TETE 2
 

C’était la distraction favorite, par les vilaines journées d’octobre, quand les jeunes gens et les jeunes femmes n’osaient s’aventurer dehors, sous la pluie battante et dans les allées boueuses. On invitait à dîner M. de Fourmel, l’ancien procureur, et, le repas fini, on le suppliait de raconter quelque souvenir relatif à sa profession.

Il y excellait. Son masque tragique d’octogénaire, sa voix rauque et haletante, ses yeux ardents tapis derrière l’épaisseur d’énormes sourcils, faisaient d’avance frissonner les auditeurs. La manière dont il narrait achevait de les terrifier.

À la longue, son répertoire s’épuisa.

Les anecdotes devinrent moins intéressantes. Il arriva même qu’il n’eut plus rien à dire. Il dut le confesser, un soir :

« Mes petits amis, je le regrette, mais je suis au bout de mon rouleau. »

Les protestations s’élevèrent. On l’entoura. Les messieurs joignaient les mains.

Les dames le cajolaient. On le tourmenta jusqu’à ce qu’il parût consentir. Enfin, après quelques minutes de réflexion, il se résolut.

« C’est ma dernière histoire, mes enfants. Vous-mêmes, d’ailleurs, vous n’aurez plus envie de m’en demander d’autres. Car c’est un drame effrayant, quelque chose de fantastique et d’horrible qui dépasse l’imagination. Il y a cinquante ans que cela s’est commis, au début de ma carrière, en province. Les journaux ne relataient pas les crimes, comme aujourd’hui, et le fait est peu connu. Moi, depuis, je n’en ai jamais parlé, tellement ce souvenir m’impressionne. C’est que mes yeux, écoutez bien, c’est que mes yeux ont vu tout ! »

Et, en phrases hachées, à voix très basse, si basse que l’on entendait à peine, il commença :

« L’endroit, inutile de le désigner. Les personnages, je leur donnerai des noms au hasard. C’est au cours d’un bal, un bal de fiançailles, chez les parents de la jeune fille. J’y assistais. Les Renoux possédaient un vieil hôtel à salons immenses et à jardin spacieux. Toute la société de la ville y était conviée. Dans les coins, on potinait. Pourquoi le fiancé, Georges d’Arnec, avait-il choisi Suzanne Renoux plutôt que l’une de ses deux sœurs, plutôt que Geneviève, l’aînée, ou que Marthe, la plus jeune et la plus jolie ?

Les trois sœurs, vérité publique et maintes fois prouvée, l’aimaient. Elles ne le lui cachaient pas. Pendant deux ans, elles firent assaut de coquetterie et de gentillesse. Leur affection ne s’en trouvait nullement altérée. Elles avaient convenu de lutter loyalement et de s’incliner devant celle qui serait élue. Lui hésitait, ne sachant à qui donner la préférence, également attiré vers chacune par des qualités diverses, morales ou physiques, incapable de rien discerner dans la confusion de son cœur. Et l’on se demandait la raison de son choix, tout en plaignant les deux sacrifiées.

Le destin les devait mettre au même niveau que leur rivale.

D’abord, que je vous explique la disposition des pièces. Deux grands salons d’enfilade où se tient le monde. À l’extrémité de l’un d’eux, un petit boudoir, sorte de rotonde isolée, construite au-dessus du jardin, à la hauteur d’un premier étage, Ce boudoir, des rideaux de velours le ferment. C’est là que ces demoiselles ont entraîné Georges. Ils y sont seuls, tous quatre.

Or, à onze heures et demie, Georges s’en échappe. Derrière lui, les rideaux s’entrouvrent. Une tête apparaît, celle de Suzanne.

« Allez donc me chercher mon éventail dans la salle à manger. »

Puis, c’est le tour de Marthe qui réclame son aumônière, puis de Geneviève qui désirerait un fichu.

Georges quitte les salons. Dix minutes s’écoulent, de dix à douze. Il revient avec les trois objets, se dirige vers le boudoir, entre et pousse un cri !… Ah ! ce cri ! tous, il nous glaça… On se précipite. Et voici la scène que nous vîmes, la scène que complétèrent l’enquête du juge et la mienne propre.

Trois cadavres. Les meubles bouleversés. Du sang, des flaques de sang.

À droite, Geneviève. Elle est à plat ventre. Un instrument pesant, quelque massue lui a brisé la nuque et l’a tuée, net.

En face, Marthe. Trois coups de couteau à la poitrine. Un triangle régulier. Elle respire encore. On l’interroge. Elle exhale ce simple mot : « Suzanne » et meurt.

