VASSONPORTRAIT1
 
 
 

Le 23 septembre 1924, est mort à Romagnat, près Clermont, l’un des poètes les plus savants et les plus profonds de l’Auvergne. Gandilhon Gens-d’Armes lui a consacré un fraternel article dans l’Auvergnat de Paris, du 1er novembre, mais vous parleriez aujourd’hui de Michel Vasson à la plupart des Clermontois, ils vous diraient que ce nom leur est parfaitement inconnu.

Et pourtant… parmi les deux ou trois douzaines d’hommes qui ont cultivé les lettres françaises dans ce pays depuis quarante ans, bien peu possèdent sa maîtrise et lui furent comparables pour la noblesse et l’élévation de la pensée.

J’appris, tout récemment, que sa mère vivait encore ; je lui écrivis et j’ai reçu d’elle et de ses deux fils – les frères du poète – l’accueil le plus digne et le plus émouvant ; j’ai vu la maison où Michel Vasson a vécu ; j’ai visité son cabinet et sa bibliothèque. Sa mère m’a raconté sa vie, une vie sans événements, tout unie, partagée entre la famille, le travail et le rêve, enclose derrière un triple mur d’ascétisme, de fierté et de modestie. Ce penseur, ce poète, qui attira l’attention de Maurice Barrès, s’enferma dans le silence et voulut l’oubli ; mais il faudrait que l’Auvergne le connût, et c’est pour essayer de remettre son nom en sa juste place que j’écris ces pages, regrettant de n’avoir une voix plus haute et qui porte plus loin.
 
 

*

 
 

Michel Vasson est né à Romagnat, le 20 juin 1873.

Fils de propriétaires aisés, il grandit dans un milieu familial excellent. Son grand-père maternel, expert-géomètre, faisait dans le pays figure d’architecte et a bâti bon nombre de constructions importantes. Le portrait qu’on nous en a montré révèle un vieillard au front intelligent, aux yeux calmes, à la bouche souriante, au menton volontaire, entouré du collier de barbe à la mode de 1850. Son père, Antoine Vasson, fut l’un des agriculteurs et des vignerons les plus réputés de Romagnat. Deux sœurs de sa mère entrèrent en religion au Bon-Pasteur de Souvigny et à la Visitation de Clermont. La Visitaudine vous sourit encore d’un sourire charmant, sous son bonnet bergère, au fond de son cadre d’or.

Élève au Petit Séminaire de Clermont, Michel y fit de solides études gréco-latines et en sortit capable de lire Homère et Lucrèce dans le texte original.

Sa mère eût désiré qu’il se vouât au sacerdoce. Il lui répondit par une phrase évasive, en laquelle apparaissait toute la noblesse de son refus. Il se faisait une idée trop haute de ce que doit être le prêtre, pour oser se croire digne d’entrer dans les ordres. – Et dès ce premier pas dans la vie, s’affirma chez lui la prédominance de l’élément intellectuel sur la sensibilité, car s’il eût été de cœur plus brûlant, il eût compté sur la grâce d’en haut. Il mesura d’un coup d’œil la hauteur et l’étroitesse de la porte, et très doucement, d’un mot, il fit comprendre qu’il ne la franchirait point.

On l’envoya à Paris faire son droit.

Le droit ne le passionna pas. Le droit pratique est une matière vivante, que les hommes d’action prennent grand plaisir à triturer, mais qui inspire aux contemplatifs une sorte d’horreur sacrée. Le droit théorique tient plus de la mathématique que de la philosophie et n’a rien de commun avec l’esthétique. C’est une sorte d’algèbre, qui intéresse les esprits d’une certaine tournure et rebute ceux qui sont faits autrement.

Michel Vasson ne conquit point ses grades, mais il vécut trois ans dans le milieu parisien. Son esprit rebelle à la chicane s’orienta alors vers ses directions définitives, vers la spéculation philosophique et artistique.

