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Et le soleil lui-même s’éteindra.

 
 

Depuis des millions d’années, le dernier homme et la dernière femme avaient rendu l’âme après une effroyable agonie.

Survivants grotesques, pitoyables débris d’une humanité dont la déchéance se précipitait de génération en génération, ils étaient morts, couchés le long de quelque abri de glace ; et les grands fauves qui apparaissaient encore de temps à autre sur les rivages désolés où s’étaient réfugiés les bimanes velus, avaient emporté en rugissant leurs cadavres décharnés pour s’en repaître. Maintenant, il ne restait plus rien de ce qui avait été jadis pensée, architecture, poésie, science… Les monuments élevés par les peuples de l’Europe s’étaient lentement effrités sous l’effort continu des siècles. Les villes où se réunissaient les multitudes ; les campagnes où les laboureurs poussaient de l’aube au soir leurs tracteurs électriques, où les artisans manœuvraient leurs métiers et leurs machines perfectionnées ; les océans où les nefs plus vastes que des villages se ruaient en coupant l’eau de leurs proues acérées ; les airs où les aérobus, les aviettes, les monoplans, les hydravions, et les camions volants vrombissaient au choc des vents ; tout cela était devenu un désert immense. Rien dans les champs autrefois, si fertiles. Rien au bord des fleuves et des ruisseaux, jadis verdoyants. Rien au flanc des montagnes boisées, au penchant des coteaux onduleux, au creux des vallons ! Pas une plante, pas un arbre, pas une fleur. Nul chant d’oiseau. Nul cri de bête. Seul le gémissement d’une bise de plus en plus froide à mesure que se déroulaient les années troublait par séries le silence blanc de ce monde sans habitants et sans frontières. Il passait, accrochant sa plainte aux aspérités des ravins, rebondissant de pic en pic, et s’allait perdre en tourbillonnant on ne savait où, pour revenir, plus funèbre et plus violent que jamais, après un voyage fantastique autour de la terre.

À plusieurs reprises, la civilisation et le progrès, obéissant à quelque immuable et prodigieuse loi, avaient doté tour à tour les races humaines de leurs bienfaits et de leurs perfectionnements néfastes. L’une après l’autre, les peuplades blanches, noires, jaunes, olivâtres, ou couleur de briques pilées, s’étaient entr’égorgées sans merci pour se ravir la puissance, la richesse, et l’autorité. Les vaincus retombaient peu à peu à la barbarie primitive, végétaient pendant des temps plus ou moins longs dans la misère, et dans l’opprobre. Puis, insensiblement, ils recommençaient leur travail formidable de renaissance, inventaient des choses nouvelles, se métamorphosaient physiquement et moralement ; et, après des millénaires, reprenaient le premier rang parmi les hommes jusqu’au moment où d’autres pays, ayant accompli le même labeur qu’eux-mêmes, les dépossédaient et les réduisaient de nouveau à la dégradation et à l’abjection de jadis.

Dans le monde, à présent devenu une vaste étendue de neige et de glace, des rois, des empereurs, des impératrices, des courtisanes avaient vu se prosterner devant leurs sceptres et leurs casques les foules trémébondes. Des prophètes, des usurpateurs, des aventuriers, des illuminés et des fous avaient électrisé ces foules de leur éloquence et de leurs promesses ; et, avec des cris sanguinaires, les masses en révolte s’étaient ruées à l’assaut des trônes. Croyant instaurer le triomphe de la justice et de la bonté, elles avaient favorisé les desseins de ceux qui les bernaient ou leur nuisaient inconsciemment, jusqu’au jour où lassées de pâtir sous un maître, elles s’en débarrassaient et s’en donnaient un autre, presque toujours plus cruel et plus malfaisant que le précédent.

