ARBRE
 

La nuit tombait lorsque, débouchant de la forêt maussade, je parvins, moi Ulrich Markus, au sommet de la colline dominant la vallée. La lune blême émergeait alors de derrière le vieux burg et la silhouette massive du donjon se découpait bizarrement sur l’obscurité du ciel.

À mes pieds s’étendait le village. Je ne le voyais pas, mais quelques lueurs tremblantes m’en indiquaient l’emplacement. L’idée de bientôt m’étendre sur une couche mœlleuse me rendait un peu de bonne humeur. J’eus un regain de courage et, reprenant ma route, je commençai avec prudence la descente de la pente escarpée, recouverte d’aiguilles de sapin acérées et glissantes.

Tout en cheminant, je m’efforçais de percer les ténèbres pour apercevoir la petite bourgade où j’étais né. Cinquante ans s’étaient écoulé depuis mon départ de Karlsbach que j’avais quitté, tout enfant, avec Anton Diepper, mon père adoptif. Comme tant d’autres Souabes, nous étions partis pour la Palestine. Le brave homme, en mourant, m’ayant légué sa fortune, je m’étais empressé de réaliser mes biens et de regagner l’Europe. Je revenais seul.

Le chemin défoncé m’avait obligé à abandonner, en pleine montagne, mon chauffeur et la voiture de celle-ci avec son pont arrière cassé. Je croyais être alors à proximité du village. Il me fallut grimper pendant trois heures pour l’entrevoir, tapi dans la vallée. Mes pas sonnèrent enfin sur les pavés de pierre. Il faisait noir maintenant, car si les étoiles s’allumaient peu à peu, les lumières de Karlsbach s’éteignaient une à une. Je ne connaissais personne dans cette agglomération perdue ; le souvenir des Markus ne devait guère subsister que dans la mémoire de quelques vieillards, et pourtant une émotion intense me gagnait. Mais tout être humain subit une émotion semblable lorsque, à l’automne de sa vie, il s’en retourne vers la maison natale.
 
 

*

 
 

J’arrivais enfin sur la grande place que plusieurs graves tilleuls abritaient. L’église, rigide et froide, se dressait face au château féodal. Dans un renfoncement, brillait une lueur indécise et j’aperçus le panneau d’une enseigne. J’en sifflai de plaisir…

La salle commune me parut déserte. Deux ampoules à demi brûlées l’éclairaient d’une fade clarté. Je m’assis sur un banc de cerisier poli par les fonds de culottes. L’âcre odeur de tabac amassée entre les murs blêmes me fit tousser tout à coup, et la servante survint.

Grande, maigre et chlorotique, cette femme complétait le tableau. Elle me servit sans hâte et sans parler. Sa robe noire, son teint livide et ses yeux glauques s’adaptaient à ce milieu sans vie. Elle y glissait comme une ombre, surgissant et s’évanouissant brusquement pour reparaître, plus spectrale, plus mystérieuse encore.

D’un ton monocorde, elle m’assura que mon lit serait prêt sitôt mon repas terminé. Je lui demandai si d’autres voyageurs se trouvaient à l’auberge. Elle ne répondit pas. Fourbu comme je l’étais, je dînai fort mal. Renversé sur la banquette, tête et dos appuyés au mur humide, je digérais rêveusement lorsqu’une voix aiguë perça l’un des coins sombres.

« Hé, hé ! disait la voix criarde, « Mein lieber Herr, » cette maison n’est-elle pas plaisante pour un touriste exténué ? »

Et l’obscurité s’entrouvrit pour livrer passage au plus surprenant bonhomme que j’eusse jamais contemplé. Un petit être cocasse, correctement vêtu, chauve et bedonnant, au visage poupin rasé de près, aux yeux bleus et ronds comme des billes.

Mais ce qui me frappa surtout, et c’est ce qui contribuait à le rendre grotesque, c’est la paire de jambes burlesquement courtes qui supportaient le tronc imposant de mon interlocuteur.