Nous ne savons et nous ne saurons rien de sa vie parisienne. Il est peu probable qu’il ait beaucoup fréquenté les cénacles, les brasseries où les futurs athlètes littéraires s’entraînent à la lutte et font leurs premières armes. Je me le représente plutôt comme un assidu des Bibliothèques, des salles de conférences, des musées. L’art a tenu dans sa culture générale une très grande place. Une bonne moitié de ses livres est relative aux Arts. Des collections du Studio, de la revue Les Arts et les Artistes chargent les rayons de sa bibliothèque. Solitaire par goût, il a cherché lui-même sa voie. Il a lu, il a écouté, il a contemplé et surtout réfléchi. Il a été ainsi naturellement conduit à la poésie philosophique, à la forme qui donnait satisfaction à ses deux passions maîtresses : le goût de la méditation et le sens de la beauté.

Le séjour de Paris a été pour lui comme un temps d’exploration, dans un grand massif montagneux. Il a dédaigné les prairies basses ; il s’est engagé sans guide le long des sentiers vertigineux ; il a cherché les lieux, où il n’aurait plus d’autre compagnon que son ombre, où il serait seul, en face de l’infini. De ces stations en face de l’espace béant et muet, il a rapporté une telle impression, de telles hantises, qu’il a vécu désormais en lui-même, seul au milieu des hommes, mort à leurs ambitions vaines, convaincu de l’effort et de l’insignifiance de la vie.

Le seul portrait que ses parents aient gardé de lui fut pris au cours d’une visite chez des amis. Il est debout, enveloppé dans un long vêtement imperméable, rigide et sans plis. La tête, coiffée d’un chapeau de paille, est fière, intelligente et fine, éclairée par deux yeux magnifiques, deux yeux profonds de penseur ; les traits sont calmes, mais une mélancolie latente se devine sous cette paix acquise et voulue. L’homme porte en lui l’angoisse de sa pensée, comme un saint Graal invisible à tous les yeux, mais dont son cœur connaît toute l’ardeur et tout le poids.

La mort de son père rappela Michel Vasson au foyer.

Pendant dix-huit ans, il présida avec sa mère à l’administration et à la culture du domaine familial. Le stoïcien paraît s’être remis sans difficulté à sa tâche de paysan. Fils tendre et affectueux, frère aimant et estimé, il mena auprès des siens une vie douce et unie, il goûta une paix profonde, seule forme sous laquelle il ait voulu concevoir le bonheur. Ses proches vantent avec émotion l’égalité de son humeur, sa sagesse, la sûreté de son commerce, sa bienveillance pour tous, sa charité inépuisable. « Il n’avait pas un ennemi, dit sa mère, et à sa mort, on connut bien combien il était aimé ! »

Dans la grande maison familiale, il avait choisi au second étage une petite chambre claire, dont il avait fait sa retraite studieuse. Sa couchette occupait l’angle le plus sombre ; la large fenêtre s’ouvrait sur la place du bourg. Debout, il pouvait apercevoir Montrognon, ses ruines, ses pentes couvertes de vignes ; plus loin, les flèches de la cathédrale de Clermont ; les Côtes, Chanturgue, la plaine immense, à perte de vue, jusqu’à Vichy.

Un petit bureau à tiroir lui suffisait. Le poète porte en lui tout son bagage. Il n’a pas besoin, comme l’historien, de s’enfermer derrière des remparts de livres.

Deux vitrines, en noyer verni, renfermaient sa bibliothèque… Collections d’art, collections du Penseur et de la Veillée d’Auvergne, romans, poèmes, critique littéraire… Une bibliothèque embryonnaire, faite pour un homme qui avait, en toutes choses, procédé par élimination et par élagage, tout réduit au plus simple, à l’indispensable.

