MOMIE1
 

Quand j’eus constaté que tout le monde était, autour de moi, d’une gaieté débordante, je devins triste ; et, comme le populaire manifestait un amour incroyable du tapage, je désirai aussitôt la paix et le silence. J’avais mon accès de mélancolie ; cela méprend, à l’ordinaire, comme une rage de dents, à l’instant où je pourrais le moins m’y attendre, en pleine allégresse des autres. C’est de la névralgie. Alors, je fuis la fête, je me cache dans les coins et je me soigne avec des compresses de pensers amers.

Hier, j’allai enfermer ma tristesse au cœur des tombeaux. Ils sont là, au centre de la Foire du Monde, plus ignorés que les hypogées de Samoun et de Thèbes, moins visités, moins violés que les galeries mortuaires de Memphis et d’Abydos. Je soulevai un rideau écarlate qui me séparait de l’empire des morts ; je le laissai retomber : j’étais seul dans la Tombe. Le soleil, terrible, ardait dehors. Il faisait là une fraîcheur de sépulcre.

Une lampe veillait, éclairant d’une flamme jaune les hiéroglyphes dessinés, creusés dans la pierre de la grande pyramide de Chéops. Les cartouches, au long des murs qui me semblaient épais comme des montagnes, me montraient des petits bonshommes de couleur pain d’épice, aux gestes cassés, collés au torse, avec, parfois, des têtes d’âne ou de boeuf ou d’ibis. Je contemplai pieusement les fils d’Isis et d’Osiris. J’ai vu l’embaumeur des morts, Anubis, à la tête de chien. J’ai vu Noubi, le rebelle, avec sa tête d’oiseau noir, et Seth, l’esprit du mal, et Emeph, le guide du ciel, fils de Ra, et des signes, des emblèmes symboliques répétés sans cesse de la base au faîte de la chambre des morts, des signes qui disent la gloire des Pharaons, les chefs immortels de ces nations embaumées !

Et puis, à mes pieds, j’ai vu trois momies.

Il y en avait une grande, une moyenne et une petite. Elles étaient étendues sur le sol, à côté des sarcophages de cèdre, entourées de scarabées et de bijoux et de vases où furent enfermés le cœur et les viscères, et de coléoptères de terre cuite. Une main profane et sacrilège avait dépouillé une partie des membres de leurs bandelettes, et je voyais les jambes, des jambes de quatre mille années avant l’ère chrétienne…

Ma tristesse était contente. Je m’accroupis dans un coin parmi ces lions endormis, ces sphinx pensifs, ces dieux sourds, aveugles et muets et ces monstres étranges, en face de ces momies. Et je philosophai, je me rappelai quelle idée générale et supérieure domina tout chez les anciens Égyptiens, plana au-dessus de toutes choses, religion, politique, sciences, arts, coutumes et plaisirs : l’idée de l’immutabilité et de l’éternité ; et je songeai qu’ils n’avaient fait éternelle leur dépouille que pour que l’âme revînt l’animer un jour. Or, l’âme n’était pas revenue. Il y avait six mille ans que ces corps attendaient leurs âmes. Que faisaient donc leurs âmes depuis six mille ans ?

L’idée que ces âmes avaient posé à ces corps « un lapin » de six mille années, comme disait Sésostris, me plongeait dans un état voisin de l’abrutissement, moi qui ne peux supporter une attente de dix minutes.

J’en étais positivement malade, quand soudain les trois momies se présentèrent débout, à mon regard stupéfait.

Elles avaient réussi à se défaire complètement de leurs bandelettes qui jonchaient le sol ; elles étendaient les bras avec de grands gestes de lassitude et se faisaient craquer les rotules. Elles ne paraissaient pas autrement étonnées d’être ressuscitées. Elles cherchaient la porte pour sortir, quand elles m’aperçurent. La plus grande momie souleva son pschent, sorte de bonnet auquel je reconnus un pharaon, et s’exprima en ces termes :

« Noble étranger, je suis Koufrou lui-même, premier roi de la IVème dynastie ; j’ai bâti la grande pyramide, il y a exactement 6121 ans aujourd’hui, et votre Napoléon était singulièrement au-dessous de la vérité quand il s’écriait : « Soldats ! du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent ! » Noble étranger, je ne sais pas ce que tu fiches ici, mais qu’importe ? ouvre la porte ! »

Les deux autres momies ne dirent rien ; elles paraissaient fort déférentes et s’inclinaient souvent devant Koufrou. J’ai appris depuis que ce n’était qu’un prêtre et qu’une prêtresse qui s’étaient trompés de tombeau.

