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C’était un soir de mardi gras, – j’avais faim ! – Mais hélas ! mon porte-monnaie était aussi vide que mon estomac.

Je crois même que je n’avais pas de porte-monnaie.

Comment dîner ?…

Triste problème, qui ne se résout pas avec la même facilité que le carré de l’hypoténuse, dit le Pont aux Ânes.

C’est surtout à Paris que les alouettes ne tombent pas toutes rôties dans le gosier de la pauvre humanité !

Ces petits oiseaux, délicats, mais très chers, ne se laissent prendre, sur nos boulevards, qu’au disque lumineux de la pièce de cinq francs !

Les pieds sur mes chenets, les yeux fixés sur une bûche en ruine, je me mis à songer au Périgord, mon doux pays.

Je voyais mon heureuse famille à table, taillant en pièces les perdreaux et les poulardes, dévorant les truffes noires, et buvant à ma santé des vins qui avaient mon âge.

Tandis que ma tante Hélène faisait circuler les liqueurs, mon oncle Thibaut entonnait le Dieu des bonnes gens, et Zoé, ma charmante cousine, roulait, dans ses doigts roses, des crêpes odorantes, fines et trouées comme de la dentelle.

Irrité par ce tableau d’orgies patriarcales et lointaines, je lançai un vigoureux coup de pied à la bûche et j’ouvris la fenêtre.

J’avais besoin d’air.

Juste devant moi se trouvait un restaurant ! Des oies homériques me tournaient leur dos miroitant et potelé ; de superbes homards semblaient faire des pied-de-nez avec leurs grandes pattes rouges, et des bouquets de radis roses s’épanouissaient au milieu des asperges et des crevettes !…

De gros bourgeois, à la face béate et sotte, entraient dans le temple d’un pas assuré, ou sortaient l’œil brillant, le nez pourpre, un sourire épais sur leurs grosses lèvres ; puis ils se campaient insolemment sur le trottoir, le cure-dent à la bouche, semblant dire aux passants :

« Si vous voulez voir un monsieur qui a bien mangé, regardez-moi. »

Je fermai la fenêtre avec une telle violence que je brisai trois carreaux de vitres.

En même temps, mille parfums délicieux s’exhalèrent des cuisines voisines, et j’entendis derrière la cloison un petit bruit que je reconnus bientôt pour celui d’un tourne-broche.

La place n’était plus tenable.

« Sortons ! m’écriai-je exaspéré ; Loubignac ne refusera pas une côtelette ; s’il est absent, je frapperai à la porte de Tamisard. »

Mais ce fut à la mienne qu’on frappa ; j’ouvris… et Loubignac entra, suivi de Tamisard.

« Ô mes amis, venez dans mes bras, c’est la Providence qui vous envoie !

– Ce n’est pas la Providence, répondit tristement Loubignac ; c’est la faim. Nous n’avons plus le sou ; peux-tu nous faire dîner ?

– Parfait ! parfait ! j’allais moi-même chez vous implorer la côtelette de l’amitié, une simple côtelette dans le filet. Je suis plus pauvre que Job et plus affamé qu’Ugolin. Loubignac, j’ai envie de te ronger le crâne !

– Qu’allons nous devenir ? demanda Tamisard avec anxiété.

– Nous n’avons qu’un refuge, riposta Loubignac, c’est la Brasserie du Roi de Prusse ; j’y jouis d’un petit petit crédit ; nous demanderons une choucroute pour trois.

– Messieurs, m’écriai-je, vous êtes deux niais. Quand on est pauvre, il faut de l’esprit, de l’audace ! Ici, à cette table, tout à l’heure, nous allons manger un plat de cent francs ! Ce n’est ni un faisan de Baltimore, ni un coq des Abruzzes, ni un butor d’Écosse, ni une outarde de Hongrie, ni…

– C’est peut-être un canard du Constitutionnel ? interrompit Loubignac.

– Non, messieurs, c’est un perroquet !… Nous allons manger le perroquet de ma concierge. Attendez, je suis à vous. »

Et je partis comme un éclair. Ô bonheur ! Personne dans l’escalier, personne dans la loge ; seul, Jako se promenait gravement sur son perchoir.

Je m’approchai doucement et je lui grattai la tête en l’appelant mon ami ; puis, d’une main nerveuse, je le saisis fortement par le col et je le fourrai sous mon paletot – l’oiseau était pris.

