ONIROLOGIE6
 

« Non, répondit Ituriel, il vous est accordé, par un privilège particulier, d’entrer tout vivant dans le lieu de délices que les vrais Musulmans doivent un jour posséder pour récompense de leur piété et de leur zèle. »

Il n’eut pas plutôt prononcé ces paroles qu’il s’abaisse sous moi, étend ses ailes immenses, et m’enlève avec une rapidité incroyable. Nous traversâmes l’atmosphère dans un clin d’œil, et nous nous trouvâmes tout à coup au milieu de plusieurs escadrons de sylphes, de gnomes, de salamandres, et d’autres esprits aériens qui gardent l’entrée de la Lune.

Porté sur le dos d’Ituriel, je passai hardiment au milieu de cette troupe éthérée. L’Ange, en planant toujours, me transporta jusqu’au centre de la planète. Poussé alors d’un mouvement de curiosité, je le priai de s’arrêter dans cet endroit du ciel. Ituriel, par complaisance, s’y tint quelque temps suspendu, pour me donner le loisir de promener mes regards sur les différents objets qui m’avaient frappé ; je ne fus pas médiocrement étonné, lorsque je vins à considérer la lune de près. L’ayant toujours vue brillante, je l’avais prise, comme le reste des hommes, pour un astre véritable ; mais, la trouvant sombre et obscure, je reconnus que ce n’était qu’un corps opaque, et que la lumière qu’on lui attribue n’est qu’une réflexion de celle que le soleil renvoie aux habitants de la Terre. Je baissai ensuite les yeux, et ma surprise ne fut pas moins grande, en voyant la terre briller elle-même. Je conclus dès lors que la terre était une planète, de même que la lune, et qu’il y avait entre ces deux grosses masses une réciprocation de lumière qu’elles empruntent au soleil, qu’elles se renvoient l’une à l’autre ; de sorte que la terre me parut un astre à l’égard de la lune, comme la lune en paraît un à l’égard de la terre.

Ituriel ayant abaissé son vol, je découvris avec étonnement dans la lune, des montagnes, des forêts, des mers, des lacs et des rivières, et je m’aperçus que les taches qui forment sur cette planète une espèce de visage ne sont que des cavités entre les montagnes, qui, ne pouvant réfléchir les rayons du soleil, ne nous renvoient que des ombres, au lieu de clarté.

Ma curiosité augmentant toujours, je priai Ituriel de descendre ; il se rendit à ma prière, et nous nous reposâmes sur la pointe de ces montagnes que nous avions vues de loin. Là, j’achevai de me convaincre que la lune était habitée, aussi bien que la terre. En effet, je vis des campagnes très belles et très bien cultivées ; les unes émaillées de fleurs, les autres revêtues de tapis de verdure, d’autres couvertes de moissons dorées ; j’y remarquai des troupeaux de toute espèce, qui bondissaient dans de grands pâturages, et je vis des hommes qui gémissaient sous le poids de leur fardeau.

Quelque temps après, Ituriel reprit son vol, et me transporta d’espace en espace, sur la surface de la lune. Sans sortir du cercle de cette planète, je passai par-dessus plusieurs contrées, et je vis, dans quelques endroits, des amas de cabanes, et dans d’autres d’assez grandes villes dont les bâtiments me parurent d’une construction régulière. De grands édifices qu’il me fut aisé de reconnaître pour des temples, s’élevaient au milieu des maisons ; l’affluence de ceux que j’y voyais aborder avec ferveur et recueillement, me persuada que les peuples de la lune connaissent la Divinité, et qu’ils lui rendent de justes hommages.

Quoique je ne pusse les considérer que du haut des airs, j’eus cependant lieu de juger, au bon ordre qui régnait parmi eux, à la juste distribution de leurs travaux, et à leur industrie qui se manifestait dans la culture de leurs terres, et dans plusieurs autres ouvrages non moins nécessaires, – j’eus lieu de juger, dis-je, qu’ils connaissaient les métiers les plus utiles à la société, et qu’ils observaient entre eux une certaine police.

Les conséquences que je tirai de mes observations, me portaient naturellement à penser que ces peuples, étant partagés de raison et d’intelligence, sont des hommes aussi bien que nous, et qu’on ne peut, sans injustice, leur refuser cette qualité. Ainsi le spectacle de la lune habitée, en me convainquant que les autres planètes l’étaient aussi, me donna une nouvelle idée de la puissance du Créateur, et me persuada qu’elle s’étendait dans des mondes inconnus, bien au-delà des limites de nos faibles connaissances.
 
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De la Lune, Ituriel me transporta sur le globe de Vénus. L’air doux et voluptueux que je commençai à respirer en y entrant, me rappela le tempérament de la Divinité dont cette planète porte le nom, et m’annonça le caractère de ceux qui l’habitent. Je fus charmé d’abord de la beauté de ses campagnes, qui retracent aux yeux les riantes images d’un printemps perpétuel. L’immortel émail des prairies, le vif azur des fleurs dont elles sont en tout temps décorées, le cristal des ruisseaux argentés qui coulent, en serpentant, au travers des lis et des violettes, l’or des moissons dont les champs sont couverts, et le brillant coloris des raisins qui ornent partout les hautes collines, me présentaient de toutes parts les tableaux les plus variés et les plus agréables.

Outre les riches trésors que ces belles campagnes renferment dans leur sein, elles ont encore l’avantage d’être couronnées de vastes forêts dont les allées ténébreuses et tranquilles peuvent passer pour autant de solitudes charmantes. On y trouve partout, sous les épais feuillages, des réduits enchantés, propres aux amoureux entretiens. Les bergers qui les habitent paraissent galants et ne respirent que l’amour ; la plupart d’entre eux, couronnés de myrrhe, soupirent continuellement aux pieds de leurs bergères, qui sont parées avec autant de goût que d’élégance. Les cheveux de ces nymphes champêtres, rassemblés dans des cercles d’or, flottent légèrement sur leurs épaules ; leurs bras sont chargés de bracelets et serrés de plusieurs nœuds de rubans ; des guirlandes de fleurs forment leurs ceintures, et se croisent artistement sur leur sein. Quoique d’une beauté ravissante, elles ne sont point cruelles à leurs amants. Aussi n’entend-on jamais les échos répéter les plaintes douloureuses des bergers maltraités ; les airs au contraire retentissent sans cesse des doux accents de leurs voix et des sons flatteurs de leurs musettes et de leurs chalumeaux.