De temps à autre, comme pris de nostalgie, il partait en voyage, à Paris le plus souvent. Ses pas le portèrent d’autres fois vers les rivages méditerranéens, en Italie. Son dernier voyage fut pour la Hollande. Il remplissait ses yeux de visions, il se gorgeait d’impressions puis regagnait Romagnat, reprenait sa place à la grande table en face de sa mère, recommençait sa vie d’action modérée et de rêve intense.

Assez instruit pour se juger lui-même, il savait que ses oeuvres étaient de métal fin et bien ciselé, et sortant – par trois fois – de son silence et de son isolement, il se décida à publier chez Lemerre trois volumes de poésie : – Vers l’oubli (1905) – Les Festins de la Mort (1906) – Le Cri du Néant (1908), poèmes parnassiens d’une magnifique facture.

Le Penseur lui ouvrit ses colonnes.

La Veillée d’Auvergne lui demanda des poèmes, et c’est là, suivant Gandilhon, qu’il faudrait chercher le meilleur de son œuvre.

Puis 1914 arriva !

Michel Vasson avait 41 ans… Exonéré jadis du service militaire, il pouvait encore être levé. Sa constitution assez frêle le fit rejeter de nouveau ; il resta au foyer, mais son neveu de vingt ans fit toute la guerre. Parti simple soldat, le jeune homme revint en 1918 avec les épaulettes de lieutenant. Il avait été de ceux de Verdun. Il avait été blessé à l’attaque du Mont Kemmel ; il avait tout vu… Quelle vie à Romagnat, pendant ces quatre ans ! On était resté une fois vingt-sept jours sans recevoir de ses nouvelles. On le crut perdu ; on le pleura comme mort.

La guerre fit sur le poète une impression extraordinaire et inattendue sur un esprit de cette trempe. Elle paraît l’avoir complètement déconcerté. Sa poésie nous le peint comme un pessimiste désespéré, qui voit l’homme en noir, le sait capable de tous les crimes et de toutes les infamies, incapable seulement de sincérité et de vertu.

C’est lui qui a écrit ce terrible sonnet :
 
 

Ne parlez pas d’amour et de fraternité,
N’ajoutez pas à tant d’opprobres le mensonge.
La bonté n’est qu’un leurre et l’amour n’est qu’un songe.
Hommes, votre douceur n’est qu’une lâcheté !

 

La Justice, le Droit, la Paix, la Liberté ;
Vaines illusions que la crainte prolonge…
Aussi loin que mon œil infatigable plonge
Je ne vois que le mal et que l’iniquité.

 

Puisque le sang d’un Dieu n’a pu sauver le monde,
Rien ne saurait guérir ta misère profonde,
Cœur de l’homme plus dur et plus froid que l’airain.

 

Ô vieux cœur, qu’un mirage impossible fascine,
Tu ne chasseras pas ta lointaine origine.
Le sang qui te remplit est celui de Caïn.

 
 

Il ne se fait donc pas d’illusions sur la Bête humaine. Il sait que ce « gorille lubrique et féroce » peut d’un instant à l’autre passer de la folie voluptueuse à la rage aveugle. Il le devine par un effort de son cerveau puissant, mais son cœur, son faible cœur, lui fait espérer que la Bête n’osera pas… ou que, si elle ose, ce sera bien plus tard, quand il n’y sera plus, quand les siens seront à l’abri de tout péril.

Et voilà que la Bête se dresse, allonge ses griffes, découvre ses crocs formidables, s’apprête à bondir, à tout dévorer. L’accès de rage se déclare, la France entière est menacée dans sa paix, dans sa sécurité, dans sa richesse, dans son existence même : huit millions d’hommes se sont levés pour la défendre. L’agresseur en lève onze millions pour l’écraser. Trente nations prennent part au duel. La guerre s’étend à toute l’Europe, à toutes les mers ; elle vole dans les nuages ; elle rampe sous les eaux ; elle invente de nouveaux genres de mort, sournois, lents atroces. Jamais le genre humain n’a vu pareil cyclone de fureur et de crimes, pareil déluge de sang.

