l’Homme. Je l’ai reconnu de suite, car cent fois on me l’avait décrit.

J’ai répondu :

« Qu’est-ce que tu veux ?

– Prends-moi dans ton bateau et porte-moi sur l’autre rive. »

Il avait l’air très fatigué. J’ai eu pitié de lui. J’ai donné un coup de rames de son côté ; je lui ai dit :

« Embarque… »

Mon canot est tout petit et nos genoux se touchaient. Quand nous sommes arrivés au milieu du lac, l’Homme m’a touché le front et il m’a demandé :

« Pourquoi ce pli-là ? »

Je lui ai répondu :

« La femme que j’ai épousée ne voulait point de moi. Elle en aimait un autre, un vaurien qui a mal fini. »

Une seconde fois, l’homme m’a touché la joue et il m’a demandé :

« Pourquoi cette ride-là ? »

J’ai répondu :

« Nous avons perdu trois enfants tout élevés ; l’aîné déjà ramait dans ma barque. »

Cette fois, l’Homme m’a pris par la barbe et il a demandé :

« Pourquoi ne souris-tu jamais ? »

J’ai répondu :

« Mes forces s’usent, et j’ai peur de manquer de pain quand je serai vieux. »

L’Homme m’a dit :

« Veux-tu savoir le secret ? »

Nous avions traversé le lac et le bateau touchait la berge de Spirillen. Je répondis :

« Je le veux. »

Alors, l’Homme a sauté hors du canot ; il a posé son instrument sur la terre et il a commencé de jouer.

D’abord, il est sorti des cordes une belle jeune fille qui a mis ses bras nus autour de la tête du vieux ; puis, des enfants blonds qui ont commencé une ronde ; puis, des pièces d’or qui sautaient autour des enfants, en cercle, ainsi que des feux follets.

Et comme je regardais, bouche bée, l’Homme à la harpe m’a dit :

« Vis avec tes rêves. »
 
 
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(Hugues Le Roux, « Légendes du Nord, » in Le Supplément, grand journal littéraire illustré, treizième année, n° 1056, 26 mai 1896)