Les uns, sur les bords fleuris d’une claire fontaine, fomentent, par de douce rêveries, le beau feu qu’ils ressentent, les autres, couchés mollement sur des lits de verdure, épanchent leur âme et leur cœur dans les bras des beautés qu’ils adorent. On ne voit, sur les écorces des arbres, que des chiffres entrelacés, que des lacs d’amour, que des représentations de cœurs enflammés. Les oiseaux mêmes prennent part à cet amour qui se fait sentir dans toutes les parties de la planète. Ceux-ci, dans leurs transports naturels, s’agacent, se poursuivent tour à tour, et se becquettent en battant des ailes ; ceux-là, cachés sous la feuillée, expriment par leurs ramages la tendre ardeur qui les anime.

Ces merveilles attiraient mon attention, aussi bien que le grand nombre d’habitants que je voyais répandus dans les campagnes. J’y remarquai aussi quantité de hameaux peu distants les uns des autres, dont les maisons bien bâties me répondaient de la propreté du dedans par celle du dehors. J’admirais avec plaisir les heureux effets de l’amour, dans l’air content et satisfait des femmes, dans leur tendresse pour leurs maris, et dans la complaisance des maris pour leurs femmes ; je remarquais combien, de cette liaison des cœurs, il résulte de biens et d’avantages pour la société.

Jetant les yeux d’un autre côté, j’apercevais de magnifiques châteaux, qui, placés dans les campagnes, de distance en distance, en faisaient comme l’ornement. L’apparence de grandeur de ces belles demeures, leur étendue et leurs embellissements, les dessins variés des parterres, l’élégante culture des jardins, l’agrément des bosquets et des belvédères, et la beauté des perspectives me donnaient une idée avantageuse de l’opulence et du bon goût de leurs propriétaires.

Ituriel poussa son vol plus loin, et nous arrivâmes sur une cité immense qui me parut comme la capitale de la planète et le rendez-vous de toutes les nations. J’appris, dans la suite, que son nom était Cythéropolis. Mon céleste conducteur m’en fit faire le circuit, en me portant toujours sur ses ailes. Cette déférence pour moi me mit à portée de connaître la situation de son assiette, le plan de sa construction, et même d’en observer quelques particularités.

Cette ville bâtie, sur plusieurs collines, se représente de loin comme un amas de plusieurs villes ensemble ; elle est entourée de fossés profonds et de larges remparts, et ornée de superbes portes. Sa vaste enceinte contient un peuple nombreux ; des bâtiments somptueux et d’une construction régulière y bordent, à droite et à gauche, des rues larges et bien percées. Les quartiers sont distingués par des places embellies d’obélisques, de pyramides et de statues équestres érigées à la gloire des Héros de la Nation. Elle est comme partagée en deux parties, par un fleuve large et rapide, qui, coulant dans un canal spacieux, y apporte toutes les choses nécessaires à la vie. Les aqueducs, les ponts à plusieurs rangs d’arcades, les quais, les parapets, les promenades publiques ne laissent rien à désirer pour la commodité des citoyens et pour l’ornement de la ville.

Je fus longtemps spectateur des mouvements tumultueux des Cythéropolitains ; j’admirais leur empressement à marcher dans les rues, et les devoirs d’une civilité affectée, qu’ils se rendaient les uns aux autres. J’observais l’air gai et satisfait des uns, l’inquiétude et l’agitation des autres. Je remarquais la différence de leur goût dans la variété de leurs vêtements ; je trouvais les uns raisonnables, les autres bizarres et ridicules.

Le faste et la vanité me parurent portés à leur comble dans cette grande cité. Je voyais effectivement plusieurs de ses habitants dans des chars dorés, dont les ressorts pliants les portaient avec mollesse sur le pavé des rues ; des courriers, richement enharnachés, traînaient ces chars avec une vitesse surprenante, et perçaient impunément la foule d’une infinité de citoyens que le défaut de fortune contraignait d’aller à pied. À regarder ces derniers, par comparaison, avec les gens à équipages, on les eût pris pour de vils animaux, destinés à ramper dans la fange, comme de misérables insectes ; tandis que les autres, éblouis de l’éclat de leurs richesses, se regardaient avec complaisance, et ne montraient pas moins de fierté que des vainqueurs qui marchent, chargés des dépouilles de leurs ennemis terrassés.

En avançant toujours, je découvris au centre de la ville un temple vaste et magnifique. On y arrivait par de longues avenues, presque toujours remplies de personnes de tout sexe et de tout âge. Alors, la curiosité m’emporta ; je priai Ituriel de descendre, et de me permettre de me mêler parmi les habitants. Il y consentit, et, pour me déguiser aux yeux de ces peuples, il me couvrit d’un nuage. Pour lui, étant invisible par sa nature, il n’eut pas besoin de prendre la même précaution. Je m’arrêtai longtemps à considérer le vaste contour de ce temple. Il est construit de façon qu’il répond à huit parties du ciel différentes. Il a quatre faces, et chacune de ses faces est accompagnée de deux tours plus élevées que les pyramides d’Égypte. Les frontons et les chapiteaux sont décorés de figures en relief et de divers ornements d’architecture ; le faîte, couvert de lames d’or, est entouré de terrasses et de plates-formes d’une étendue prodigieuse ; un dôme tout éclatant d’or et d’azur s’élève au milieu, et semble se perdre dans les nues. J’en traversai le vestibule, et j’arrivai au corps de l’édifice ; je ne dirai pas ce qui m’y causa le plus d’étonnement, ou son immensité que ma vue ne pouvoir embrasser, ou les divers objets qui frappaient mes regards. Plusieurs rangs de colonnes de jaspe, qui forment de superbes portiques, en soutiennent les voûtes ornées des plus riches peintures ; les parquets, en compartiments, sont composés de carreaux de nacre et d’agate. Les murs sont couverts de tapisseries d’un travail exquis, dont les unes représentent des cérémonies augustes, comme des sacres et des couronnements, des célébrations de mariages et des sacrifices aux Dieux, et les autres, des assemblées solennelles, des jeux, des fêtes et des spectacles. On voit suspendu de tous côtés un nombre infini de lampes d’or et de lustres partagés en plusieurs branches. Cent couches magnifiques, qui tiennent lieu d’autels, sont placées en différents endroits du temple.