« Souffrez que je me présente, continua-t-il de son timbre grinçant : Cornélius Lahm, antiquaire à Ulm, chercheur infatigable, bibliophile impénitent, membre correspondant de l’Académie souabe de sciences psychiques… Oui, poursuivit-il en s’asseyant près de moi et en tentant vainement de croiser ses petites jambes l’une sur l’autre, oui, cette quiétude est merveilleusement tonique. Ce climat, à juste titre, possède une grandiose réputation… Hé, hé ! j’étais déprimé par un labeur excessif.. Les nerfs me poussaient à bout… Me voici complètement remis maintenant… Oui, complètement ! »

Il se tut pour fouiller dans une poche.

« Un cigare, insista-t-il en me tendant ouvert un étui de cuir. Tenez, essayez celui-ci, c’est un cigare hollandais… J’estime que c’est à Amsterdam que l’on découvre les meilleurs cigares… Allons bon, cela recommence ! »

Au loin, le tonnerre grondait sourdement et ses roulements, multipliés par les échos des vallées, déferlaient jusqu’à nous en vagues mortes. La servante reparut et ferma les fenêtres.

« Cela se gâte, soupira mon nouveau compagnon. C’est la dent cariée dans une jolie bouche… Ici, celui qui aime les orages est copieusement servi !… Moi, je les déteste. »
 
 

*

 
 

Il y eut un silence. Le cigare hollandais parfumait mes narines et mon palais. L’idée qu’un orage allait se déchaîner, cependant que, dans mon lit, je narguerais la tempête, créait soudain en moi un délicieux engourdissement.

Et mes regards se posèrent sur le « Courrier de la Forêt-Noire » qui gisait déplié, sur une table voisine. Je parvins, inconsciemment, dans la pénombre, à déchiffrer le titre de son roman feuilleton.

« La Haine plus forte que la mort ! » prononça, tout bas, mon voisin. Hé ! hé ! que voilà un beau titre, ma parole !

– Je conviens de sa belle sonorité, fis-je.

– … et de son exactitude, » ajouta Cornélius.

Mon sourire contraint prouva que je formulais des réserves.

« Comment ! vous doutez ? s’exclama le bonhomme en s’échauffant tout à coup. Vous doutez ?… Ah ! votre incrédulité me navre. »

Il toussota, brandit un binocle majestueux, en encadra les deux billes bleues, puis confirma :

« Cela me navre, oui, cela me navre… Il est vrai que notre monde est peuplé de sceptiques qui ont ni le temps, ni la volonté d’observer ce qui se passe autour d’eux… C’est aussi désolant qu’indiscutable, mais moi… »

Il se pencha pour lancer violemment :

«… J’observe ! »

Le bonhomme m’amusait. Devinant qu’il cherchait à enfourcher quelque dada, je l’aidai à se mettre en selle.

« Vous observez ? » appuyai-je.

Ma question parut le combler d’aise.

« Si j’observe ? s’écria-t-il, je ne fais que cela !… Observer, c’est comprendre… Eh bien ! Monsieur (il parla très bas), eh bien ! voyez-vous, à Karlsbach, j’ai observé quelque chose de curieux… »

Fier de son effet, il me contempla.

« De très curieux, répéta-t-il. Karlsbach, peut-être l’ignorez-vous, possède un cimetière situé non loin des marais de l’Homme noir… En marchant d’un bon pas, il faut vingt-cinq minutes pour s’y rendre. Or, j’adore flâner de ce côté, non pas que l’endroit soit beau, mais parce qu’il m’inspire. Parce que mes méditations, roulant parmi ces pensées mortes, recueillent, çà et là, des lambeaux de vérité…

– Fraulein ! ordonnai-je à la servante qui glissait, effacée et morne, Fraulein, servez-nous, je vous prie, deux verres de votre meilleur « schnaps »…

– Et laissez le flacon sur la table, ma fille, décida le nabot aux jambes grotesques. Laissez-le là tout bonnement… Hé ! l’orage se rapproche… Vzzzzzzzz !… Le feu d’artifice commence. Que disais-je donc, mon cher Monsieur ?… Ah ! je vous avouais mon habitude de me promener souvent du côté du cimetière… Eh bien ! j’ai constaté là-bas un fait incroyable, mais positif. Écoutez-moi ! Dans ce cimetière, à l’angle le plus éloigné de l’entrée, se trouvent deux vieilles tombes se faisant face. Derrière l’une, se trouve un chêne ; derrière l’autre, un aulne. Ces deux arbres semblent se défier. Il y a, dans leurs silhouettes robustes, un je ne sais quoi d’agressif… Ils paraissent se haïr !