En trois bonds, je ne trouvai dans ma chambre. La porte fut fermée, barricadée. Nous sortîmes la clef de la serrure.

Je tenais toujours Jako par le cou.

Loubignac se rendit maître d’une patte, Tamisard s’empara de l’autre.

Nous cherchâmes la place du cœur ; je pris un poignard, j’enfonçai la lame, le sang jaillit !…

Le pauvre oiseau fit deux ou trois soubresauts en poussant un cri rauque ; puis son corps devint raide, sa plume se hérissa, il ouvrit le bec et ferma les yeux !

Jako était mort !…
 
 
 
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Alors, comme trois furieux, nous nous précipitâmes sur son cadavre et bientôt le parquet fut jonché de son beau plumage.

Loubignac flamba la victime ; Tamisard la vida ; je la mis sur le gril.

Au bout de quarante minutes, qui nous firent l’effet de quarante jours, nous décidâmes que Jako était cuit et nous nous mîmes à table.

La pointe de mon couteau avait à peine effleuré la carcasse du perroquet qu’une voix gutturale s’écria tout à coup :

« Bon appétit ! bon appétit !… »

Jako avait parlé !…

Jako poignardé, plumé, flambé, vidé et rôti, n’était pas mort ou, ce qui n’était pas moins extraordinaire, avait ressuscité !

Balaam, d’hébraïque mémoire, ne fut pas plus ahuri que nous quand son âne s’arrêta tout court pour lui adresser la parole.

Tamisard s’était levé et le couteau m’était tombé des mains.

« Si vous l’écoutez, dit Loubignac qui posait pour l’esprit fort, nous ne dînerons pas ce soir. La bougie va s’éteindre ; profitons de la lumière. »

Il prit le couteau et, d’un coup hardi, il trancha la tête du perroquet…

« Bon appétit ! bon appétit ! » répéta la voix mystérieuse.

À son tour, Loubignac devint pâle.

D’où pouvait sortir cette étrange voix ? Nous cherchâmes sous le lit, derrière la porte ; rien. Dans l’armoire, dans la malle, dans la cheminée ; rien ! rien ! La porte fut ouverte avec précaution ; l’escalier était désert. Nous regardâmes par la fenêtre ; rien ! rien, que les bourgeois et les oies.

Alors, Tamisard, furieux, hors de lui, saisit la tête du perroquet, arracha la langue et l’avala !…

« Bon appétit ! bon appétit ! » répéta encore la voix inexplicable et terrible. La bougie venait de s’éteindre ; nous prîmes nos chapeaux et gagnâmes la porte… sans regarder derrière nous.

Un quart d’heure après, nous étions installés à la Brasserie du Roi de Prusse.

On nous servit de la choucroute, mais depuis qu’il nous avait été souhaité d’une si singulière façon, notre appétit se trouvait étonnement apaisé.

Nous passâmes la soirée à faire mille conjectures, sans pouvoir nous expliquer la merveilleuse résurrection de Jako.

La discussion roula sur les Égyptiens et la métempsycose, sur les Merveilles du Ciel et de l’Enfer de Swedenborg, sur le Voyage dans le bleu de Tieck, la Cité du soleil de Campanella, la Chiromancie de Robert Fludd et l’Émigration des âmes de Thomas Miéllice.

Loubignac raconta la mort si étrange et inexpliquée de Mlle de Sorge ; Tamisard rappela le spectre de Brutus, la bohémienne de Bonaparte, la vision du grand Turenne, l’histoire du crapaud de Nîmes et la fameuse chambre de la rue des Noyers, qu’une main invisible remplissait de pierres sous les yeux et à la barbe de la police.

Loubignac était très exalté, et Tamisard s’interrompit plusieurs fois pour nous dire que la langue du perroquet se livrait à des bonds effrayants.

Il fut convenu qu’au sortir de la brasserie nous reviendrions chez moi, pour nous livrer à de nouvelles recherches ; mais quelqu’un ayant invité mes amis à souper, ils m’abandonnèrent lâchement et je rentrai seul.

En passant devant la loge, j’aperçus ma concierge accroupie sur son feu. Elle pleurait. J’entrai et, avec une audace qui aurait fait envie au plus grand criminel, je l’interrogeai sur le sujet de ses larmes.