Michel Vasson ne put résister à cette vision formidable ; touché dans les affections les plus profondes, il fut frappé d’un transport au cerveau, guérit, mais resta languissant, secoué d’une pitié sans bornes pour ceux qui souffraient, saisissant avec joie toutes les occasions de leur témoigner sa compassion et son bon vouloir.

Il aimait à se rattacher à une dernière espérance. La guerre s’était faite cette fois si terrible que les hommes allaient enfin comprendre leur démence et les Empirs de proie une fois brisés, les mauvais génies de l’humanité abattus, la paix allait fleurir sur le monde rassasié de violences et de tueries. Cette guerre serait la dernière !… On l’assurait… sans y croire peut-être, il s’en persuadait de toutes ses forces.

Quand la paix lui ramena son neveu, presque sain et sauf, si beau dans sa tunique d’officier, il eut un moment de joie et de fierté, mais l’inguérissable égoïsme humain le replongea presque aussitôt dans la désespérance. Chaque jour amenait une désillusion nouvelle, un désenchantement plus profond.

Puis ce fut l’exode des campagnards vers la ville ; les vignes en friche faute de bras, la maison vide de serviteurs, le pays vide d’habitants, le roncier roussâtre prenant la place des pampres et des moissons, tous les symptômes de la ruine et de la mort qui s’accentuent chaque jour davantage.

Cette fois, il n’y tint plus ; son pessimisme qui n’avait été longtemps qu’une vue particulière de son esprit, gagna toute son âme ; son mutisme s’exagéra encore ; son goût de la solitude tourna au farouche et à l’inconsolable. Il restait des heures accoudé sur la longue table de cuisine, sans mot dire, les yeux perdus dans le vague…

« À quoi penses-tu ? lui disait sa vieille mère, plus inquiète de cette humeur sombre qu’elle ne voulait le laisser paraître. À quoi penses-tu ?

– Je pense, ma mère, que si ma vie m’appartenait, j’y aurais bientôt renoncé, mais je sais que ma vie ne m’appartient pas ; elle m’a été donnée par Dieu et j’attends qu’il me donne la mort. »

Elle vint un jour d’automne, après six ans d’angoisses morales, et une courte dernière maladie qui ne le tint au lit qu’une semaine. Il vit venir sa fin avec joie. La foi, qu’il n’avait jamais perdue, se réveilla plus vive dans son cœur et il s’éteignit, dans sa cinquante-deuxième année, laissant une œuvre importante, qui marquera dans l’histoire littéraire de l’Auvergne.

Cette destinée, si simple et si tragique à la fois, n’est qu’un épisode de la grande épopée humaine : la guerre éternelle de l’Intelligence et de la Sensibilité. Par la terre, il avait tout deviné et tout prévu, mais son cœur s’était refusé à croire au triomphe du mal, et quand le mal creva en tempête sur le monde, la douleur se fit si poignante et si aiguë qu’elle le tua.

Ce Parnassien ne fut rien moins qu’impassible.

Il tenait, au fond, bien plus de Pascal que des Olympiens – et c’est par là qu’il appartient réellement à l’Auvergne.
 
 

*

 
 

L’œuvre poétique de Michel Vasson tiendrait tout entière dans un volume. Il ne s’est pas prodigué. Son art fut exigeant, et précieux. On sent chez lui l’influence de Vigny, de Baudelaire, de Leconte de Lisle. Aucun des initiateurs de la poésie moderne, ni Rimbaud, ni Verlaine, ni Mallarmé ne paraît lui avoir été connu.

La forme qu’il a choisie est grave et austère, non sans une certaine monotonie, due à l’usage exclusif de l’alexandrin. Il s’est privé des ressources infinies que d’autres poètes ont trouvées dans la variété des mètres et des rythmes ; il ne paraît pas avoir soupçonné la beauté souple du vers libre ; son temple est monochrome, tout entier bâti en Volvic aux nuances sombres et aux arêtes vives.