Je parcourus des yeux toutes les raretés de ce temple ; mais ce qui fixa plus particulièrement mon attention, ce furent de statues d’un marbre aussi blanc que la neige, qui rappellent les sujets les plus frappants de la fable de ces peuples (car ils ont la leur, comme nous avons la nôtre.) Je crus reconnaître dans divers groupes un autre Jupiter et ses différentes métamorphoses ; dans l’un, il paraissait figuré en taureau, enlevant une nouvelle Europe ; on le voyait dans un autre, sous le plumage d’un cygne, caresser une seconde Léda. Celui-ci l’offrait sous la forme d’un aigle, enlevant un jeune homme, tel qu’on nous peint Ganimède ; dans celui-là, il semblait surprendre Calypso, et abuser de sa faiblesse ; on y voyait une Diane chasseresse, l’arc et les flèches à la main ; un Mercure portant un caducée, avec des ailes aux pieds et à la tête, de petits amours bandant leur arc, et lançant des traits.

Ce temple est distribué en plusieurs enceintes ; la première est environnée de longues galeries destinées aux logements des prêtresses ; dans un autre, est le quartier de ceux qui sont chargés d’entretenir la propreté dans les ornements, de distribuer les diverses fonctions entre les ministres, de régler l’ordre des cérémonies, et de préparer tout ce qui est nécessaire pour les sacrifices.

Je visitai toutes les parties du temple, à l’exception du sanctuaire, où il n’est permis qu’aux prêtres de pénétrer ; il est situé directement sous ce dôme superbe, qui se fait remarquer de si loin par son éclat et par son élévation.

C’est là que réside la majesté des deux Divinités qu’on y adore, dont l’une est Vénus, et l’autre Cupidon ; c’est de là qu’ils rendent leurs oracles, et qu’ils reçoivent l’hommage des peuples.

On y aperçoit au travers d’une gaze extrêmement déliée, leurs statues d’or massifs, sous un dais enrichi de rubis et d’émeraudes ; des myrtes entrelacés de guirlandes de fleurs couronnent leurs têtes. Vénus est représentée, ayant à ses côtés les Grâces, ses compagnes ordinaires ; Cupidon paraît le carquois sur le dos, et des dards à la main, environné de petits amours complices de ses tendres larcins et de ses aimables surprises. Les jeux, les ris, et les plaisirs folâtres occupent le fond du sanctuaire.

J’étais comme extasié à la vue de tous ces riants objets, lorsque j’entendis les portes du temple s’ouvrir avec un fracas surprenant. Aussitôt une foule de jeunes hommes entra précipitamment. Les prêtresses en grand nombre sortirent de leurs tribunes, et les cérémonies commencèrent.

Deux personnes de sexe différent s’avancent d’abord à la face du Dieu et de la Déesse, et se préparent à leur faire un sacrifice. Je fus étonné de ne voir ni couteau, ni bandelettes sacrées, ni bois, ni autel, mais seulement une couche revêtue d’un riche tapis de pourpre. La prêtresse s’étendit dessus, et servit elle-même d’autel et de victime ; celui qui s’était présenté pour être immolé fit l’office de sacrificateur. La victime ne mourut point du coup qu’elle reçut ; elle sembla seulement expirer, pour revivre un instant après, et j’admirai qu’elle tira de cette épreuve un nouveau rayon de beauté et d’agrément. Ce premier sacrifice ne fut que le prélude de cent autres qui lui succédèrent.

Charmé d’avoir assisté à ces amoureuses cérémonies, je passai dans un bois sacré, voisin du temple. Là, je fus à portée de reconnaître combien les peuples de Vénus sont dévots à son culte. De quelque côté que je tournasse les yeux, je voyais des personnes de tout sexe et de tout âge lui rendre hommage avec une ferveur extraordinaire ; il n’y avait point de réduit, point de grotte, point de cabinet de verdure qui ne servît de temple et d’asile aux moments de leur dévotion. L’Amour présidait partout, et réglait les tendres sentiments de ses adorateurs.
 
 
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Sorti de ce bocage, je m’avançai dans la ville ; je découvris un jardin vaste et fréquenté, que je reconnus d’abord pour le rendez-vous des citoyens, et le lieu de leurs amusements. Au milieu du concours tumultueux des personnes qu’on appelle le beau monde, je distinguai sans peine les prêtresses du temple de Vénus ; je vis parmi elles de jeunes professes et des nymphes charmantes, qui ne devaient pas moins leurs attraits à la nature qu’à l’élégance de leurs ajustements. La beauté, les grâces, la joie brillaient également sur les visages des filles et des femmes que je voyais rassemblées ; leur parure, aussi galante que magnifique, leur démarche efféminée et languissante, l’art de composer leurs dehors, me firent aisément juger qu’elles étaient attachées au service de l’amour et de sa mère. Leurs regards cherchaient continuellement ceux des hommes ; elles ne cessaient de les agacer par des propos libres et folâtres. Les hommes, aussi coquets, s’efforçaient de répondre à leurs tendres attaques. Ils ne mettaient ni moins d’afféterie dans leurs manières, ni moins de vivacité dans leurs yeux, ni moins de liberté et d’enjouement dans leurs discours. Il me parut qu’ils étaient tous animés des mêmes passions, et liés ensemble par un commerce réciproque de galanterie.

Après avoir épuisé mes attentions sur une infinité d’objets enchanteurs, je me rendis dans un vaste édifice consacré à la culture des Arts et des Sciences, j’y trouvai rassemblé un nombre considérable de savants, qui formaient par leurs différentes société autant d’Académies littéraires. Je prenais plaisir à les entendre s’entretenir de leurs connaissances, de leurs découvertes, et des productions de leur génie ; les uns, consommés dans l’éloquence, débitaient des discours où la justesse de l’esprit et la solidité du jugement étaient jointes au tour ingénieux de la pensée et à l’élégance de l’expression. Les autres, fameux littérateurs, lisaient des dissertations savantes, qui tendaient à déterminer le sens douteux de quelques endroits des anciens auteurs, et à découvrir des points d’érudition, qui étaient échappés à la pénétration des écrivains modernes. D’autres, versés dans la physique, expliquaient les lois du mouvement, fondées sur une vertu attractive qui abaisse, ou élève les corps, selon leurs divers degrés de légèreté, ou de pesanteur. Ils traitaient de la divisibilité de la matière à l’infini, et des propriétés de l’air, qui, paraissant divisible et liquide par lui-même, ne laisse pas, quand il est pressé et concentré, de fendre et de mettre en pièces les corps les plus solides. Ils rendaient raison du flux et du reflux de leur mer, occasionné par le corps de la planète de Mars, qui, pressant dans son cours les colonnes d’air, qui sont entre elle et Vénus, fait refluer les flots, lesquels reprennent leur situation ordinaire, à mesure que Mars, en s’éloignant, laisse à l’air la liberté de s’étendre.