– Comment ? lâchai-je, ahuri.

– Ils paraissent se haïr ! reprit le nabot, frappant du poing sur la table… Cela vous étonne, parbleu ! C’est pourtant ainsi. Tenez, un soir qu’un sérieux orage mijotait dans la marmite céleste, je me trouvais précisément dans la vallée. La température étouffante m’écrasait. Pas un souffle ne fouettait l’air… Mon attention fut alors attirée par les deux colosses debout parmi les tombes, tels deux survivants sur un champ de bataille… À ma stupeur, je m’aperçus tout à coup que ces arbres se penchaient l’un vers l’autre, puis qu’ils heurtaient, avec rage, leurs branches comme deux boxeurs leurs poings… Cette vision fantastique me stupéfia et je crus à une tornade soudaine. Intrigué, je m’approchai et pus constater qu’il n’y avait pas le moindre vent. Les arbres, Monsieur, se battaient comme des fauves…

– Allons donc ! m’exclamai-je, vous voulez rire !

– Pas avec des choses de ce genre, Monsieur, articula sèchement le bonhomme… Ils se battaient, je le maintiens… J’eus du reste bientôt l’occasion de remarquer que les deux arbres montraient cet état belliqueux chaque fois qu’un orage sourdait dans la montagne… Je me mis donc à étudier de près le troublant phénomène. J’appris que, sous les dalles moussues abritées par le feuillage des géants, reposaient deux ennemis farouches, deux hommes qui s’étaient détestés de leur vivant parce que leurs familles se détestaient depuis toujours… J’appris aussi que cette haine féroce n’avait cessé que le soir maudit où le forgeron Peter Markus, blessé mortellement par le maçon Léo Stein, avait pourtant brisé les reins robustes de son adversaire avant de mourir… Mais qu’avez-vous ?

– Rien, balbutiai-je, un peu de fatigue simplement… Vous disiez donc ? »

Et j’essuyai mes mains devenues moites. Dans mon cerveau déferlaient les confidences du nabot bibliophile. Je n’ignorais, certes, rien de la tragédie vieille d’un demi-siècle. L’oncle Anton ne m’avait-il pas, à maintes reprises, narré le drame ? Ne savais-je pas que la lignée des Stein s’était éteinte avec le maçon et que, des deux clans ennemis, moi seul subsistait ?… Mais il émanait de cet homme, parlant de mon père, une impressionnante poussée de conviction et, bien que cette histoire d’antagonisme végétal me parût impossible, je me sentais saisi par une émotion subite.

« Vous disiez donc ? répétai-je.

– Il va falloir vous coucher de bonne heure, mon cher Monsieur… conseilla Cornélius. Vous êtes tout pâle… Où en étais-je ? Ah ! oui !.. je voulus donc, plus encore, percer le mystère. Dans mon cerveau obstiné, je retournais sans cesse ces faits déconcertants. Et, un jour, Andréas, le fossoyeur me raconta, sans se douter de l’importance de ses paroles, qu’à la suite d’une exhumation proche, des dalles mortuaires de Markus et de Stein, il avait constaté que des racines du chêne – l’arbre s’élevant sur la tombe de Markus – plongeaient dans le cercueil du forgeron, alors que celles de l’aulne, dressé sur la sépulture de Stein, s’étaient peu à peu insinuées dans celui du maçon… Je n’insistai pas. Tout s’expliquait.

– Comment cela, tout s’expliquait ? » demandai-je.

Cornélius Lahm eut un ton surpris :

« Vous ne comprenez pas ?