Sa versification est en général correcte. Au prix des novateurs effrénés d’aujourd’hui, il fait l’effet d’un pur classique. Cependant, un critique rigoureux comme Banville eût trouvé beaucoup de ses rimes insuffisantes, et eût blâmé la coupe de ses vers. Il lui arrive trop souvent de terminer le sixième pied sur un e muet, licence condamnable et inharmonique. On peut noter aussi chez lui un certain abus d’épithètes.

Le reproche le plus grave que nous serions tenté de lui adresser est d’avoir marqué une prédilection trop exclusive pour le sonnet. Il en a écrit de fort beaux ; il n’en a pas écrit de mauvais, mais l’emploi presque unique de cette forte poétique finit par avoir quelque chose de fatigant. Le Songe de Pascal ne perdrait certainement rien à ne pas être divisé artificiellement en douze sonnets, qui sont d’ailleurs réduits à chevaucher les uns sur les autres.

Ce ne sont là, après tout, que des critiques de détail ; dans l’ensemble, la forme est belle et solide ; c’est bien l’habit de deuil sombre et rigide que sa muse a voulu porter.

Pour le fond, nous voyons dans l’œuvre de Michel Vasson un triptyque aux volets de dimensions inégales, mais de mérite tout à fait comparable. Le tableau principal est consacré à une longue et douloureuse détestation de la vie ; c’est un exposé poétique d’une philosophie pessimiste presque absolue. L’un des volets a pris pour sujet : Pascal, sa vie et sa doctrine. L’autre s’est inspiré directement de l’Auvergne.
 
 

*

 
 

L’œuvre philosophique et pessimiste comprend toutes les pièces imprimées dans les trois recueils : Vers l’Oubli, Les Festins de la Mort, Le Cri du Néant. Ces trois poèmes désespérés chantent la vanité de nos illusions et de nos efforts, l’horreur de la mort, la volupté de l’anéantissement.

On peut se demander d’où procède le pessimisme de Michel Vasson. Rien ne l’explique ni dans ses atavismes, ni dans son éducation, ni dans sa vie, qui ne fut pas attristée par la gêne et ne fut marquée par aucun malheur particulier.

Le pessimisme nous paraît être une maladie épidémique, une sorte de phylloxera intellectuel, qui a gagné plusieurs générations de penseurs et d’écrivains et qui a sa source incontestable dans l’affaiblissement de la pensée religieuse.

Le croyant sait que ce monde imparfait, et souvent douloureux, est un lieu d’épreuve et de passage ; il sait que l’homme construit ici-bas son destin éternel, et que toutes les énigmes de la vie se résoudront dans la lumière glorieuse de l’au-delà. Il croit, il espère, il aime. Il vit de la vie pleine et féconde.

Pour celui qui ne croit plus, le monde n’est qu’un effet sans cause, une illusion, une duperie, un chef-d’œuvre absurde et cruel, un chaos de contradictions.

La beauté de la nature : vaine illusion, puisque toute cette splendeur n’est faite que de fermentation et de pourriture.

La beauté de l’art : mensonge ; puisqu’elle n’est que le reflet d’un reflet, qu’un mirage à la seconde puissance, qu’un puéril trompe-l’œil.

La splendeur de la Science : triomphe partiel et minuscule de l’esprit humain, tout aussitôt arrêté dans sa conquête, captif sur le globe imperceptible où la vie l’a fixé.

La douceur des religions et de la morale : simple leurre, car l’homme reste aussi sauvage, après dix-neuf siècles de christianisme, qu’avant la venue du Rédempteur.

Et l’humanité roule toujours dans le bourbier sans fond de la laideur, de l’ignorance et de la brutalité.

