Il y a quelque temps qu’un célèbre critique écrivait : « Hauteroche passe pour l’inventeur du personnage de Crispin. Cette invention est moins fameuse que celle de l’imprimerie, de la boussole, de la poudre à canon ; mais elle fait beaucoup moins de mal à la société. »
Comme les feuilles de ce célèbre critique descendent, ainsi que les nôtres, sur les rives du Léthé, on assure que Guttenberg, en ayant pris connaissance, lui fit passer la réponse suivante, par un disciple de Cagliostro, qui a le talent de faire à son gré sortir les ombres du séjour de l’Élysée, et de les y faire rentrer.
« Je ne saurais, Monsieur, vous dissimuler que je suis rongé de remords, depuis qu’à l’occasion des Crispins du comédien Hauteroche, vous avez rappelé au public que j’ai eu le malheur d’inventer l’imprimerie.
Je sens, Monsieur, combien cette accusation doit me rendre coupable aux yeux des personnes qui vous lisent, et j’en suis moi-même tellement désespéré, qu’à moins que vous m’admettiez à résipiscence, je ne vois plus de salut pour moi. Vous m’avertissez charitablement que je me suis rendu coupable d’un crime énorme envers le genre humain, c’est à moi de me repentir et de l’expier.
J’avoue donc, Monsieur, avec un cœur contrit et humilié :
1° qu’en 1444, poussé par je ne sais quelle inspiration diabolique, l’idée de faire un livre, par le moyen de la gravure en bois, me saisit fortement, et que j’engageai dans ma noire conspiration l’orfèvre Jean Faust, qui n’y pensait guère ;
2° Que nous livrant l’un et l’autre à la corruption de nos pensées, nous poussâmes la perversité jusqu’à faire imprimer, à l’usage des fidèles, une Bible et un livre de Psaumes, que l’on a eu l’imprudence de conserver jusqu’à ce jour ;
3° Je confesse que ma détestable fureur ne s’est point bornée à ce délit ; mais que, dans la damnable intention de multiplier les livres, et de favoriser la propagation des lumières, j’imaginai de séparer les lettres, et d’imprimer avec des caractères mobiles ; ce qui, dans l’espace de moins de dix ans, porta l’art de l’imprimerie au point de perfection où il est aujourd’hui ;
4° Mais ce qui achève de me confondre, c’est que, par suite de cette infernale et diabolique invention, des hommes animés d’un esprit de Satan, ont eu la perfidie et l’horrible méchanceté de tirer de la poussière des bibliothèques les Œuvres des Platon, des Marc-Aurèle, des Cicéron, des Demosthènes, des Sophocle, des Euripide, des Homère, des Virgile, des Tacite, des Xénophon, des Tite-Live, et d’une foule d’autres écrivains corrupteurs, dont les productions ont la pernicieuse vertu d’élever l’âme, d’agrandir la pensée, et d’inspirer aux hommes le goût des sciences et des arts ;
5° Et comme je dois prendre sur mon compte tous les maux qui sont résultés de ma coupable et lâche extravagance, j’avouerai encore, Monsieur, que c’est à moi et à mon indigne haine contre le genre humain, qu’il faut imputer la naissance d’une multitude de savants, de littérateurs, de poètes, d’historiens, de naturalistes, de mathématiciens, d’orateurs, de philosophes, qui, depuis le XVe siècle, se sont répandus en Europe, et dont les écrits ont opéré la désolation des peuples et l’abrutissement des nations, en leur apprenant à embellir leurs villes, à étendre leur commerce, à réformer leurs mœurs, à polir leurs lois, à perfectionner leur industrie ;
6° En conséquence, pour ne rien dissimuler et décharger pleinement ma conscience, je m’accuse de l’existence des Bacon, des Descartes, des Pascal, des Newton, des Locke, des Leibnitz, des Euler, des Bernoulli, des Arnault, des Buffon, des Montesquieu, des Bossuet, des Racine, des Corneille, des Molière, des Despréaux, des La Fontaine, des Fénélon, et de tant d’autres génies maléficiés qui ont introduit parmi les hommes l’amour du beau et le goût de la lecture ;
7° C’est avec une extrême confusion et une âme véritablement pénitente, que je confesse et reconnais que personne n’a contribué plus que moi à introduire parmi les hommes le goût de la lecture, et à favoriser la libre circulation des idées. Or, ce goût pour la lecture et cette libre communication des idées sont deux abominables fléaux qui tendent évidemment à effacer les préjugés, détruire la superstition, et anéantir l’ignorance, laquelle est le soutien, l’ornement et la sauvegarde des États ;