« Est-ce que le Nil déborde toujours autant ? me demanda Koufrou.

– Sire, lui répondis-je, en éludant la question, ceci n’a point d’importance. Croyez-moi, allons au plus pressé. Vous devez avoir besoin de prendre quelque chose l’estomac doit vous « tirer. »

– Oui, me répondit Koufrou, voilà exactement six mille cent vingt et un ans que je n’ai rien pris.

– Permettez-moi de vous offrir un thé à la terrasse de Ceylan, c’est à deux pas d’ici ; vous serez servi par des hommes de cuivre à longs cheveux, avec des peignes en écaille dedans. Vous pourrez vous croire encore en Orient. Ah ! sire ! vous avez de la veine de ressusciter dans la section du Trocadéro ! »

Koufrou me considéra d’un œil mauvais.

« Trocadéro ? dit-il, connais pas. »

Se tournant vers les peintures murales :

« Qu’est-ce que c’est que ça, Trocadéro ? Je suis pourtant bien en Égypte, ici ? Voici le bélier d’Amnon, l’ichneumon de Chôns, le lion de Phtah, la vache d’Hathor, l’ibis de Thot, l’épervier de Phré, la gazelle de Seth et le cochon de Taour… Il n’y a pas de doute, n’est-ce pas, troupeau fidèle et sacré ? »

Et il frappa avec joie, de son poing royal, les murs millénaires, les murs de son cercueil. Les murs s’agitèrent comme la grand-voile d’un navire sous le vent qui saute.

« C’est de la toile !… » hurla-t-il.

D’un bond, il fut dehors ; les deux autres momies suivaient. Moi, je fermais la marche. Ah ! quelle histoire !

Justement, cet après-midi-là, il était entré à l’Exposition trois cent mille personnes. Jamais il n’y avait eu tant de monde ; jamais on n’y avait fait tant de bruit. Tout ce qui fait du bruit au monde s’était donné rendez-vous à la « section » du Trocadéro. Koufrou fit quelques pas dans la foule, grimpa sur un tertre, regarda et écouta. Les boutiquiers égyptiens, les Algériens, les Tunisiens, les Marocains, les Aïssaouas, les danseuses du ventre et les marchands des souks, la musique de Souza et tout ce qui chante et tout ce qui danse et tout ce qui crie faisait entendre mille cacophonies en un chœur immense et diabolique.

Koufrou m’attrapa par un bouton de ma jaquette, me secoua comme un prunier et me dit :

« Monsieur, sachez que j’ai dépensé des sommes énormes pour l’édification de mon tombeau ; que j’ai fait la guerre, des déserts de la Libye aux sources du Nil, pour ramener 100000 esclaves qui ont travaillé à ma pyramide jusqu’à leur mort et jusqu’à la mienne ; que j’ai dissimulé, avec un art infini, l’ouverture de ce tombeau formidable, tout cela pour connaître la Grande Paix inconnue à la Terre et pour dormir mon sommeil sacré dans le silence éternel des choses et des hommes ! Or, je me réveille sous vos yeux, au milieu d’une foire, dans une baraque de saltimbanques ! Monsieur, désormais, je ne croirai plus à rien, ni à Ammon-Ra, ni à Mourth, sa femme, ni à personne. Les pyramides, les sarcophages, l’embaumement, j’en ai soupé ! Ah ! monsieur, nous voici tous trois dans une triste situation. Que feriez-vous à notre place ? »

Au fait, que pouvaient devenir trois momies dans les rues de Paris ?

Je répondis au Pharaon :

« Moi, j’irais à la Morgue ! »
 
 

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(Gaston Leroux, in Le Matin, derniers télégrammes de la nuit, dix-septième année, n° 5986, lundi 16 juillet 1900 ; photographie de presse, Exposition internationale des arts et techniques, Paris, 1937 : pavillon de l’Égypte)