Les mêmes savants développaient aussi les causes des éclairs et du tonnerre, formés par les exhalaisons sulfureuses, nitreuses et bitumineuses, et par d’autres matières combustibles, qui, sortant du sein de Vénus, se concentrent dans la moyenne région de l’air, et y forment une masse solide. Ils enseignaient comment cette masse, étant enflammée par les rayons du soleil, se met en mouvement par sa propre activité, et de quelle manière, comprimant l’air sur son passage, elle le divise en plusieurs colonnes qui, se renversant les unes sur les autres, causent le fracas que nous entendons. Ils expliquaient en même temps la végétation des plantes, dont la cause est une certaine sève, ou humeur visqueuse, qui, nourrie et entretenue par l’humidité de la terre, filtre dans tous les pores d’un arbre ou d’une plante, depuis sa racine jusqu’à l’extrémité de ses branches, contribue dans la plante à son accroissement et à sa conservation, et devient dans l’arbre le germe des fruits qu’il porte. Ils prouvaient que les animaux, les minéraux, les métaux portent en eux les semences qui leur sont nécessaires pour se reproduire et se multiplier ; ils s’appliquaient surtout à démontrer que les métaux, quoique moins susceptibles d’action et de mouvement que les autres corps, à cause de leur solidité, ne laissaient pas que d’avoir le principe et le germe de leurs productions dans certaines matrices, propres par la fermentation, à les faire croître et végéter.

Celui-ci, célèbre astronome, prédisait les vents, les pluies, les orages, les éclipses de soleil et de lune, l’ordre et la distribution des saisons, les phénomènes extraordinaires, tels que sont les comètes, dont le vulgaire regarde l’apparition comme le présage de quelque grand désastre. Il faisait voir que ces mêmes phénomènes ne sont que des exhalaisons des étoiles fixes ; ce qu’il soutenait contre le sentiment de plusieurs savants qui prétendent qu’une comète est elle-même une étoile détachée de son ciel, et sortie de son tourbillon. Il prouvait que ce sentiment est d’autant plus insoutenable, que s’il était fondé sur la réalité, le monde serait exposé à un danger évident de périr. « En effet, ajoutait-il, en soutenant qu’une comète est une étoile fixe, il faut nécessairement lui en supposer la grandeur et l’étendue, et convenir en même temps, que s’il était possible qu’elle dût se détacher de son ciel, alors entraînée par son propre poids, elle aurait bientôt parcouru l’espace immense qui est entre elle et les planètes, et par sa chute écraserait l’Univers, bouleversement qui serait directement contre les desseins du Créateur, dont la volonté, en attachant au firmament ces corps lumineux, a été qu’ils ne s’en écartassent jamais. »

Il rendait aussi un compte exact de l’état du ciel, et marquait en combien de temps tous les corps célestes font leur révolution ; il réfutait le système de ceux qui ont prétendu que le soleil tourne autour de Vénus, soutenant que cet astre est placé au centre de l’univers, et n’a point d’autre mouvement que celui des cieux, qui l’entraîne d’orient en occident ; il ajoutait que, comme le volume de Vénus est infiniment moindre que celui du soleil, il lui convenait de tourner, et non pas au soleil, qui, étant un corps immense, a besoin d’un temps beaucoup plus considérable pour faire sa révolution. Les autres raisons dont il appuyait son sentiment, étaient que la planète de Vénus ne répondait pas toujours aux mêmes étoiles fixes, mais tantôt à une constellation, tantôt à une autre, d’où il en concluait qu’elle change de place, et qu’elle tourne nécessairement.

Il expliquait ensuite de quelle manière les planètes figurent ensemble leurs aspects apparents et réels, et les distances qu’elles gardent entre elles. Il traitait aussi des tourbillons qui les entraînent, et dont elles sont comme le centre  enfin, il démontrait que tous ces grands corps, les planètes, les étoiles, les deux mêmes sont emportés par la matière céleste, comme par un torrent rapide. Celui-là, livré à l’étude de la géométrie, montrait comment, le compas à la main, on pouvoir mesurer tout l’Univers. Il tirait toutes sortes de lignes et de figures ; il enseignait l’art de lever des plans sur la surface de Vénus, et la manière de construire les ouvrages nécessaires pour attaquer les villes et pour les défendre ; il apprenait à connaître les propriétés de l’aiguille aimantée, à prendre les hauteurs en mer, et à faire une estime exacte ; il indiquait jusqu’aux moindres écueils, et donnait des moyens sûrs pour les éviter.

Un autre, exercé dans la géographie, faisait une description détaillée de sa planète, qu’il divisait en différentes parties ; il marquait les mers, les golfes, les détroits, la source des fleuves, leur cours et leurs embouchures. Il désignait la situation des villes, des royaumes, des empires ; il distinguait leurs différents climats ; il faisait voir à quelle partie du ciel répondait chaque partie du pays qu’il entreprenait de décrire ; il faisait connaître la position des lieux et la distance des uns aux autres, et donnait des règles sûres pour les trouver d’abord sur le globe, ou sur les cartes.

Je m’intéressais du fond du cœur à ces observations académiques, si propres à piquer la curiosité naturelle de l’homme ; elles avaient pour moi tant d’attraits qu’elles m’attachaient sans que je m’en aperçusse ; de sorte que je ne songeai à me retirer que quand l’assemblée se fut retirée.

Je passai de là dans des salles, où je vis des monuments immortels de l’habileté des plus grands maîtres dans l’art de la peinture. J’y remarquai des portraits qui semblaient moins des copies que des originaux : rien ne manquait à leurs traits, ni l’air animé, ni la vivacité dans les yeux, ni le naturel du coloris, ni les grâces des attitudes ; les couleurs en paraissaient mariées avec art, les ombres bien ménagées, les draperies admirables. Je n’entrerai point dans le détail des beautés de plusieurs tableaux qui partaient uniquement de l’idée de leurs auteurs ; on les eût plutôt pris pour les productions de la nature que pour les efforts de l’art.

Tant de choses admirables me firent regarder ces Académies comme autant d’écoles de bon goût, d’où sortent des ouvrages qui sont l’honneur et l’utilité de cette nation. D’un autre côté, considérant que les peuples de Vénus, malgré le culte qu’ils, tendent à leur Déesse avec tant de ferveur et d’empressement, s’adonnent néanmoins à la culture des Arts et des Sciences, j’eus lieu de me convaincre que l’amour, loin de nuire à la gloire d’un État, y contribue au contraire, en faisant régner entre les peuples, la politesse, le bon goût, l’élégance des manières, la pureté du langage, la concorde et la bonne intelligence ; qu’étant l’âme de la nature, il donne à toutes choses le mouvement et l’activité ; qu’il est la source de l’ornement des villes, aussi bien que des talents et du mérite des citoyens, et qu’il n’appartient qu’à lui seul de concilier l’utile avec l’agréable.
 