– Pas du tout, » concédai-je.

L’antiquaire, membre de l’Académie de sciences psychiques, saisit son verre et le vida. Puis il me contempla d’un air pensif.

« Vous m’étonnez, remarqua-t-il. Mais, voyons, tout devient limpide… Si la vie s’est échappée des deux corps meurtris, la haine qu’ils recelaient, cette haine hyperdynamisée ne s’est pas volatilisée, elle. Tout au contraire, elle s’est concentrée dans les cercueils, et les racines des arbres se sont imprégnées de ces forces néfastes…

– Mais c’est de la folie, » m’exclamai-je.

Cornélius Lahm laissa tomber sur moi un froid regard bleu.

« C’est simplement la vérité, rectifia-t-il. Je vous suis, d’ailleurs, reconnaissant de vouloir bien m’écouter. Sur cent mortels, quatre-vingt-dix-neuf se seraient défilés déjà !… Non, ce n’est pas folie, poursuivit-il gravement, et j’édifie mes théories sur des bases robustes… Vous n’ignorez pas que, dans certains cas d’envoûtements, les sorciers procédaient jadis à des accumulations de fluide humain, généralement de haine, qu’il plaçaient dans des endroits choisis par eux. On appelait ces dépôts « charges »… Dans le cas qui nous intéresse, les charges, se sont créées automatiquement, comme se produit une accumulation de gaz lorsqu’un tuyau crève. Les malheureux arbres se sont peu à peu intoxiqués en puisant dans ces dépôts vénéneux, et l’aversion réciproque, ressentie autrefois par les deux ennemis, les anime maintenant…

– Mais…

– Il n’y a pas de mais, coupa brusquement le bonhomme. Il n’y a que des vérités contrôlables.

– Contrôlables ?

– Nous en reparlerons, ajouta simplement Cornélius. Mais permettez-moi de continuer : tout sentiment, qu’il s’agisse de colère, de peur, de haine ou d’amour, s’exacerbe dès que le temps. devient orageux. C’est ce qui se produit au cimetière lorsque l’atmosphère est surchargée d’électricité… Les deux colosses feuillus subissent alors, comme des êtres animés, ces excitations électro-magnétiques. Ils s’irritent. La rancune tenace dont ils sont saturés les jettent l’un contre l’autre et ils se heurtent alors farouchement. »

Cela me parut tellement énorme qu’irrévérencieusement, je haussai les épaules. La supposition était insensée. Cette idée baroque d’une charge de haine, concentrée dans un cercueil et aspirée par les racines d’un arbre !… J’en éclatai de rire.

Herr Cornélius Lahm me toisa narquoisement. Mon scepticisme semblait même ne pas lui déplaire. Il continua avec flegme :

« Cher Monsieur, ne regardez pas avec inquiétude mon verre vide. Je suis un buveur solide et j’ai toute ma raison… Vous niez l’existence de ce fluide humain. Je le déplore… Cependant, n’avez-vous jamais remarqué qu’un chien partage inconsciemment les ressentiments de son maître ? Tout comme nos deux arbres, ces animaux deviennent le jouet des émanations redoutables… Puisque vous vous obstinez à contester le fruit de mes méditations, eh bien ! mon cher Monsieur… Monsieur… À propos, vous ne m’ayez pas encore fait l’honneur de me dire votre nom. »

Je mentis effrontément.

« Eckert, Friedrich Eckert, de Pforzheim.

– Eh bien ! monsieur Eckert, je vais vous faire une proposition.

– Je vous écoute.

– Voulez-vous, lors du prochain orage – et, ici, il s’en déchaîne, presque chaque jour, un du calibre de celui qui sévit en ce moment – voulez-vous donc vous rendre avec moi au petit cimetière ?

– Volontiers.

– Même de nuit ?

– Et oui, si vous le jugez utile. »

Radieux, le nabot s’inclina.