Michel Vasson s’est défendu contre l’accusation de matérialisme. Dans une lettre émouvante, adressée à M. Augustin de Riberolles, il a cherché à prouver qu’il était en quelque manière resté chrétien : « Si la constatation de notre irrémédiable souffrance m’a poussé parfois au blasphème, si la conscience de l’inutilité de nos efforts m’a fait douter de notre liberté, si j’ai nié que le monde ait un but et souhaité le néant final comme terme d’une vie sans espérance, je n’ai jamais pour cela étouffé en moi le sentiment chrétien, et je reconnais que nous n’avons véritablement pour nous guider dans notre nuit que la lueur qui vient du Calvaire. La grande figure du Christ revient souvent dans mes poèmes et j’en ai toujours parlé, non seulement avec respect, mais encore avec émotion, en sorte que, si je ne suis plus réellement croyant par la pensée, je le reste toujours par le cœur. »

Cette noble page fait honneur au poète, mais on peut se demander s’il ne s’abusait pas lui-même quand il l’écrivait, car il est bien difficile de se dire chrétien quand on nie que le monde ait un but, quand on doute de la liberté, quand on se révolte contre la souffrance, quand on aspire au néant. Chrétien, Michel Vasson l’est redevenu plus tard ; nous croyons qu’il ne l’était plus guère quand il écrit ses trois recueils pessimistes.

Nous empruntons à cette partie de son œuvre le sonnet si caractéristique intitulé : La Mort du Soleil, qui donnera une très nette idée de l’esprit de ces poèmes désespérés :
 
 

Tu tomberas un jour dans la nuit éternelle,
Ô soleil, vieux vautour qui s’obstine à planer.
Dans combien de couchants nous t’avons vu saigner,
Oiseau lourd, entraîné par le poids de ton aile !

 

Un chasseur monstrueux te blesse chaque soir,
Mais une nuit suffit pour fermer ta blessure
Et tu reprends, chaque matin, ta route sûre.
Un jour, tu resteras figé dans ton sang noir.

 

Ô soleil, toi qui vis notre angoisse infinie,
Tu mourras, entraînant dans ta froide agonie
La Terre désormais sans force et sans chaleur.

 

Et l’oubli régnera sur ce désert immense,
Où ne montera plus aucun cri d’espérance,
Où ne montera plus aucun cri de douleur !

 
 

L’œuvre pascalienne de Michel Vasson se résume en une vingtaine de pièces, qui comptent parmi les plus travaillées, les plus profondes, et, à coup sûr, les plus sincères du poète.

Le mot fameux : homo duplex n’a jamais pu s’appliquer à personne plus justement qu’à Pascal. Il est sol y sombra, doute et foi, désespoir et espérance, pessimiste comme nul homme ne le fut, croyant avec la passion et l’exaltation d’un mystique.

Son pessimisme a peut-être fait beaucoup de mal. Nous le verrions à l’origine de cette vague de noir qui a submergé tant d’âmes.

Il est vrai qu’il en est sorti (ou a cru en sortir), mais au prix de quels combats, de quelles tortures – et de quels renoncements !

Michel Vasson a abordé Pascal en rationaliste et l’a considéré d’abord comme un génie incomplet. Il a marqué d’une touche très intelligente les lacunes du génie pascalien :
 
 

Tu savais souffrir, mais ne sus pas aimer…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tu n’as pas adoré les splendeurs de la vie
Et tu n’as pas connu la beauté de la Mort !

 
 

Plus tard, il a vu en lui un malade, et il est infiniment probable qu’il a eu raison. La sagesse vraie comporte l’équilibre des facultés. On ne sortira jamais de la formule antique : mens sana in corpore sano, et Pascal, dont le cerveau se révèle à l’autopsie si gravement atteint, n’a pas été un être normal. Que le déséquilibre en ait fait un admirable lyrique, nous y consentons ; qu’il en ait fait un philosophe, nous ne le croyons pas et Michel Vasson l’a dit en excellents termes :
 
 

Ton âme sombre dans la terrible agonie,
Où s’épuisa ton corps débile et languissant
Car, ô mystique étreint d’une passion infinie,

 

Le magnifique essor de ton rêve puissant
Vint de la fièvre de tes nerfs et de ton sang
Et leur faiblesse fut mère de ton génie.