 
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Après avoir quitté la planète de Vénus, nous nous élevâmes, Ituriel et moi, vers celle de Mars, comme la plus voisine. Le passage de l’une à l’autre ne fut pour nous que de quelques instants. Je découvris aussitôt de vastes campagnes, mais bien différentes de celles dont je venais de m’éloigner. Les premières ne m’avaient présenté que des fleurs, des tapis de verdure, des moissons jaunissantes, d’agréables hameaux ; celles où j’entrais ne m’offraient que des incendies, des ravages, des ruines, des images sanglantes ; je ne voyais plus, dans ceux qui les habitent, ces bergers et ces bergères couronnés de fleurs, et toujours occupés du soin de leurs tendres amours, mais des hommes sanguinaires, animés de l’esprit cruel du Dieu dont leur planète porte le nom. Au lieu du son des chalumeaux et des musettes, je n’entendais que le fracas d’une infinité de machines de guerre qui étaient sans cesse en mouvement ; au lieu de ces édifices galants et de ces délicieuses retraites dont les campagnes de Vénus sont ornées, celles-ci ne me parurent hérissées que de redoutes, d’arsenaux, de citadelles, de châteaux et de places fortes.

À peine avions-nous parcouru un espace de cinq cents lieues, que nous aperçûmes les tentes de deux armées ennemies, qui différaient infiniment par le nombre et par la qualité des combattants. L’une n’était composée que d’un petit corps de troupe, mais elle avoir à sa tête un chef vigilant et intrépide ; son camp, assis sur une éminence, n’avait rien de fastueux ; on ne voyait briller dans ses tentes, ni l’or, ni la richesse ; ses soldats, ennemis du luxe, n’étaient chargés que de fer et d’acier : l’audace, l’intrépidité, l’ardeur pour le combat semblaient peintes sur leurs visages.

Il n’en était pas de même de leurs adversaires, dont l’armée, qui couvrait plusieurs campagnes, faisait voir qu’ils ne mettaient leur confiance et leur appui que dans la multitude. L’éclat de l’or et de la pourpre, les casques et les cuirasses dorées dont ils étaient chargés, la magnificence et la commodité de leur tentes, les riches harnais de leurs chevaux manifestaient en eux des peuples efféminés, plus jaloux d’une vaine pompe que d’une gloire solide. On distinguait, au milieu de ces guerriers, un roi superbe et puissant, assis sous un dais relevé en broderie, et surchargé de diamants ; le char où il était porté semblait une masse d’or roulant avec majesté. Ce prince était environné de plusieurs corps de troupes très lestes, qui composaient sa garde. Les cavaliers et les chevaux étaient remarquables par la somptuosité de leurs équipages et de leurs parures. On voyait ensuite une longue file de chars brillants qui portaient un nombre presque infini de princesses et de dames de leur suite ; de sorte que le prince semblait traîner toute sa cour après lui. Sa tente, distribuée en plusieurs appartements, et couverte d’une étoffe de brocard, avait plutôt l’air d’un palais somptueux que du logement d’un général ; celle de chaque courtisan était vaste et parée à proportion.

À peine quelques moments s’étaient-ils écoulés, que je vis les deux armées sortir de leur camp en ordre de bataille ; les combattants se menacèrent quelque temps des yeux et du geste. Le signal ensuite s’étant donné par le son de la trompette, ils en vinrent aux prises. Les premiers, enhardis par l’exemple de leur chef magnanime, fondent sur leurs adversaires, comme des loups sur de faibles troupeaux ; ils les ébranlent malgré leur grand nombre, et percent leurs bataillons. Des ruisseaux de sang coulent aussitôt et rougissent le champ de bataille. On ne voit plus régner que le carnage, l’horreur, la confusion ; l’on n’entend que les cris confus des blessés et des mourants. En peu de temps, cette multitude innombrable d’hommes se trouve dispersée à la vue d’une petite troupe ; ce roi, si fier de l’appareil de sa vaine grandeur, s’enfuit honteusement, sans suite et sans escorte. Ces tentes magnifiques, ces armures éclatantes, ces amas de richesses, les princesses mêmes avec les dames qui les suivaient deviennent en un moment la proie du vainqueur.

Le prince qui commandait les troupes victorieuses, voulant profiter de la consternation de ses ennemis, marche à grands pas vers une ville voisine, la clef et le boulevard des États de son adversaire.

D’épaisses murailles flanquées de hautes tours et de bastions inébranlables, un fleuve immense qui défendait la ville par la profonde barrière de ses eaux, une garnison nombreuse déjà en armes sur les remparts, et prête à faire pleuvoir sur leurs ennemis un déluge de traits et de matières enflammées et destructives, enfin mille instruments de guerre vomissant de leur sein le fer, la flamme et la mort même : ces obstacles de cet appareil menaçant ne sont pas capables de ralentir le courage de ces guerriers accoutumés à vaincre.

Les préparatifs du siège furent faits en peu de jours. Les tours roulantes, les béliers, les catapultes, les mantelets sont d’abord dressés, et menacent déjà les remparts. Les assiégés font des efforts extraordinaires pour défendre leur ville ; plusieurs combats se donnent entre eux et les assiégeants ; mais le courage, l’adresse et l’activité l’emportent enfin. Les murailles, s’écroulent sous les coups redoublés du bélier et, présentant une large ouverture, laissent un passage libre aux bataillons ennemis. Aussitôt, le trouble et la désolation règnent dans les villes ; des tourbillons de flammes, des torrents de fumée s’élèvent du milieu des rues, et s’étendent sur toutes les maisons. Les citoyens sont livrés en proie à la fureur de leurs adversaires. Les uns cherchent leur salut dans la fuite ; les autres, percés de coups, tombent noyés dans leur sang et perdent la lumière du jour. Les femmes consternées poussent des cris lamentables ; celles-ci, éperdues, se meurtrissent le sein par des coups réitérés ; celles-là s’arrachent les cheveux et déchirent leurs vêtements ; d’autres enfin, immobiles par l’excès de leur douleur, n’attendent plus que la mort ou la captivité.

