GOURM
 

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Nous parlions des fous. Et le vieux commissaire de police, qui en avait vu, dans le cours de sa vie, plus qu’aucun d’entre nous, contait des anecdotes tantôt terribles, tantôt comiques, d’un comique amer, d’une bouffonnerie tragique. Il nous dépeignit les fous classiques, qui s’imaginent être le Président de la République, ou l’empereur des Français, ou même Dieu le Père en personne. Il nous conta les doléances étranges de ceux qui sont atteints de la manie de la persécution et qui veulent qu’on les protège contre d’invisibles ennemis. Il fit défiler sous nos yeux le pitoyable cortège de ceux qui ont brusquement perdu la mémoire, qui ne savent plus qui ils sont, qui ne se souviennent même pas de leur nom, en qui est aboli tout souvenir de leur famille, de leurs enfants, de leur situation, de leur jeunesse, et qui, dans l’incurable désarroi de leur esprit, ne sont plus que de misérables épaves ballottées sur une mer inconnue.

Mais le vieux commissaire nous réservait pour la fin la plus curieuse de ses histoires.

Un jour, un visiteur s’était présenté à son bureau, et avait demandé à lui parler. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, fort, trapu, aux larges épaulés. Il portait, sur un cou solide, une tête d’homme à qui la vie ne fait pas peur. Sa mâchoire carrée, ses yeux droits et vifs, ses cheveux drus, disaient la résolution de son esprit. Et bien qu’il eût l’air désemparé, on devinait qu’il avait fallu une émotion violente, un coup terrible du sort pour le mettre dans cet état. Il était fort bien vêtu et de toute sa personne se dégageait une impression d’aisance matérielle et morale qui contrastait avec le désordre visible de son esprit. Il fit au commissaire le singulier récit que voici :

« Monsieur, je vous prie de m’écouter attentivement. Il m’arrive une chose incompréhensible, inexplicable, effarante et, pour tout dire, épouvantable. Mais, laissez-moi tout d’abord vous dire qui je suis. Je me nomme Paul Lubière ; j’ai quarante-trois ans ; je suis marié et père de deux enfants dont l’aîné n’a que douze ans ; j’habite au numéro 29 de la rue des Écuyers où j’occupe tout le troisième étage. Ma situation est aisée, je pourrais même dire bonne, brillante : je suis propriétaire de l’immeuble où j’habite et de deux autres en province. Je suis, de plus, directeur d’une importante fabrique, de meubles. Je suis honorablement connu dans les milieux où ma situation exige que j’aie des relations.

Ceci dit, voici l’effroyable et mystérieuse aventure qui vient de m’arriver : j’avais quitté mon bureau ce soir, à l’heure habituelle, c’est-à-dire vers cinq heures, et je rentrais chez moi, à pied, très tranquillement, comme à mon ordinaire. Je vous assure, monsieur le commissaire, que rien ne me troublait l’esprit. Je prenais plaisir au mouvement de la rue, au va-et-vient des passants et des voitures ; je m’arrêtais aux devantures, sans me presser, comme quelqu’un qui est content d’avoir fini sa journée et qui aime à flâner un peu avant de rentrer chez soi. Je suivais mon trajet mon trajet habituel, machinalement, ce même trajet que, matin et soir, je faisais depuis quinze ans, à peu près tous les jours. J’arrivai de la sorte à l’entrée de la rue des Écuyers et je vous assure bien qu’alors je ne me doutais pas le moins du monde de ce qui m’était réservé. Comment aurais-je pu m’en douter, mon Dieu ! C’est tellement incroyable, tellement surnaturel. Oui, monsieur le commissaire, surnaturel. Le mot n’est pas trop fort. C’est même le seul mot qui convienne. Vous allez voir, du reste.

Je m’engageai paisiblement dans la rue des Écuyers, dont tous les magasins, toutes les boutiques, tous les pavés même, pourrais-je dire, me sont familiers. Je m’arrêtai un instant devant la vitrine du bouquiniste, puis devant celle d’un marchand de meubles, qui se trouve au numéro 27 (je vous ai dit, je crois, que j’habitais au 29). Eh bien ! monsieur, quand je jetai ensuite un coup d’œil à la devanture suivante (celle d’un marchand de tableaux, qui occupe, par conséquent, le rez-de-chaussée de la maison où j’ai mon propre logement), – jugez de ma stupeur, – je ne vis point de tableaux. Le magasin n’était plus là. Mais il y avait à la place le magasin suivant, celui qui aurait dû se trouver au numéro 31. C’était une épicerie. Je me frottai les yeux comme un homme qui sort d’un rêve. L’épicerie était bien à côté du magasin d’ameublement. Pas de marchand de tableaux. Disparu, évanoui, envolé…