« Avec vous, me déclara-t-il pompeusement, je ne perdrai pas mon temps… Sapristi, quel fichu coup de vent !… Voici l’ouragan qui s’en mêle.. À la vôtre, cher Monsieur ! »
 
 

*

 
 

Le lendemain, vers le soir, la chaleur devint suffocante. Cependant que la servante fantôme mettait le couvert, le nabot s’approcha de moi.

« Tout va bien, me confia-t-il. Nous irons là-bas cette nuit. Le ciel annonce une bourrasque peu commune… Andréas, le fossoyeur, m’a prêté la clef… »

Cette marche dans l’obscurité, je ne l’oublierai jamais. Le nain, cahotinant devant moi, semblait rouler sur ses courtes jambes comme un fauteuil sur ses roulettes. Je le suivais sans parler. L’idée de me trouver, dans de telles conditions, devant la tombe de mon père, m’oppressait et je me sentais mal à l’aise. Nous pénétrâmes dans la forêt. Les sapins gigantesques se taisaient et leur silence lugubre me parut menaçant. Des touffes d’airelles nous happaient sournoisement les chevilles. Des ronces s’accrochaient à nos vestes et nous faisaient trébucher. Nous dûmes longer le bord d’un ruisseau muet et invisible. Une éclaircie me permit d’entrevoir un ciel plombé dans lequel glissaient rapidement d’énormes masses jaunes. Une lune grimaçante, à la face rongée, achevait ce paysage hallucinant.

« Nous voici arrivés, » chuchota Cornélius.

Quel affreux endroit ! Je pus apercevoir une mare de boue fétide à la surface de laquelle des bulles inquiétantes crevaient sourdement. Tout était miasme dans ce cloaque sinistre et l’imagination tourmentée d’un Poe n’eût pas trouvé pire. À droite et à gauche de cette clairière de fange, la forêt contemplait craintivement cette vision de cauchemar. Nous contournâmes un trou dans lequel sommeillait un liquide innommable recouvert de lentilles d’eau. Un crapaud, se, traînant sur son ventre, gonflé et lisse, plongea soudain dans. l’immonde flaque verte et son « plouf » visqueux me glaça de dégoût…

« C’est un bien vilain coin, reconnut mon guide. Toutes les plus sales bêtes de la création paraissent s’y donner rendez-vous… Voici deux jours, j’y ai même rencontré un de ces affreux serpents, heureusement fort rares, descendant dégénéré des venimeux ophidiens lâchés jadis, dans les forêts de Germanie, par les légions romaines, écrasées par les hordes d’Arminius… Les couleuvres et les salamandres y abondent, ainsi que les moustiques, cette engeance infernale… Entrez, je vous prie… »

Il poussait une grille rouillée dont l’aigre bruit irrita mes gencives. Un frisson me parcourut à la vue des pierres plates et blanches endormies sur le sol. Au fond du cimetière se dressaient deux arbres…
 
 

*

 
 

Un lointain grondement s’enfla, puis mourut. La nuit s’éclaira de lueurs blêmes. Cornélius Lahm ricana.

« Hé, hé ! prononça-t-il en refermant la grille, nous allons éprouver, je gage, de rudes émotions… Je les déteste, convint-il brusquement, mais je les désire quand même puisqu’elles me permettront de convaincre un incrédule. »

La boueuse petite allée centrale fut parcourue silencieusement. Un bref éclair stria de nouveau la nuit. Puis tout redevint noir.

« Ici, sous l’aulne, se trouve la tombe de Stein, me souffla le nabot, et là, sous le chêne, celle de Markus. »

J’examinai attentivement les arbres.

« Ils semblent bien paisibles, déclarai-je.

– Ne vous y fiez pas trop, murmura Cornélius. Regardez donc l’aulne, ne croirait-on pas qu’il va bondir ?… Hep ! Attention ! »

Jamais je ne saurai comment cela se passa. Je m’approchais lentement. Il y eut un sifflement, une chose longue et souple cingla l’air et j’éprouvai une violente commotion. Aveuglé par le sang, je demeurais, hébété…

« En arrière ! monsieur Eckert, s’exclama Lahm, m’empoignant par le bras. L’aulne se fâche…

– C’est absurde, marmottai-je en essuyant mon visage balafré ; c’est absurde ce que vous dites !