Ituriel, aussi attristé que moi de ces effrayants spectacles, continue son vol, et, l’ayant dirigé vers la partie occidentale de la planète, nous nous trouvâmes sur la ville capitale des États du prince victorieux. La renommée, aussi prompte que nous, avait déjà répandu parmi ses peuples la nouvelle de ses rapides conquêtes. Nous trouvâmes, en y arrivant, un grand nombre de citoyens à la porte d’un certain édifice où l’on distribuait des relations de la victoire remportée et de la prise de la ville ennemie. Les plus instruits faisaient remarquer aux autres les circonstances de ces grands événements. Ils exaltaient l’expérience du prince, sa bravoure et sa vigilance, aussi bien que l’intrépidité et l’ardeur infatigable de ses troupes ; la joie et la plus vive satisfaction se faisaient lire dans les yeux et sur les visages. Les uns, courant de rue en rue, arrêtaient les passants pour leur faire part de ces heureux succès ; d’autres les débitaient dans les maisons, aux spectacles et dans les promenades. Enfin, les grands comme les petits participaient au bonheur public.

Ce ne fut bientôt plus qu’une illumination générale dans toute la ville ; la nuit fut partout aussi éclairée que le jour même. Dès le lendemain, des arcs de triomphe furent dressés dans tous les quartiers ; des édifices à plusieurs colonnes furent érigés dans les places publiques. Chaque face de ces mêmes édifices était ornée de figures qui représentaient les divers attributs de la victoire : l’abondance, l’activité, la force et la prudence ; quelques-uns paraissaient chargés de faisceaux d’armes ; la victoire y était elle-même représentée en relief, la tête couronnée de lauriers. Les fronts des colonnes étaient enveloppés d’inscriptions, et de devises à l’honneur du prince et des braves guerriers qui avaient vaincu sous ses ordres. Le spectacle de ces fêtes et de ces réjouissances dont les vainqueurs accompagnaient leurs triomphes, arrêta nos regards pendant quelque temps. De là mon céleste conducteur reprit sa course, et nous gagnâmes la planète de Mercure.
 
 
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Cette planète qui est presque perdue dans les rayons du soleil, ne présente qu’un corps entièrement desséché ; des champs aussi arides que les restes d’un embrasement, composent sa surface. L’air qu’on y respire est insupportable, et tel qu’il m’eût été impossible d’en soutenir la chaleur violente, sans la précaution qu’avait eu Ituriel de me couvrir d’un brouillard humide. Ses habitants se tiennent cachés, pendant le jour, dans de profondes cavernes, d’où ils ne sortent que la nuit, pour aller chercher des racines, que la nature, comme une prévoyante, produit pour leur subsistance. Cette singularité nous obligea d’attendre que la lumière eût fait place aux ténèbres pour connaître l’espèce d’hommes, ou d’animaux qui habitaient dans Mercure.

Quelques-uns étant sortis en rampant de leurs obscures demeures, je les examinai attentivement ; mais leur figure bizarre ne m’étonna par moins que leur taille singulière. Imagine-toi, Zaïd, de petits Pygmées, dont la tête, le corps et les pieds paraissent confondus ensemble ; des cheveux crépus, des yeux cachés sous d’épais sourcils, un front étroit, un teint noir et brûlé, un nez écrasé, une large bouche, des lèvres bleuâtres et une longue queue par derrière, me les firent prendre pour des espèces de singes. Du reste, ils me parurent vifs, empressés, remuants, étourdis, agissants sans réflexion, et tels que ces hommes qu’on dit avoir du mercure dans la tête.

Le jour ayant promptement succédé à la nuit, nous montâmes sur une éminence, où m’étant assis, je profitai de la proximité qui est entre Mercure et le soleil, pour contempler ce grand astre dans tout son éclat. Je remarquai effectivement qu’il est placé au centre de l’Univers, et que c’est de ce point-milieu qu’il distribue sa lumière entre tous les mondes.
 
 
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Après avoir admiré dans ce grand luminaire, la puissance infinie de l’ouvrier qui l’a formé, je me remis sur les ailes d’Ituriel, et nous reprîmes notre essor vers la planète de Jupiter. Un globe immense dont je ne pouvais découvrir les vastes limites, s’offrit d’abord à ma vue ; tout est monstrueux dans cette planète, les troupeaux qui paissent dans les campagnes, les hommes qui les cultivent, et les bêtes qui courent dans les forêts. Cette grandeur gigantesque s’étend même jusqu’aux êtres inanimés ; les plus petites plantes m’y semblèrent comme nos plus hauts chênes.

Toujours entraîné par ma curiosité, je voulus examiner de plus près ces nouveaux peuples si différents par leur taille et par la figure de ceux que j’avais vus jusqu’alors. Je descendis dans une de leurs villes, aidé de mon conducteur qui m’avait couvert d’un manteau dont la vertu consistait à me rendre invisible. Mais que devins-je à la vue de ces colosses animés : des fronts larges et cicatrisés, des yeux qui me parurent tels que la lune dans son plein, des lèvres semblables aux mâchoires d’un ours, ou d’un rhinocéros, des barbes hérissées comme des amas de piques, des poitrines couvertes de longs poils, des bras nerveux et livides, des jambes aussi monstrueuses que nos plus grosses colonnes : voilà ce que me présentèrent les habitants de Jupiter. Les femmes ne sont guère moins affreuses que leurs maris ; elles ont des mamelles pendantes qu’elles rejettent par-dessus leurs épaules d’où elles donnent à téter à leur enfants qui sont déjà des géants.
 
 
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Effrayé de ces figures colossales, je n’osais m’en approcher ; mais, ayant été entraîné par la multitude de ceux qui passaient, le manteau dont Ituriel m’avait couvert tomba de me mes épaules, et je fus aperçu. Alors une femme me saisit comme on saisirait un poussin ; ayant trouvé ma figure jolie, elle m’emporta dans sa vaste habitation à me donna à ses enfants pour leur servir de poupée ; quoique le plus âgé d’entre eux n’eût pas plus de deux ans, il me pelotait de même qu’une balle de paume que des joueurs se renvoient les uns aux autres. Cette femme, charmée de m’avoir en sa puissance, rassembla ses voisins, et je fus donné en spectacle à une foule de géants plus hideux qu’on ne nous peint Polyphème et ses confrères les cyclopes. Ils me considéraient depuis la tête jusqu’aux pieds, et par leurs différents gestes, ils me semblaient se dire qu’ils n’avaient jamais vu un si joli petit animal. L’un, transporté de joie, me prenait dans le creux de sa main, et me portait sous ses yeux pour me mieux considérer. D’une élévation prodigieuse, je ne voyais ses pieds que comme on voit le fond d’un abîme ; un autre me prenait à son tour, et faisant des grimaces effroyables, me tournait dans les mains comme une pirouette. Pendant ces ballottements, j’étais étourdi de leurs mugissements confus ; des voix de tonnerre sortaient de leurs gosiers, et formaient à mes oreilles un son semblable au bruit de la foudre, lorsqu’elle éclate dans les nues.