Et ainsi le grand cycle des douleurs et des bonheurs d’ici-bas s’était achevé. Les dernières tribus, revenues au même degré d’abrutissement et de laideur que les premiers hommes, s’étaient éteintes peu à peu. Les animaux domestiques, retournés à l’état sauvage, avaient servi de proie aux carnassiers ; et les carnassiers eux-mêmes, ne trouvant plus de quoi vivre lorsque les troupeaux évadés des étables et des prairies avaient été immolés et déchiquetés, avaient disparu vertigineusement.

Le cours des saisons s’était ralenti. La chaleur qui baignait et fécondait le centre de l’Europe s’atténuait rapidement, désorganisait, en s’éloignant vers les terres équatoriales, l’ordre des choses naturelles. Et jusqu’à l’extrême sud du monde, ce n’était plus à présent que froid et tempêtes. La clarté de la lune ne frappait plus de son doigt jaune les plaines muettes. Et le soleil lui-même, qui avait créé tant de forêts, tant de mousses, tant de végétation superbes, pâlissait d’année en année.

Il ne versait plus sur le globe, au lieu de la flamme éblouissante et généreuse d’autrefois, qu’une lueur blafarde, à peine plus forte que la lueur morte de la lune ; et si des êtres vivants avaient voulu s’y réchauffer, ils fussent vainement demeurés des heures et des heures sous ses rayons sans ressentir une tiédeur quelconque.
 
 

*

 
 

Il ne restait plus sur la terre, en cette ère moribonde, qu’un vieil ours blanc, bicentenaire, maigre comme un rocher, déchiqueté comme une arête, dont le poil souillé tombait par plaques et dont les crocs, à force de ronger les lichens et les mousses qui constituaient depuis sa naissance sa seule nourriture, s’étaient aplatis peu à peu.

Quand il agitait en marchant sa tête piriforme, et qu’il fouillait de son museau pointu les anfractuosités des collines, il ressemblait à quelque bloc de glace mouvante ; et il vivait depuis si longtemps dans la solitude qu’il n’avait jamais su grogner. Il couchait, lorsque la fatigue le terrassait, n’importe où ; se relevait au petit jour et repartait, sans pensée et sans but, droit devant lui jusqu’à la nuit prochaine. Ainsi vaguant et pâtissant, il avait parcouru presque tous les pays, traversé des lits de fleuves, de lacs et de ruisseaux taris, – car l’eau s’était retirée de la terre depuis longtemps. Il s’abreuvait de neige et de glace, pelait d’un revers de langue une excroissance de sol roussi de lichen, levait vers le ciel blafard des yeux pourpres, et rampait quelquefois à la manière des serpents entre deux amas de neige durcie pour se garer du vent qui le mordait haineusement.

Ce matin-là, il avait dormi sous un abri de granit, et, mal reposé des courses de la veille, les flancs incurvés par la faim, il s’était remis avec peine sur ses pattes.

Mais, chose extraordinaire, le jour ne se levait point et, en cette quasi-obscurité, le vieux solitaire avait beau flairer autour de lui, il ne retrouvait pas son chemin. À l’horizon, au lieu de la ligne rose bordant d’habitude les montagnes dénudées, de cette lueur pâle qui ne réchauffait pas et n’éblouissait pas, il ne voyait qu’un voile grisâtre s’étendre d’un bout à l’autre du lointain à peine plus clair que la nuit elle-même. On eût dit que des nuages obstinés cachaient ce soleil qu’il avait accoutumé de fixer sans baisser les yeux ; et sur toute la terre, c’était le même voile grisâtre qui s’étendait.

Le grand vent qui avait soufflé pendant des jours et des nuits sur la steppe immense s’était apaisé peu à peu. Et c’était partout le silence – un silence angoissant où ne passaient aucune des sonorités qui le composaient jadis, et qui étaient de la vie, de la joie et de la fraîcheur, et qui semblaient, aux belles aubes des vieux âges, lui donner une âme.