 
 

Dans ses derniers sonnets, qui constituent un véritable poème, c’est par son côté radieux que Michel Vasson a voulu considérer Pascal. Brisé par la lutte, Pascal agonisant entrevoit enfin la vérité. Le Christ en croix lui apparaît :
 
 

Sur tout ce qui fuit et sur tout ce qui passe,
Quelque chose vivait qui ne pouvait mourir !

 

Et Pascal regardait sur le mur, vague encore,
Émergeant par degré de l’ombre qui s’enfuit,
Avec ses larges montants dont le bois dur reluit,
Le large crucifix se dresser dans l’aurore.

 

Sur les fièvres et les mensonges de la nuit,
Brouillard inconscient et vain qui s’évapore,
Il rayonnait aux feux du soleil qui le dore,
Il rayonnait et tout vivait autour de lui.

 

Ployant la tête sous la couronne d’épines,
Il laissait ruisseler ses blessures divines
Dans la lueur inquiète du nouveau jour.

 

Le Christ, les bras tendus à toutes les misères,
Érigeait au-dessus des choses éphémères
L’éternité de la douleur et de l’amour.

 
 

L’œuvre pascalienne de Michel Vasson s’achève ainsi sur un grand élan de foi – en un Christ symbolique et métaphysique, qui n’est peut-être pas tout à fait celui de l’Évangile (?), mais qui paraît bien dans le goût de Pascal et qui résume l’évolution religieuse de l’âme du poète.

Lui aussi fut un génie tourmenté, un génie d’ombre et de lumière, lui aussi chercha sa voie hors de la sagesse antique, hors de la sagesse chrétienne, et s’il a fini par y revenir, ç’a été au prix de souffrances morales terribles, que plus de confiance et d’amour lui eussent sans doute évitées.
 
 

*

 
 

On eût sans doute beaucoup étonné Michel Vasson si on lui eut dit que ses pièces Au Lac (de la Godivelle ?) et Aux Rochers et ses Voix de la Terre passeraient un jour pour le meilleur et le plus beau de son œuvre. Car, chose étrange, cet Auvergnat, qui a passé presque toute sa vie dans son village au pied de Gergovie, n’a pour ainsi dire pas parlé de l’Auvergne dans ses vers, et si l’on ne connaissait pas ses origines, il faudrait être sorcier pour les deviner d’après ses œuvres.

C’est un fait aussi fréquent que regrettable parmi les poètes de ce pays. En Latins incorrigibles, ils semblent ne s’intéresser qu’au général, qu’à l’universel, à l’intangible, à l’inconnaissable. Leur terre, si magnifique et si particulière, n’a pas l’air d’exister à leurs eux. Ils aiment mieux spéculer le vide, bombinare in vacuo, plutôt que de regarder à leurs pieds, plutôt que d’étendre la main vers les objets à leur portée. Erreur déplorable, qui entraîne un gaspillage fou d’énergies et de talents. Gandilhon Gens-d’Armes et Pourrat sont dans le vrai, mais combien peu suivent leur exemple !

Deux ou trois fois seulement, Michel Vasson s’est inspiré de son pays, et ce qu’il en a tiré suffit à attester que là vraiment reste la matière poétique par excellence, la carrière de marbres précieux qui ne manqueront jamais à l’habile carrier.

La pièce des Volcans morts serait à nos yeux le chef-d’œuvre du poète. Quelques strophes attesteront son étrange beauté :
 
 

Sur un des noirs sommets de notre vieille terre,
Parmi le sable aride et le roc dépouillé,
Il est un lac farouche, impénétrable, austère,
E qui sommeille au fond d’un antique cratère,
Comme au fond d’une coupe un breuvage oublié.