Au milieu de ces mouvements tumultueux, un des citoyens étant entré dans le lieu où j’étais, apprit à toute l’assemblée qu’il avait une naine d’une taille si petite , qu’on n’en avait point encore vu de pareille. Il dit que, comme jusqu’alors il ne s’était point trouvé d’homme qui pût lui être assorti, il jugeait que je pourrais lui convenir à tous égards ; aussitôt il la fit paraître. Que je fus surpris, Zaïd, en voyant cette prétendue naine ! À peine ma tête s’élevait-elle jusqu’à sa ceinture. Elle me prit entre ses bras, et quoiqu’on ne connaisse guère l’amour sur la planète de Jupiter, elle m’en parut susceptible. Ses caresses, ses empressements m’étonnèrent d’autant plus qu’elle ne pouvait pas encore savoir si j’étais en état d’y répondre. Cependant elle m’emporta comme un bien qui lui était destiné. Son Maître qui se flattait de voir bientôt, par notre union, multiplier notre espèce, résolut de nous marier ensemble. Il le proposa à ceux qu’il croyait avoir des droits sur moi ; on lui applaudit d’un commun accord. Les préparatifs de mon mariage se faisaient déjà, et toute la ville devait contribuer à rendre cette fête brillante, à cause de la singularité d’une pareille alliance. Alors, craignant de ne pouvoir échapper au joug qu’on me préparait, j’appelai Ituriel ; il m’emporta, et nous fîmes le voyage de Saturne.
 
 
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Quelqu’énorme que soit pour la grosseur la planète de Jupiter, celle-ci la surpasse encore de plus d’un million de lieues, et les peuples qui l’habitent y sont monstrueux à proportion. Ce ne sont point des géants ordinaires, mais des Typhées, des Égeons, des Briarées, des Encelades ; la fureur des combats les transporte presque toujours. Quelles sont leurs armes, ô Ciel ! le croirait-on ? des massues aussi grosses que les plus hauts cèdres, des piques de fer qu’on prendrait pour des pyramides renversées. Les moindres traits qu’ils se lancent sont comme les plus grosses poutres.

Deux peuples de cette planète étaient en guerre l’un contre l’autre, et je fus témoin d’un combat plus terrible que celui que les Titans, fils de la Terre, livrèrent autrefois à Jupiter. Ces effroyables combattants mettaient en usage les armes qu’ils avaient entre les mains, et se servaient même de moyens extraordinaires pour se détruire mutuellement.

Je ne voyais que rochers voler par les airs, et, sans le secours d’Ituriel, j’eusse été cent fois mis en pièces. Où trouverai-je des couleurs assez vives pour bien représenter les divers mouvements de leurs formidables bataillons, le choc effrayant de leurs armes, les horribles coups qu’ils se portaient, leur mutuel acharnement, les torrents d’écume qui sortaient de leurs bouches, leurs regards étincelants, leurs grincements de dents, leurs visages plombés de colère, et les efforts qu’ils faisaient pour se terrasser tour à tour ? Tous les flots de l’océan en courroux , toutes ses vagues élevées jusqu’aux nues, n’offriraient pas une image aussi épouvantable. Des mers de sang coulèrent en un moment, et les campagnes furent couvertes de corps qui contenaient plusieurs stades d’étendue.
 
 
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Effrayé de ce spectacle, et glacé d’ailleurs par les exhalaisons froides qui sortent continuellement de la planète de Saturne, je ne crus pas devoir m’y arrêter plus longtemps. Quoique les espaces qui séparent Saturne du ciel, des étoiles fixes, soient infinis, cependant mon conducteur me les fit franchir dans un clin d’œil. Transporté au milieu de ce grand nombre de soleils, dont chacun éclaire plusieurs mondes, je me trouvai comme submergé dans une mer de lumière qui m’éblouit tout à coup. Ituriel, voyant que je n’en pouvais soutenir l’impression, poursuivit son vol, et me fit bientôt arriver près d’une cité, qui se fait apercevoir de loin par l’élévation de ses tours et de ses superbes remparts. Plusieurs légions d’Anges qui veillent perpétuellement pour en garder l’entrée , poussèrent à mon aspect des cris de joie, et firent retentir les airs par des acclamations réitérées.

« Voici, me dit Ituriel, le séjour bienheureux destiné pour vous et pour votre nation. C’est le Paradis, » ajouta-t-il ; à ces mots, mes entrailles tressaillirent d’allégresse, et je me sentis hors de moi-même, me figurant déjà voir des choses infiniment élevées au-dessus de l’intelligence humaine. Les portes s’ouvrirent à mon approche, et nous fûmes reçus par d’autres Anges, dont l’emploi était d’examiner les droits de ceux qui viennent de la terre.

Comme ils me voyaient porté sur l’aile d’Ituriel, et que mon arrivée leur avoir été annoncée plusieurs siècles auparavant par les plus étonnants prodiges, ils m’exceptèrent de la règle générale ; ils s’écartèrent même pour me laisser un libre passage, et me rendirent toute sorte d’honneurs et de respects. J’entrai dans le Paradis, et je contemplai des merveilles que nul œil vivant ne verra jamais.

Les boulevards qui ferment l’enceinte de cette heureuse cité sont bâtis de saphirs, d’émeraudes, de rubis et d’hyacinthes ; son terrain, aussi uni que la glace, est incrusté du plus beau marbre et parsemé de perles ; des étoiles d’un or pur et liquide, des cieux embellis du plus bel incarnat, une clarté qui ne fut jamais mêlée de ténèbres, récréent sans cesse les yeux de ses immortels citoyens.

Comme le soleil qui les éclaire ne quitte jamais leur horizon, ils jouissent d’un jour continuel et toujours serein ; la température de l’air qu’ils respirent est si douce et si égale, que de toutes les saisons ils ne connaissent que le printemps. Une éternelle verdure couvre les heureuses campagnes qu’ils habitent ; les jardins et les prairies sont partout jonchés de fleurs dont le coloris ne fut jamais altéré par le souffle glacial des aquilons ; les vergers, ornés en tout temps des plus riches présents de l’automne, sont arrosés d’une infinité de ruisseaux qui coulent avec un doux murmure sur un gravier d’argent ; les fleuves et les rivières qui partagent ces contrées célestes roulent leurs eaux sur de précieux saphirs. Là, des plantes de safran et de santal répandent les odeurs les plus agréables ; ici, le miel coule du creux des chênes et serpente dans les prairies ; de charmants bosquets offrent partout d’heureux asiles sous l’épaisseur de leurs ombrages.

