La Presse a rendu compte, dans deux feuilletons fort étendus, d’une des plus étranges découvertes qui aient été signalées dans ce siècle si fertile en prodiges de tous genres. Il s’agit d’un nouveau mode de transmission de la pensée à distance, sans aucun intermédiaire matériel et au moyen d’un système basé sur la faculté extraordinaire, observée chez les escargots, de rester sous l’influence sympathique l’un de l’autre, lorsqu’ils ont été une fois mis en rapport ; influence qui, malgré l’espace et la distance, se traduit par des commotions qui mettent en mouvement un appareil des plus simples, imaginé par les auteurs de cette merveilleuse découverte.
Les détails publiés par la Presse, à ce sujet, sont extrêmement minutieux, mais ils sont formulés dans des termes assez peu intelligibles pour la grande majorité des lecteurs. Le mémoire de M. Allix, en effet, est tellement hérissé de néologismes et de mots scientifiques et techniques, que c’est avec la plus grande peine qu’on parvient à le suivre dans ses savants développements. Aussi, pour donner une idée du système de MM. Benoît et Biat, croyons-nous devoir nous borner à reproduire le résumé suivant. Nous n’avons pas besoin d’ajouter qu’en reproduisant ces renseignements, nous ne nous portons nullement garants de l’efficacité de ce système nouveau :
« Jusqu’à ce jour, on avait cru que la télégraphie électrique avait dit son dernier mot, mais il paraît que le fil conducteur qui sert à la transmission de la pensée entre deux individus séparés par une distance quelconque n’est qu’une superfluité. Les gouvernements français et anglais se sont trop pressés d’établir leur télégraphe sous-marin entre Calais et Douvres ; ils ont jeté en pure perte des millions dans la Manche ; deux savants, MM. Benoît (de l’Hérault) et Biat, Américain, viennent de découvrir un moyen de communication universelle et instantanée de la pensée, d’une simplicité tellement élémentaire, que, d’ici à peu de temps, le premier venu d’entre nous pourra converser avec un Chinois, un Lapon, un Indien, et échanger, dans l’espace d’une minute, ses civilités avec les cinq parties du monde.
M. Jules Allix, qui s’est fait le vulgarisateur de cette importante découverte, vient de publier un mémoire qui a mis tout Paris en émoi. Nous nous sommes rendus aussitôt, en notre qualité de curieux, à l’endroit où avait été faite une première expérience ; mais il nous a été répondu qu’une expérience nouvelle, à laquelle seraient convoqués tous les représentants de la presse, n’aurait lieu que dans quelques jours. Nous ne pouvons donc rien affirmer pour le moment, et nous nous contenterons de raconter brièvement ce qui nous été dit au sujet de la boussole pasilalinique sympathique.
Le point de départ de la découverte, c’est l’escargot. Sans escargot, la boussole n’existe plus. Les deux savants avaient remarqué que certains escargots possèdent la propriété de rester continuellement sous influence sympathique l’un de l’autre, lorsqu’après avoir été mis en rapport, par une opération particulière, on les place dans les conditions nécessaires à l’entretien de cette sympathie, et, pour tous ces résultats, ils n’ont besoin que de l’appareil portatif de leur invention, à l’aide duquel ils obtiennent instantanément, et à quelque distance que soient placés l’un de l’autre les escargots sympathiques, une commotion très sensible qu’ils ont appelée commotion escargotique.
Si, en effet, la commotion escargotique a lieu, comme l’affirment les deux savants et les personnes qui ont assisté à la première expérience, le reste va de soi-même. En fixant dans l’appareil, appelé boussole pasilalinique sympathique, des lettres de l’alphabet, la communication de la pensée doit se faire instantanément, à toutes les distances, par l’effet de la commotion des deux escargots sympathiques. Voilà le testacé bien vengé de toutes les injures qui lui ont été prodiguées jusqu’à ce jour, et Jean de La Fontaine, qui en savait plus long sur l’esprit des bêtes que tous les naturalistes, avait peut-être pressenti la découverte de MM. Benoît et Biat, lorsque, dans la lutte entre le lièvre et la tortue, il adjugeait à cette dernière le prix de la course.
On comprendra difficilement, a priori, l’infaillibilité et même la vertu du fluide escargotique ; cependant, en y réfléchissant un peu, après les phénomènes connus de l’extase et du magnétisme, on peut bien concevoir la substitution d’un fluide invisible à un fil de fer, comme moyen de transmission instantanée de la pensée. Nous ne pouvons rien affirmer, puisque nous n’avons pas encore vu fonctionner l’appareil ; mais en admettant pour un instant la réalisation de toutes les merveilles annoncées depuis quelque temps, quelles révolutions ne verrions-nous pas s’opérer dans les mœurs, les habitudes et les idées de l’homme !
Au moyen de l’escargot sympathique, la poste est supprimée. Voilà le budget des recettes allégé d’une centaine de millions. Le même individu peut jouer, le même jour, à la même minute, à la hausse à Paris et à la baisse à Ispahan. Votre escargot vous dira, chaque matin, ce qui se passe dans le monde, et vous entrerez matériellement en correspondance avec les peuplades les plus inconnues. Si vous avez un associé en Californie, vous saurez, seconde par seconde, ce qu’il trouve de pépites, de lingots et de poudre d’or. L’escargot aura aussi une influence politique immense. Nous avons une armée au pied des Alpes, le ministre fait savoir au général en chef qu’il doit pénétrer à l’instant en Italie, et l’armée française s’ébranle et gagne une bataille de la force de deux escargots sympathiques.
En vérité, on est tenté de rire quand on songe que les gouvernements se préoccupent de l’influence bonne ou mauvaise de tel système politique, et qu’ils laissent agir ouvertement ces intrépides révolutionnaires, regardés encore, pour le quart d’heure, comme les fous de la science, et qui en seront peut-être un jour les demi-dieux. Il s’agit bien de monarchie, de république et de socialisme à l’heure qu’il est ! Ne voyez-vous pas que voici deux escargots auxquels vous n’aviez pas songé et qui menacent de changer la face des choses, et de bouleverser la société de fond en comble ? Que deviennent, je vous le demande, ces lignes télégraphiques, ces bras gigantesques du ministre de l’intérieur qui aboutissent à tous les départements ? Deux escargots les renversent. Avec les deux escargots, il n’y a plus de secrets dans la politique, chacun peut être informé chaque matin, non seulement de ce qui se passe à Vienne, à Berlin et à Pétersbourg, mais de ce qui arrive par toute la terre. On a longtemps cherché le problème de la fraternité des peuples ; aujourd’hui, il est résolu, – deux escargots. »
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(in Le Citoyen Déficit, almanach des contribuables pour 1851, Paris : À la librairie démocratique ; l’illustration est extraite de l’almanach. Pour consulter l’article original de Jules Allix, voir le billet « La Boussole pasilalinique sympathique, » publié ici-même.)