L’ours avançait et, à mesure qu’il avançait, il avait l’impression confuse que l’obscurité où il se mouvait s’épaississait d’instant en instant. Un froid rigoureux et terrible enveloppait les étendues. Il devenait de plus en plus intense et le vieux solitaire, dont les mâchoires s’entre-choquaient de douleur, pouvait à peine se traîner. Il broyait avec effort un pied de mousse rachitique et, de ses yeux désespérément ouverts, il essayait de voir au loin.

Au loin, c’était une grande ombre partant de la ligne d’horizon, éteignant peu à peu le liséré bleuâtre qui bordait les monts. Cette grande ombre montait vers le zénith, s’étendait à gauche et à droite ; et elle couvrait tout, montagnes, plaines et vallons. Elle effaçait la silhouette des arbres morts qui restaient encore debout depuis des siècles, bardés d’une couche de glace luisante, fossilisés par le temps. Elle estompait la courbe des promontoires, l’évasement des estuaires, l’ondulation des monticules, la déchirure des crêtes rocheuses.

Dans cette nuit de plus en plus profonde, de longs éclairs jaunes jaillissaient subitement, dessinaient un coin de vallon, un relief de branche, et s’évanouissaient aussi vite qu’ils étaient nés. Puis il n’y eut plus rien que du noir, un noir plus foncé que le noir nocturne.

Le solitaire, horrifié, s’arrêta.

Un froid plus pesant que le froid d’où il tentait de s’évader en avançant l’étreignit aux côtes ; et comme ce froid lui coupait la respiration, le vieux plantigrade haletait à chaque pas et vacillait, à l’instar d’un animal ivre. De longues heures s’écoulèrent ; et lorsque le noir fut devenu si profond qu’il tombait sur les choses et sur le dernier être avec une pesanteur de manteau de plomb, il se produisit tout à coup un phénomène prodigieux.

De tous les coins de l’horizon naquirent des lueurs turquoises, orangées, lapis-lazuli, vertes, ocre et rubis. Ces lueurs montaient vers le zénith ainsi que d’immenses panaches éblouissants, et, arrivées à leur apogée, se soudaient les unes aux autres avec des brasillements silencieux. On eût dit une aurore boréale de proportions inimaginables, sous laquelle la terre tout entière s’illuminait et s’enflammait, mais qui ne dégageait aucune chaleur. Au choc de ces millions de lances colorées, le sol se métamorphosait. Les moindres détails de paysages, les moindres courbes de lits de rivières taries et de lacs desséchés prenaient un relief saisissant ; et, au bout d’un espace de temps équivalent à celui d’une journée d’autrefois, tout le globe terrestre ne fut qu’une incandescence.

Ébloui, halluciné par toutes ces couleurs, l’ours errait de plaine en coteau, buttant par-ci, se relevant par-là, happant, comme s’il voulait ravir à l’écorce terrestre les maigres végétations qui la couvraient encore, tout ce qu’il trouvait devant lui.

Soudain, il se produisit une déflagration formidable. La masse lumineuse, durant qu’un grondement se répercutait à travers les solitudes illimitées comme un tonnerre surhumain, se désagrégea, se dispersa sous les rafales qui s’étaient mises à souffler. Et de nouveau ce fut la nuit, une nuit plus terrifiante que les obscurités précédentes – ce fut la nuit définitive.

Et, couché sur un large banc de granit, l’ours attendait, en rugissant d’épouvante pour la première fois de son existence, la fin de la Terre !

Effroyablement contractées, les parois rocheuses craquaient à chaque redoublement du froid qui la tuait. Et les grognements rauques du plantigrade trouaient l’horreur de cette agonie monstrueuse – comme un appel funèbre, comme un suprême adieu vers le soleil qui venait de s’éteindre à jamais par le moribond lamentable…
 
 
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(Fernand Mysor, in Le Figaro, supplément littéraire, nouvelle série, n° 390, samedi 25 septembre 1926)