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OÙ MÈNENT LES SCIENCES OCCULTES

 

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M. Albert Guelle, fils d’un ancien notaire, s’était adonné il y a six ou sept ans aux sciences occultes. Cette étude le passionna bientôt à un tel point que, pour s’y consacrer tout entier, il donna sa démission de l’emploi qu’il occupait à l’administration de l’Assistance publique, et, quittant le domicile maternel, alla se fixer à Meudon, 6, rue des Sablons.

Esprit cultivé, traduisant facilement le grec et le latin, capable de déchiffrer l’hébreu, il avait approfondi tout ce que l’antiquité et le moyen âge ont écrit sur l’occultisme. Cet énorme travail l’avait convaincu, paraît-il, du dédoublement du « moi. »

Partant de cette idée que, dans les rêves, le cerveau garde son indépendance, il chercha un moyen capable de maintenir son corps dans un sommeil léthargique d’une dizaine de jours pendant lesquels son âme, son « moi, » libre de toutes entraves, pourrait errer dans l’espace, dans l’Astral.

Il avait imaginé, pour s’endormir lui-même, un appareil composé d’un casque assez semblable à celui d’un scaphandrier et d’un réservoir dans lequel se trouvait un mélange de chloroforme et d’eau qu’un tube amenait goutte à goutte sur les lèvres du patient.

Il avait fait, il y a quelque temps, une première expérience, mais il n’avait réussi qu’à se rendre assez sérieusement malade. Il ne se découragea pas, remania son appareil, à la défectuosité duquel il attribua l’insuccès, s’entoura de nouvelles précautions jusqu’à s’oindre le corps de substances antiseptiques pour en arrêter la décomposition, pendant son voyage ; puis, après avoir tracé ses dispositions testamentaires, au cas où il ne réussirait pas, il écrivit à un de ses amis, le docteur P…, de venir le réveiller dix jours plus tard.

Le docteur P…, au reçu de sa lettre, prévint en hâte la mère d’Albert Guelle, et avec elle se rendit à Meudon. Ils trouvèrent le jeune homme étendu sur son lit, maintenu dans son appareil qui ne pouvait plus lui permettre le moindre mouvement du corps. Les traits calmes, il paraissait dormir, mais déjà les membres glacés avaient acquis la rigidité cadavérique.

Le commissaire de police a trouvé dans les papiers de M. Albert Guelle une sorte de testament scientifique résumant ses études et se terminant par des consolations à sa mère, qu’il priait de ne pas se désoler si l’issue de son expérience lui était funeste.
 
 

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(in Le Temps, quarante-deuxième année, n° 15173, lundi 29 décembre 1902)

 
 
 
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Ce curieux fait-divers est rapporté également dans Le Figaro, quarante-huitième année, n° 363, lundi 29 décembre 1902, qui ajoute qu’Albert Guelle exprimait le désir d’être incinéré et que cette dernière volonté avait été accomplie la veille. Il a été repris le même jour dans Gil Blas, vingt-quatrième année, n° 8445 ; puis, le lendemain, dans La Lanterne, vingt-cinquième année, n° 9382.

Une autre version, présentant la fatale expérience d’Albert Guelle sous un jour sensiblement différent, était parue la veille au soir dans Le Petit Parisien. Nous la reproduisons ci-dessous, en laissant à nos lecteurs le soin de décider quelles furent les réelles motivations de notre malheureux occultiste : voyage astral ou combinaison contre les mauvais esprits. À moins que la vérité ne soit encore ailleurs…
 
 
 

LA MORT D’UN INVENTEUR

 

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L’Esprit astral. – Le Casque sauveteur. – Intervention tardive. – L’Enquête judiciaire. – L’Incinération.

 
 

Un accident mortel, dont les causes sont tout au moins bizarres, vient de se produire à Meudon.

Un ancien employé de l’Assistance publique, M. Albert Guelle, âgé de trente-deux ans, s’était retiré, il y a trois ans, dans cette localité, où il habitait un pavillon situé rue des Sablons.

Possesseur d’une assez belle situation de fortune, M. Guelle occupait ses loisirs à des recherches scientifiques ; il étudiait principalement les sciences occultes.

Ces recherches avaient pris une telle place dans son esprit qu’il en était arrivé à passer, aux yeux de certaines personnes, qu’il prenait pour confidentes, comme tant soit peu détraqué.

M. Guelle se plaignait notamment d’être en butte aux persécutions d’un esprit astral et, pour échapper à ses poursuites, il imagina un appareil étrange, sorte de casque rappelant assez celui que coiffent les scaphandriers pour descendre au fond de l’eau. Un premier appareil, construit il y a deux ans, ne donna pas entière satisfaction à M. Guelle, qui, après d’autres recherches, en imagina un second, devant être expérimenté mercredi dernier.

À cet effet, l’inventeur avait écrit à un de ses amis habitant Paris, M. le docteur D…., qu’il priait de venir à Meudon, assister à l’expérience. Le docteur répondit à M. Guelle pour l’amener à remettre à vendredi cette épreuve décisive et promit de venir ce jour-là rue des Sablons.

Vendredi, donc, M. le docteur D… arrivait à Meudon ; il frappa à la porte du pavillon et n’obtint aucune réponse. Il entra après avoir fait ouvrir la porte par un serrurier.

Étrange, en vérité, était le spectacle qui s’offrait à ses yeux : M. Guelle, la tête coiffée du casque de son invention, était étendu sur son lit. La mort remontait à mercredi, et le corps, depuis ce jour, n’avait rien perdu de sa rigidité.

Sur une table, une lettre était déposée, adressée au docteur D… dans laquelle M. Guelle disait ne pas pouvoir attendre plus longtemps pour se débarrasser de l’esprit astral qui le persécutait.

Des constatations auxquelles procédèrent le docteur D… et M. Andrieu, commissaire de police, il résulte que M. Guelle avait adapté à son appareil un récipient contenant du chloroforme, dont les vapeurs avaient à jamais endormi le malheureux inventeur, le délivrant en même temps de l’esprit persécuteur.

Après une enquête de MM. Laurence, procureur de la République, et Andrieu, commissaire de police de Meudon, le permis d’inhumer fut délivré. Le cadavre de M. Guelle, sur la dernande formelle du défunt, sera incinéré aujourd’hui au four crématoire du Père-Lachaise.
 
 

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(in Le Petit Parisien, journal quotidien du soir, vingt-septième année, n° 9557, dimanche 28 décembre 1902)