« La fatalité me poursuit, dit-elle d’une voix lugubre ; en 1848, j’ai perdu ma fortune ; en 1849, M. Chaumande, mon mari, mourut de la rougeole ; l’année suivante, je vis expirer Marius (Marius était un barbet), que vous avez connu vous-même. Aujourd’hui, Jako a disparu.

– Jako ?

– Oui, Jako, qui parlait comme vous et moi ; Jako, que j’aimais tant et que j’avais trouvé dans des circonstances si extraordinaires !…

– Extraordinaires, dites-vous ? Parlez, madame Chaumande. »

Mme Chaumande ne se fit pas prier.

« C’était le jour des Morts, commença la portière. J’avais résolu de porter une couronne d’immortelles sur la tombe de feu M. Chaumande, au cimetière de Montmartre. Elle me coûta 1 franc 75 centimes. Il y avait d’un côté : À mon époux bien-aimé ; de l’autre : Regrets éternels !!! »

Ici, Mme Chaumande absorba coup sur coup deux prises de tabac ; puis elle continua :

« Je venais de m’agenouiller sur ladite tombe, quand tout à coup j’entendis des gémissements au-dessus de moi. Je levai la tête ; c’était… devinez qui ?

– M. Chaumande ?

– C’était un perroquet, un magnifique perroquet. Il vint se poser sur mon épaule sans que je l’eusse appelé, me becqueta les mains comme s’il m’eût déjà connue, et me regarda avec des yeux qui me faisaient peur, tant ils avaient une expression humaine. Je le mis sous mon châle, et depuis nous avons toujours vécu ensemble. Eh bien, faut-il que je vous le dise ? je me suis parfois figuré que cet oiseau, c’était l’âme de M. Chaumande. Aussi, je l’attends, je suis sûre qu’il reviendra. »
 
 
 
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Après ces bizarres révélations de la concierge, je montai lentement l’escalier, et ce ne fut pas sans une certaine émotion que j’introduisis la clef dans la serrure.

J’allumai ma bougie.

Ce que je vis alors, je ne l’oublierai jamais.

Jako, poignardé, plumé, flambé, vidé et rôti, Jako, qui avait eu la tête tranchée et la langue arrachée, se promenait gravement sur ma cheminée.

À ma vue, ses yeux flamboyèrent, il déploya ses ailes, ouvrit son large bec et me lança ces mots terribles :

« Bon appétit ! bon appétit !… »

Je poussai un cri et je tombai sur une chaise, aux trois quarts évanoui. Il me sembla alors qu’avec ses ailes il m’étouffait, qu’avec ses pattes il me déchirait la poitrine, qu’avec son bec il m’arrachait les yeux.

Tout à coup, on frappa à ma porte.

« Entrez, » répondis-je d’une voix faible.

C’était la voisine.

« Veuillez m’excuser, dit-elle, de venir vous déranger à pareille heure. Mon perroquet s’est évadé, et je crois bien l’avoir entendu chez vous tout à l’heure. Précisément, le voici ! Jako, arrive, arrive donc ! »

Et l’oiseau vint se poser sur le doigt que sa maîtresse lui tendait.

L’énigme se trouvait expliquée.

Ma frayeur s’était dissipée, mais l’appétit était revenu.

Je me mis à table et je dévorai Jako, le vrai Jako, sans qu’il fît la moindre observation.

Le lendemain, Loubignac et Tamisard vinrent me voir.

« Et le perroquet ? » dirent-ils en entrant.

Je leur montrai le squelette de l’oiseau.

« Dévoré ?…

– Des pieds à la tête.

– Et qu’a-t-il dit ?

– Qu’il faut laisser les enfants à leurs mères, les perroquets aux concierges, et ne pas croire aux revenants. »

Je leur racontai ensuite la fin de la tragédie.

Bien qu’elle fût très vraisemblable, mes amis n’y crurent pas.

Ils me soupçonnent d’être ventriloque et m’accusent très sérieusement de les avoir effrayés pour manger le perroquet tout seul.

Quant à Mme Chaumande, elle persiste de plus en plus dans ses idées de métempsycose.

Cette fidèle épouse attend toujours Jako, comme Pénélope attendait Ulysse.

Mais je crains bien qu’elle ne l’attende plus longtemps.
 
 

FULBERT-DUMONTEIL

 
 
 
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(in Le Monde illustré, journal hebdomadaire, septième année, n° 314, 18 avril 1863 ; illustrations de J. J. Grandville pour Scènes de la vie privée et publique des animaux)