 

Sur ses bords escarpés et secs où rien ne pousse,
Aucun pâtre jamais ne hasarde ses pas ;
Seul, parfois, dans les soirs d’hiver, un oiseau las,
Près de la berge où ne verdoie aucune mousse,
Tourbillonne un instant, mais ne s’arrête pas.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Dans son cirque muet de sables et de pierres,
Où rien ne vient troubler son calme solennel,
Sous le ciel noyé d’ombre ou baigné de lumières,
Mystérieux témoin des époques premières,
Le lac semble figé dans un rêve éternel.

 
 

Voilà un tragique paysage fièrement dessiné, et d’un puissant relief. Quel dommage que le peintre n’ait pas regardé plus souvent autour de lui ! Mais la nature n’est pour lui qu’un prétexte à philosopher ; ce lac n’est qu’un symbole de l’âme lassée de souffrir, et qui dort, ensevelie sous le poids de la douleur. La pièce, commencée en fresque, sombre dans le noir absolu :
 
 

Comme ce lac de plomb qui jamais ne frissonne,
Il est des cœurs remplis d’une immense torpeur,
Qui semblent embués d’une nuit monotone,
Des cœurs toujours fermés, dont le silence étonne,
Des cœurs toujours dormants, dont le calme fait peur.

 

Quand autour d’eux tout vit, tout aime, souffre ou pleure,
Quand d’autres cœurs près d’eux frémissent éperdus,
Ils semblent échapper aux cruautés de l’heure,
Leur plaie est trop profonde et plus rien ne l’effleure,
Leur blessure est trop vieille et rien ne l’atteint plus.

 

Et nul, devant ces cœurs qu’épargnent les tempêtes,
Devant ces cœurs que tant de silence a remplis,
Ne peut savoir jamais de combien de défaites
Leurs résignations effrayantes sont faites,
Et quel enfer se cache en ces gouffres d’oubli.

 
 

C’est donc une leçon de pessimisme que le poète demande encore au lac immobile au fond de son cratère, mais ses atavismes terriens l’ont enchaîné à la terre et il en comprend – par intervalles – la grande voix apaisante et maternelle. Nulle part, il n’a mis tant de largeur et tant de sagesse que dans la pièce où il fait parler la terre d’Auvergne :
 
 

Regarde mes grands bois, regarde mes grands monts
Et mes rudes rochers de granit et de lave,
Posés devant les ouragans comme une entrave,
Regarde-les !… Ils sont tranquilles et profonds.

 

Quand le vent vient pousser ses galops furibonds
Sur vos maisons, toujours chancelantes, qu’il brave ;
Ils dressent pour te protéger leur tête grave.
Imite-les ! – Ils sont pacifiques et bons.

 

Garde une âme toujours clémente, quoique fière,
Remplis-toi de pitié, d’amour et de lumière ;
Vibre à l’appel pressant des plus lointaines voix ;

 

Et pour le noir troupeau des détresses sans nombre
Prépare, si tu peux, des abris et de l’ombre,
Comme mes monts, comme mes rocs, comme mes bois !

 
 

Cette fois, il voyait clair ! Que n’a-t-il plus souvent regardé de ce côté !

Son malheur – et le malheur de tous ceux qui pensent comme lui – fut de s’isoler et de tourner le dos à la vie. Quelle qu’elle soit, à la fois sinistre et magnifique, la vie est l’œuvre de Dieu ; en nous donnant la vie, il nous commande de vivre et il ne suffit pas pour obéir à sa loi de ne pas attenter à nos jours, il faut aimer la vie, parce qu’elle est un présent divin, il faut vivre au milieu de nos frères, parce que nous sommes hommes nous-mêmes, et que les aimer et les servir constitue la noble tâche à laquelle nous ne pouvons nous soustraire sans erreur et sans souffrance.
 
 

GEORGES DESDEVISES DU DÉZERT

 
 

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(in L’Auvergne littéraire, artistique et félibréenne, n° 18, novembre 1925)