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Dans le vin qui coulait vit danser son squelette.

 
 

C’est à minuit trente précis, au fond du dernier verre – celui, par la Madone, qu’on ne devrait jamais boire – que l’homme, immobile, vit la Bête. Elle le regardait fixement de son œil unique. Bien qu’aucune blessure ne fût apparente sur son corps, ses pattes étaient prises dans un caillot de sang. Mais son corset, d’une couleur qu’on n’eût pu définir, était sec et luisait comme un caillou.

Le premier mouvement de l’homme fut de surprise. Il n’avait jamais vu une bête pareille. Comment était-elle venue là, dans ce petit café, sur cette table, au fond de ce verre ? Quelle main l’y avait jetée ? Ne s’était-elle pas détachée plutôt du plafond, où oscillait déjà une grappe de mouches lourdes et endormies ?

Elle ne bougeait pas plus qu’une bête crevée. Mais elle ne dormait pas. Elle seule ne dormait pas… Car c’était dans son rêve que l’homme, à coup sûr, avait dû la voir, l’avait vue. Il n’était pas possible qu’il fût éveillé. Il lança ses mains au-devant de lui et leurs doigts s’agrippèrent au marbre froid de la table. Son front, brusquement projeté, s’arrêta à deux doigts du verre. Face à face. La Bête n’avait pas fait un mouvement. Son œil plongeait dans l’œil ouvert de l’homme. L’homme ne dormait donc pas. La bête n’était pas une bête de cauchemar. Elle était une bête vivante. Ou peut-être une bête morte chez qui l’œil seul aurait survécu. Car cet œil immobile et clair comme le fond d’un lac vivait pourtant, vivait de mille vies et, minuscule, de la grosseur à peine d’une tête d’épingle, il semblait qu’il eût absorbé l’homme, les tables, le comptoir, le petit café tout entier et qu’il les ruminât sans effort, sans les malaxer, chacun d’eux conservant volume, surface et couleurs propres.

« Tonnerre de Dieu ! » rugit l’homme. Il venait de saisir le verre à pleine main, comme pour le briser sur les carreaux, en l’y jetant. Mais ses doigts ne desserrèrent pas leur étreinte. Au contraire, frénétiquement, ils agitèrent, sans parvenir à la troubler, la Bête, sans même qu’elle daignât, prendre ombrage de cet ouragan soudain déchaîné, tout autour d’elle, et sans que son regard, rivé à celui de l’homme, voulût consentir à le lâcher, fût-ce un centième de seconde.

La pile des soucoupes s’était écroulée dans un bruit de tonnerre. La caissière, à son comptoir, n’arrêta pas un instant le point de sa broderie. Elle connaissait l’homme, le client. Un garçon noir ramassait les débris dans son tablier. Il vit, levant le front pour éviter de le cogner à l’angle de la table, l’homme, comme saisi à la nuque, les yeux taraudés, fixer le verre vide qu’il tenait à dix doigts. Il crut comprendre qu’il voulait encore boire et, arrachant au sol ses pieds ravagés, il se dirigea en geignant vers l’arrière-boutique.

Rien vu, rien entendu. L’homme maintenant tremblait de toute sa carcasse. De ses deux paumes, il avait fait un nid au verre-cage qu’il n’osait plus déposer sur la table. Deux larmes épaisses avaient glissé le long de son nez. Maintenant elles coulaient dans sa moustache déteinte.

Doucement, il berçait la Bête ; il s’efforçait de retrouver au fond de son cerveau pâteux des bribes de berceuse, mais quand il lui semblait qu’il m’eût plus qu’à ouvrir la bouche et à les chanter, il les sentait s’accrocher de toutes leurs forces à l’intérieur de sa tête, y planter leurs griffes, pour demeurer là, où elles nichaient depuis tant d’années, douillettement au chaud.

Une bouteille à la main, le garçon déjà se penchait au-dessus de la table.

Il vit l’homme pleurer et s’approchant de son oreille pour ne pas être entendu de la caissière, il lui dit d’une voix désabusée : « C’est pas sérieux, monsieur Léon, à cette heure-ci… il faudrait régler et rentrer…  Mais comme pour se faire pardonner son audace, précipitamment et avant que l’homme eût ouvert la bouche, remué le bras, il avait versé le fond de sa bouteille, dans le verre vide, devant lui.

Noyée la Bête ! L’homme poussa un cri tel que la caissière, cette fois, déposa son ouvrage sur le comptoir encombré. « Monsieur Léon… ça n’est pas sérieux. » Mais le sourire de ses dents en or démentait la sévérité du reproche.

L’homme ne se retourna même pas. Sa bouche s’était ouverte toute grande : trou noir. Un rire monta du fond de sa poitrine et explosa : noyée la Bête, la Bête qui l’avait tenu à sa merci, lui, l’homme, la Bête dont l’œil avait rongé le mœlleux maillot de l’ivresse, autour de lui, et risqué de le jeter nu, sans chaleur d’alcool, au froid de la rue bourrée de brouillard et de pluie… Noyée la bête ! Qu’il boive donc à sa mort. Qu’il boive encore à son triomphe, à lui, l’homme !

Sans que son coude tremblât, il leva le verre plein jusqu’au bord, et en précipita le liquide sauveur, comme un torrent, au fond de son gosier. Ah ! le chaud que ça fait au passage. Mais brusquement, comme s’il eût avalé un os, ses yeux s’étranglèrent entre leurs paupières crispées ; ses bras battirent, autour d’eux, l’air raréfié, et il dut s’accrocher au garçon endolori, pour ne pas tomber à la renverse. L’homme venait de boire la bête, et, au moment même où elle se détachait du fond du verre, attirée par le gouffre, il l’avait vue, vue bien vivante, qui plongeait un œil unique jusqu’au fond de son ventre, où déjà elle avait marqué sa place.

Et qui pleurait !
 
 

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(Noël Garnier, « Contes et récits, » in L’Humanité, journal socialiste quotidien, dix-huitième année, n° 6284, mercredi 8 juin 1921 ; illustration d’Odilon Redon)