8° Mon indigne et infernale imagination est encore cause que, sous prétexte de bienfaisance et de philanthropie, aucuns se sont ingérés de composer, publier et faire distribuer plusieurs ouvrages nuisibles, dont le but est d’éclairer le peuple sur ses véritables besoins, de lui apprendre à élever ses enfants, à cultiver ses terres, à conserver sa santé, à éviter le vice, à pratiquer la vertu, enfin, à s’affranchir de cette heureuse stupidité où il est important de les retenir pour la tranquillité et l’intérêt de quelques personnes. Tels sont, Monsieur, les énormes forfaits dont je me suis rendu coupable, et pour lesquels je me vois forcé de recourir à votre généreuse miséricorde. Et néanmoins, Monsieur, comme on ne doit pas se faire plus méchant qu’on est, je dois dire, pour l’acquit de ma conscience et l’adoucissement de mes peines cuisantes, que si j’ai eu le malheur de contribuer à la propagation de tant d’horribles fléaux qui désolent l’humanité depuis le milieu du XVe siècle, j’ai au moins la consolation de voir que tous les esprits ne se sont pas portés au mal indistinctement, et que, dans ce naufrage général des vertus humaines, il est resté quelques sujets honnêtes qui, au lieu de s’associer à la corruption universelle, se sont honorablement occupés à produire et répandre quelques bons ouvrages dignes de votre suffrage, tels que la Cuisinière bourgeoise, l’Almanach des gourmands, le Parfait confiseur, et l’Art de faire le vin. J’espère qu’en considération de ces estimables productions, votre courroux s’adoucira en ma faveur, et que j’obtiendrai grâce, au nom des quatre justes qui se sont trouvés à Sodome.
Je vous demande aussi grâce pour mon camarade et mon ami Flavio Gioja, qui a eu le malheur d’inventer la boussole. Il ne se console point d’avoir produit une révolution générale dans l’univers, d’avoir été cause que tous les peuples se sont réunis pour ne plus former qu’une grande et unique famille, liée par le commerce et l’industrie. Il sent combien il a été coupable d’avoir facilité aux hommes les moyens d’éviter les naufrages, de s’exposer avec sûreté au sein des plus vastes mers, et de lier entre elles les extrémités du monde. Il reconnaît qu’il valait infiniment mieux naviguer terre-à-terre, comme les Anciens, et employer dix ans, comme Ulysse, à retourner des côtes d’Asie dans la petite île d’Ithaque. Il est persuadé que toutes ces innovations introduites depuis quelques siècles en Europe, telles que les moulins à eau, les pendules à équation, les machines à fabriquer les étoffes, etc., sont des inventions du démon et des philosophes qui ont formé le dessein de corrompre le genre humain et de le dévorer. Mon confrère Flavio Gioja reconnaît toute l’énormité de son crime, et sait combien il est indigne de vos bontés ; mais il se flatte qu’en faveur du vin de Constance, et de la malvoisie de Madère, dont vous aimez à apprécier la valeur, et dont nous sommes redevables à la navigation, il obtiendra de vous quelque indulgence.
Quant à mon autre collègue Roger Bacon, qui a fait la sottise d’inventer la poudre à canon, il ne sait trop comment s’excuser ; cependant, au moyen de la chasse qui fournit votre table de perdreaux, de cailles, de bécassines et d’alouettes de Pithiviers, il compte encore sur quelque bonté de votre part.
Veuillez, Monsieur, ne pas démentir ses espérances ; ce sont des amis qui vous écrivent ; des hommes qui vivent dans les ténèbres, et qui doivent chérir ceux qui, comme vous, Monsieur, travaillent tous les jours à les répandre et les épaissir.
J. GUTTENBERG. »
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(J. B. S. Salgues, « L’imprimerie, » in De Paris, des mœurs, de la littérature et de la philosophie, Paris : J. G. Dentu, 1813 ; illustration de John D. Batten pour le conte de Joseph Jacobs, The Master and His Pupil, 1891)