Des tentes, dont les pavillons élevés sont couverts d’une gaze éclatante, composent les demeures de la plupart des habitants du Paradis ; ils s’y reposent sur des lits de roses, de jasmins et d’amarantes ; et ils ne les quittent que pour passer sous les berceaux fleuris, qui bordent leurs fleuves, ou dans les bois de myrrhes dont leurs champs sont couronnés. C’est là qu’ils goûtent un frais délicieux, sous de longues arcades de feuillages, où les oiseaux enchantés ne cessent point de célébrer leur bonheur par des concerts aussi doux qu’harmonieux.

Les haines, les jalousies, les défiances, les craintes, les vains désirs, les remords, la pauvreté, la douleur, les maladies, la mort, même au teint pâle et livide, n’oseraient approcher de ce divin séjour. Ceux qui l’habitent sont pénétrés d’une lumière pure, qui, passant jusqu’au fond de leur âme, est la source incorruptible du bonheur et du parfait repos dont ils jouissent ; la mesure de leur désirs étant comblée, ils n’ont aucun goût pour tout ce que les hommes affamés recherchent avec tant de passion. Rien n’est capable d’altérer leur immuable félicité, ni les guerres sanglantes, ni les batailles, ni les ravages, ni même les fameuses révolutions qui bouleversent les empires, et font tomber les couronnes de la tête des plus puissants monarques. Une jeunesse éternelle, une joie toute divine éclatent sur leurs visages ; ils sont sans interruption dans les ravissements où se trouve un jeune époux, qui s’unit pour la première fois à sa jeune épouse. Ils adorent continuellement la main de l’Éternel qui les a sauvés des écueils de la corruption de leurs siècles ; le souvenir de l’attention religieuse qu’ils ont eue de pratiquer sa loi, et de lui rendre avec sincérité les hommages qu’ils lui devaient, est en eux le fondement d’une allégresse pure et inaltérable. Des torrents d’une gloire céleste coulent sans cesse au travers de leurs cœurs comme autant d’émanations de la Divinité même. Ils goûtent, ils sentent qu’ils sont heureux et qu’ils le seront toujours ; ils chantent tous ensemble de sublimes cantiques à sa gloire du Créateur de toutes choses ; ils semblent n’avoir pour eux tous qu’un seul cœur, une seule voix, une seule pensée. Dans cette divine ivresse d’une joie ineffable, ils voient passer les siècles aussi promptement que les ondes d’un fleuve rapide qui court se perdre dans les mers, et cependant mille et mille siècles écoulés ne peuvent porter atteinte à leur contentement.

Comme je ne respirais que le désir de rencontrer Roxane, je m’avançai dans ces asiles de paix : je les trouvai peuplés d’esprits célestes, de prophètes et de femmes d’une beauté divine ; elles avaient toutes les grâces de la plus vive jeunesse, le feu d’un chaste amour était allumé dans leurs yeux, une douce modestie était peinte sur leurs fronts et sur leurs visages.

« Ô Ciel ! m’écriai-je, que tant de charmes préparent de douceurs à leurs époux fortunés ! qu’ils sont propres à leur inspirer de l’amour et de la tendresse ! »

Après avoir parcouru longtemps les diverses allées de ces bocages, j’aperçus enfin Roxane couchée parmi les fleurs ; à est aspect, je sentis que mon âme voulait s’éloigner de mon corps, pour aller se fixer sur un objet si charmant. En effet, je n’avais point encore vu Roxane si belle : les nouveaux charmes dont elle me semblait embellie me surprirent d’autant plus que, m’ayant paru sur la terre le plus rare chef-d’œuvre des mains de la nature, je ne croyais pas qu’elle pût acquérir un nouveau degré de beauté. Mais, en la considérant avec attention, je découvris que les âmes bienheureuses destinées à habiter le Paradis, passent par des corps infiniment plus parfaits que ceux qu’elles animent sur la terre. On eût pris Roxane pour l’aurore même, tant ses couleurs semblaient vives et brillantes ; ses traits avaient je ne sais quoi de divin, et sa face rayonnait comme le soleil. Je m’approchai avec transport, et je me courbai pour lui rendre hommage.

Étonnée de mon apparition, elle cherchait à démêler si l’objet qui frappait ses regards était une réalité, ou l’effet d’un songe agréable ; elle m’observa, et, m’ayant reconnu :

« C’est vous, me dit-elle, ô tendre époux ! c’est vous-même que je vois dans ce lieu de délices ! par quelle faveur particulière du ciel êtes-vous donc parvenu jusqu’à moi ? »

Je lui racontai qu’ayant trouvé son corps percé de coups sur le champ de bataille, je m’étais vu prêt d’expirer de douleur à ce cruel spectacle ; mais qu’après avoir rappelé ma raison, je lui avais donné la sépulture, et qu’ensuite je m’étais abandonné aux plus sensibles regrets.

« De l’abîme de tristesse où votre perte me plongeait, ajoutai-je, j’ai levé enfin les yeux vers le Ciel et appelé Ituriel à mon secours ; ce ministre céleste, toujours attentif à ma conservation, a daigné m’entendre ; il est venu sur-le-champ, et étant instruit du sujet de mes alarmes, et du désir dont je brûlais de vous revoir avant ma mort, il s’est porté de lui-même à satisfaire mon impatience.

Aussitôt, il me prit sur ses ailes et m’enleva d’un vol rapide ; après m’avoir fait parcourir toutes les planètes, il m’a enfin transporté sur le ciel des étoiles fixes, et conduit jusque dans l’enceinte du Paradis, où vous me voyez tel que j’étais sur la terre, respectueux, tendre et fidèle. »
 
 
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(in Histoires secrètes du prophète des Turcs, À Constantinople : de l’Imprimerie d’Ibrahim Pacha [1775] ; nos lecteurs n’auront pas manqué de reconnaître au passage un plagiat de Jonathan Swift ; l’analogie de l’escale à Jupiter avec le voyage à Brobdingnag est suffisamment explicite.)

 
 
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(in Correspondance littéraire, philosophique et critique de Grimm et de Diderot, tome VIII, 1772-1775, Paris : Furne, 1830)