À gauche, Suzanne… Oh ! écoutez… Suzanne, la fiancée… elle est assise, le buste rigide, et… et sans tête !… le cou scié, tailladé, dentelé… La tête ? introuvable. »

Le vieillard s’arrêta. Visiblement, il souffrait. L’horreur du souvenir l’étreignait à la gorge. Il se leva, marcha deux ou trois minutes, et reprit d’un ton plus froid, le ton d’un policier qui examine les détails d’un crime.

« Instantanément toutes les hypothèses vraisemblables tombent d’elles-mêmes, Vous pensez bien que l’on en bâtit plus d’une. Vainement. Au total, il faut choisir. Ou bien le ou les meurtriers venaient de l’intérieur. Or, d’après le témoignage unanime, entre le départ et le retour de Georges, nul n’est entré. Ou bien ils venaient du jardin. Or, de ce côté, le boudoir n’avait d’autre issue qu’une fenêtre. Et, on le constata, cette fenêtre était close, et les volets hermétiquement fermés en dedans. Dehors, sur la plate-bande, nulle trace d’échelle ni de pas. Dans le jardin, pourtant détrempé par une pluie abondante, aucun vestige non plus. D’armes, nulle part.

Impossible également de supposer qu’une des trois sœurs eût assassiné ses deux compagnes pour se suicider après. Les blessures indiquaient une main d’homme, et d’homme du métier, même. Et puis, cette tête disparue ?

D’ailleurs, encore une fois, toute explication basée sur les méthodes judiciaires en usage était inadmissible. On se trouvait en présence d’un crime spécial, exécuté par des moyens inédits, en des circonstances qu’une seule épithète qualifie selon moi : des circonstances diaboliques.

Comment comprendre que dix à douze minutes aient pu suffire pour ce carnage infernal ? Comment n’avait-on pas perçu un cri de douleur, un bruit de lutte ? L’orchestre, il est vrai, jouait une danse. Mais des couples passaient près du rideau, et le hurlement de ceux qu’on égorge domine le fracas d’un piano et de quelques violons.

Découvert, le mobile d’un crime est aussi un indice précieux. Dans notre cas, quel mobile invoquer ? La vengeance ? On ne connaissait aux victimes aucun ennemi. Le vol ? Aucun bijou ne manquait.

Et puis, que signifiait le dernier mot prononcé par Geneviève, le nom de sa sœur Suzanne ? L’accusait-elle ? Hélas ! la mutilation de la malheureuse fiancée la défendait contre tout soupçon, même de complicité. Sans doute, de la scène abominable, la moribonde, dans la folie de la terreur, n’avait retenu que la chose la plus abominable, la tête de sa sœur coupée et emportée.

Emportée ! Voilà le grand mystère ! Emportée par où ? Le reste, on aurait pu le débrouiller. Cela, non. Ce que l’on fouilla cependant ! Une à une, on enleva les lames du parquet, puis les poutres du plafond, puis les pierres des murailles. Et l’on démolit la rotonde. Rien. Donc, unique issue, la fenêtre, avec le jardin pour s’enfuir. Or, la fenêtre, fermée en dedans. Le jardin, intact.

Il y avait de quoi perdre la raison, n’est-ce pas ? Que diable, des gens ne s’introduisent pas comme des esprits, et une tête se retrouve !

Il eût mieux valu ne pas la retrouver.

Le mois suivant, Mme Renoux rangeait un placard de sa chambre, situé au second étage. Une pile de cartons à chapeaux occupait la planche supérieure. Elle la fit tomber. L’un d’eux s’ouvrit. La tête de Suzanne roula. La mère devint folle.

Après de pareilles énigmes, on s’acharne en pure perte. C’était une telle accumulation d’invraisemblances et d’impossibilités qu’on les eût dites entassées à plaisir. Cela tenait du prodige. Je vous l’avoue, par moments, je me sentais acculé, prêt à supposer l’intervention de forces surnaturelles.

Il fallait compter sur le hasard qui bien souvent explique les choses, et de façon toute simple.

Cette fois, il s’y refusa. Comment, par qui les trois sœurs furent-elles tuées ?

On ne le sut pas. On ne le saura jamais. »

Il y eut une stupéfaction. Les femmes, pâles d’effroi, haletaient. Un homme dit :

« Eh bien, après ? »

Le procureur ricana :

« Après ? rien. Vous m’avez demandé une histoire de crime, vous devez être satisfaits. »

Les assistants se regardaient, abasourdis. commençant à flairer quelque mystification. On l’interrogea. Mais il éclata de rire et partit.
 
 

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(Maurice Leblanc, in Gil Blas, quinzième année, n° 5074, lundi 9 octobre 1893)