Je crus à une hallucination… Mais je fus bientôt obligé de me rendre, à l’évidence. Un raisonnement fou se déroula alors dans ma tête : je m’efforçai de croire, de justifier ce changement effarant par des raisons naturelles. Je me dis que peut-être le marchand de tableaux avait déménagé en cédant sa place à l’épicier et que tout cela s’était effectué en une seule après-midi. J’entrai donc dans le couloir de la maison qui porte le numéro 29 et, sans même jeter un coup d’œil sur les murs, je gravis quatre à quatre les escaliers des trois premiers étages et je m’arrêtai devant la porte de mon appartement. Sur cette porte, je vis une plaque de cuivre qui portait un nom : Loriot. Je n’étais donc pas chez moi. Je sentis alors passer à la racine de mes cheveux un frisson de terreur, de véritable terreur, bien que je ne fusse pas en danger. Que faire, mon Dieu, que faire ? Je redescendis dans la rue pour voir si vraiment je ne m’étais pas trompé. Le magasin du marchand de meubles côtoyait toujours celui l’épicier. Je remontai mes deux étages et je m’arrêtai une fois de plus, complètement stupide, devant la plaque de cuivre qui portait un nom qui n’était pas le mien. Je me décidai pourtant à sonner. Une inconnue me reçut. Je lui demandai si elle ne connaissait pas M. Lubière. Elle ouvrit de grands yeux et me répondit qu’elle ne connaissait pas ce monsieur. Par la porte entrebâillée, j’aperçus un tableau qui ne m’avait jamais appartenu. J’étais pourtant, sans aucun doute possible, devant l’entrée de mon appartement. À moins que la maison tout entière ne se soit envolée sans que personne n’y ait pris garde, ce qui me paraissait tout de même assez violent !Un autre doute me vint : peut-être avais-je oublié le numéro exact de mon domicile ?… Pareille chose était possible. Peut-être habitais-je au 27, ou au 31 ?… Je redescendis une fois de plus et je gravis tour à tour les étages des maisons voisines. Je me renseignai auprès des concierges (la mienne avait disparu) et des commerçants du voisinage. Mais personne ne connaissait M. Lubière, personne n’en avait entendu parler. C’était inimaginable, terrifiant monsieur le commissaire… J’éprouvai alors une indicible sensation de vide, comme si la fin du monde allait arriver. Et pourtant, je vous l’assure, j’étais alors en pleine possession de toutes mes facultés, de même que je le suis encore maintenant. Ma mémoire était intacte. J’avais et j’ai encore le sentiment net, irréfutable, d’être parti de chez moi, ce matin, comme à l’ordinaire, après avoir embrassé ma femme et mes enfants… On pourrait me torturer, me menacer de mille morts, on ne me ferait pas croire le contraire. Monsieur le commissaire, je vous en supplie, faites quelque chose pour moi, retrouvez-moi ma maison, rendez-moi ma femme et mes enfants… »

Ce récit terminé, le commissaire nous dit :

« Tout ce que je pouvais faire pour lui, c’était de l’envoyer à l’infirmerie spéciale du dépôt ; ce que je fis, du reste… »

Nous lui demandâmes alors ce qu’il pensait de ce cas de folie.

« Ma foi, nous répondit-il, je pense, – et c’est aussi l’avis de quelques médecins à qui j’en ai fait part, –que le pauvre homme dont je vous ai conté l’aventure, a dû perdre la mémoire, mais pas complètement. Dix ou quinze années de sa vie ont sans doute été biffées brusquement de son cerveau, par suite d’on ne sait quel phénomène interne. Il est fort probable qu’il avait habité autrefois dans la maison où il croyait habiter encore. Un jour, dans la rue, il reprit machinalement le chemin de jadis, comme s’il s’éveillait d’un long sommeil.

On a certainement vérifié son identité. Mais je ne me suis point occupé de cette affaire et je n’ai point songé à en demander les résultats. Je regrette de ne pas pouvoir vous en dire plus. À la vérité, il y a bien une autre explication qui m’est venue à l’esprit beaucoup plus tard. Mais elle est elle-même si singulière que je me garderai bien de vous la dire. »
 
 

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(René Bonnefoy, in Le Petit Journal, « Nos Contes, » n° 22179, dimanche 7 octobre 1923 ; illustration de Jean Gourmelin)