– Partons, je vous en supplie, insista Cornélius. Je vous assure que cet arbre vous a volontairement frappé… »

Un effrayant coup de tonnerre ébranla l’atmosphère. La foudre s’abattit non loin de nous. Pendant quelques secondes, le cimetière fut éclairé comme en plein jour.

« Venez, hoqueta le bonhomme, venez ! »

Encore étourdi, j’avançai avec peine.

Le nabot me saisit par la main. Je sentis qu’il tremblait.

« Mon Dieu, chuchota-t-il.

– Qu’y a-t-il ? fis-je, en tremblant à mon tour.

– LE GRAND AULNE NOUS SUIT ! »

L’intonation était celle d’un homme épouvanté. Ce que disait l’antiquaire ne me surprit pas. Ne savais-je pas, depuis un instant déjà, sans avoir besoin de m’en rendre compte, que l’arbre de Léo Stein me poursuivait férocement ?…

« Fuyons, » râla Cornélius.

Je tentai de courir. La peur ligotait mes membres. Je parvins pourtant à avancer d’un pas et glissai sur une chose cylindrique et molle qui s’étira sous mon pied. Ce contact odieux me stimula.

… Et je lançai un regard en arrière. L’aulne s’était déplacé d’une vingtaine de pas. Au milieu de l’allée, je le vis, tel un monstrueux poulpe, se mettre en mouvement et, s’aidant de ses racines déterrées, ramper vers moi dans un lent effort invincible.

« Pourquoi, pourquoi vient-il à nous ? balbutia Cornélius.

– Pourquoi ? et ma voix devint blanche. C’est parce que je suis le fils de Markus le forgeron, l’adversaire de Stein. »
 
 

*

 
 

Fermant les yeux, j’attendis la mort, paralysé que j’étais par l’effroi. Un moment durant, mon cœur ne battit plus. Et soudain, couvrant le fracas de l’orage, un hurlement de folie éclata.

« Oh ! criait le nabot éperdu, regardez… Le chêne a rejoint l’aulne…. Il s’agrippe à lui… Dieu de miséricorde ! ils se battent ! »

Hagard, j’aperçus les géants enlacés qui tanguaient, roulaient et, sous leur lourde masse, broyaient les tombes. Cornélius Lahm était à genoux. Puis un craquement sinistre retentit. Un effrayant vacarme déchira mes oreilles. Une odeur démoniaque tordit ma gorge. Je m’affaissai, évanoui…
 
 

*

 
 

« Vous avez la vie dure, « mein lieber Herr, » constatait avec admiration, deux jours plus tard, mon aubergiste. Quand, après l’orage, on vous a ramené à l’aube, je croyais bien que c’en était fait de vous ! Le sang vous inondait la face et vous étiez comme,mort… Quel orage terrible, « Donnerwetter » ! Songez donc que les deux grands arbres du cimetière ont été arrachés de terre par le vent… On les a trouvés enchevêtrés l’un dans l’autre à cent pas de leur emplacement, et l’aulne était brisé en deux… En somme, vous vous en tirez à bon compte ! Il y a bien cette estafilade, mais Herr Doktor Feucht l’a rudement bien recousue… Ce n’est pas comme cet infortuné Herr Cornélius. Il paraît que jamais il ne recouvrera la raison…

– C’est effrayant, » murmurai-je.

Et je me retournai sur ma couche. J’avais besoin d’être seul, car un dangereux désir naissait en moi, celui de confier mon secret à cet homme et de lui raconter ce qui s’était passé, là-bas, dans les marais de l’Homme Noir…
 
 

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(Marcelle Leitz, in Ric et Rac, n° 170, 11 juin 1932 ; cette nouvelle a été traduite en roumain par Georges Teddy, sous le titre « Ringul Spectrelor, povestire fantastica de M. Leitz, » et publiée dans la revue Realitatea ilustratā, cinquième année, n° 289, 11 août 1932 )